Paris, Calmann-Lévy (Noir), 2021, 346 p.
L’homme qui nettoie et la chasseuse de mouches
À première vue, en lisant ce titre, on pourrait être tenté de croire qu’il s’agit d’un conte, non? On est pourtant bien loin du récit pour enfants, avec ces personnages tirés du roman Je suis l’abysse, du populaire auteur italien Donato Carrisi, celui-là même qui nous a offert Le Chuchoteur, La Maison des voix, etc. Carrisi a l’habitude de nous proposer des univers d’une redoutable efficacité et sombres à souhait, et il tient ses promesses une fois de plus.
L’homme qui nettoie et la chasseuse de mouches, donc, ce sont les personnages principaux du polar Je suis l’abysse. C’est ainsi que les désigne l’auteur, jamais par leurs prénoms, les dépersonnalisant complètement, installant de prime abord une sorte de distance un peu froide entre eux et le lecteur, qui finit pourtant par se laisser prendre au jeu et par suivre leurs aventures avec beaucoup d’intérêt, voire même, étonnamment, souvent avec compassion.
L’homme qui nettoie a eu une enfance terrible, avec une mère d’une grande dureté. Il a été maltraité, blessé, abandonné. Devenu adulte, cet homme est fasciné par les femmes blondes. Il est éboueur et utilise le contenu des poubelles pour analyser la vie des femmes qui habitent seules et faire le plein d’informations sur elles: si elles reçoivent ou sont complètement isolées, si elles boivent, à quels endroits elles se tiennent selon leurs factures, etc. Vous ne verrez plus vos poubelles du même œil! Une vague de disparitions sévit dans le coin du lac de Côme, où habite cet homme, justement… Des femmes s’évanouissent dans la nature sans plus donner signe de vie. Des femmes blondes…
En parallèle, on découvre aussi l’histoire de la chasseuse de mouches, une femme qu’on devine avoir été bouleversée de façon incroyable cinq ans auparavant. Depuis, elle a tout abandonné: travail, famille, vie sociale, loisirs… Elle consacre son existence à tenter de sauver les victimes de violence conjugale.
L’homme qui nettoie est d’une précision redoutable. Il est organisé et veille à ne pas commettre d’erreurs, vivant dans une solitude totale, dans l’indifférence générale. En fait, les gens ont à peine conscience qu’il existe, il réussit pratiquement à se rendre invisible. Ça fonctionne assez bien pour lui, jusqu’à ce que son chemin croise celui de la chasseuse de mouches…
Je n’en dis pas plus, sinon que ce roman porte essentiellement sur le poids du passé, sur les traces qu’il laisse, sur sa façon d’influencer ce que chacun devient. Donato Carrisi tisse habilement son récit: il y a beaucoup de non-dit au départ, de sous-entendus, puis peu à peu il nous livre les informations et nous raconte de manière précise – et souvent même cruelle – l’histoire de ces personnages brisés. Il en résulte un récit troublant, prenant, à la fois d’une grande tristesse et d’une grande efficacité.
Martine Latulippe