Critique: Julien Gravelle, Les Cowboys sont fatigués


 Couverture

Montréal, Leméac, 2021, 180 p.

I AM A POOR LONESOME NARCO, FAR AWAY FROM HOME…

Dans une autre vie, de l’autre côté de l’Atlantique, le narrateur s’appelait Simon Rosenberg, jeune révolutionnaire dont la bombe et les idéaux utopiques ont explosé prématurément. Mal réglé, son engin a tué des innocents et Simon a fui la France, s’est réfugié au Québec en empruntant l’identité de Christopher Moar, un jeune Amérindien mort prématurément. Il (sur)vit dans un refuge isolé au fond des bois, au bout d’un chemin de débardage, quelque part entre les rivières Mistassini et Ouassiemsca. Ses amis et complices l’appellent Rozie.

Âgé de 58 ans, Rozie traverse une crise existentielle : le cowboy est fatigué, il se désintéresse du monde et de sa course folle. Selon ses dires, il n’en a plus rien à foutre. Grâce à ses talents de chimiste, il survit grâce à son laboratoire avec lequel il produit de la « pinotte », des pilules d’amphétamine vendues dans la région et dans le Sud par ses acolytes. Mais il sent instinctivement que l’heure de la retraite a sonné : « J’étais plus convaincu que jamais que le temps pour moi était venu d’arrêter toute cette merde ». Mais les plans les mieux conçus…

La bande de trafiquants pour laquelle il travaille, et son associé Jos, ont d’autres ambitions : ils veulent se lancer dans la vente de meth, un poison auquel Rozie ne veut pas toucher, même s’il est mesure d’en fabriquer ! Et puis soudain, du jour au lendemain, sa routine est bousculée par deux événements imprévus et fâcheux. D’abord, le retour de Ti-Cul, le fils de Jos, une jeune brute et un fauteur de troubles dont Rozie se méfie. Ti-Cul revient d’Afghanistans où il a eu une formation militaire et son père veut l’intégrer à la business. À cela s’ajoute le meurtre de Bernard, chef de gang, leur répondant dans la Nord, chargé de « watcher la production », et qui assurait la liaison avec les boss du Sud. Comble de malchance, et source de problèmes, Bernard a été abattu par Sherryl Moar, la mère du gamin décédé dont Rozie a emprunté l’identité en toute illégalité… De quoi mettre la puce à l’oreille des agents de la SQ qui ne tardent pas à lui poser quelques questions embarrassantes.

Inquiet, désireux de sortir du guêpier, Rozie va se lancer à la recherche de cette mystérieuse Sherryl qui vient de dangereusement perturber la routine de la gang, une quête pleine de risques, dans les étendues sauvages et froides (on est en plein mois de novembre) du Nord du Lac St-Jean.

Un peu statique au début (mais jamais inintéressante… bien au contraire !) l’intrigue trouve un rythme plus dynamique dans la deuxième partie, avec quelques péripéties surprenantes menant à un dénouement, inédit pour ce type de récit, mais bien dans la logique du personnage principal.

Les Cowboys sont fatigués, de Julien Gravelle, est un chouette roman noir « régionaliste » (un peu dans la veine de ceux publiés par Héliotrope) qui nous fait traverser le miroir pour pénétrer dans l’envers du décor. Genre relativement peu pratiqué par les auteurs québécois (il y a des exceptions) qui lui préfèrent généralement le récit d’enquête, le roman noir explore le monde du crime de l’intérieur. Ici, c’est une galerie de ratés, de petits malfrats, de motards ambitieux (sans les moyens de leurs rêves), de trafiquants, de paumés, et de trous de cul de première classe, évoluant dans des décors souvent minables (bars miteux, villages décrépits, carcasses de vieux bazous déquenchés, etc.) qui contrastent avec la grandeur et la sauvagerie des paysages dans lesquels se déroule l’action.

Tout ça est servi par une langue foisonnante, au ton juste, une écriture agile adaptée au style rugueux du roman noir, à la langue joualisante des protagonistes et du narrateur, mais aussi à la poésie des paysages. D’origine française, solidement intégré dans la région, l’auteur a su éviter les pièges des sottises vargassiennes (les initiés comprendront l’allusion) pour que tout cela sonne juste, authentique. Bref, un roman assez bref, mais qu’on ne lâche pas une fois happé par la prose vivace et l’humour grinçant de son sympathique cowboy fatigué !

Note: 4/5

Norbert Spehner