Paris, Robert Laffont, 2020, 576 p.
Dan Simmons est un auteur particulier. Il touche à différents genres (science-fiction, horreur, policier, espionnage, aventure) avec un goût marqué pour l’Histoire (avec un grand H). Depuis la parution de son premier roman en 1985, Le Chant de Kali, il alterne l’excellente (voire le cultissime) comme Les Cantos d’Hypérion, Nuit d’été ou Terreur et le hautement oubliable comme Les Feux de l’Éden, voire même, dans une moindre mesure, Les Fils des ténèbres, Abominable et Flashback.
Bref, on ne sait jamais, d’un livre à l’autre, à quoi s’attendre.
Avant d’aborder Le Cinquième Cœur, mes deux plus récentes lectures de l’auteur étaient Terreur (à mon sens l’un des meilleurs romans d’horreur de la dernière décennie) et Abominable (un livre fascinant sur les pionniers de l’alpinisme… avec une histoire décevante, trop longue à mettre en place et qui plonge vers le trois quart dans le récit d’espionnage)
J’ai donc entrepris Le Cinquième Cœur avec un mélange d’espoir et d’appréhensions.
Le menu était pourtant alléchant. Nous sommes en 1893. Sherlock Holmes, qui n’est pas décédé aux chutes de Reichenbach se fait maintenant passer pour un explorateur norvégien du nom de Jan Siegerson. On le retrouve alors qu’il empêche Henry James de se suicider à Paris. Ensuite, le célèbre détective entraîne le non moins célèbre auteur dans une de ses enquêtes. Direction l’Amérique pour découvrir le mystère autour de la mort de Marian Hooper Adam, une amie de James disparue quelques années plus tôt. Tout semble pointer vers un suicide, d’autant plus que la dame souffrait de mélancolie permanente. Pourtant, chaque année, à l’anniversaire de son décès, ses proches reçoivent un message disant qu’elle a été assassinée.
Cela dit, cette enquête n’est qu’un écheveau dans un plan plus large alors que des anarchistes et des communistes veulent renverser le pouvoir autant en Amérique que dans d’autres grandes nations. L’un des points d’orgue de cette machination : l’assassinat projeté du président des États-Unis pendant l’inauguration de l’Exposition universelle à Chicago. Pour Holmes et Watson – pardon, James –, le compte à rebours est lancé.
Et, en trame de fond, une pensée obsède Sherlock Holmes. En effet, il cohabite avec Arthur Conan Doyle, l’agent littéraire de Watson. Les nouvelles du détective paraissent dans la presse et Holmes se questionne sans cesse à savoir s’il est lui-même réel ou un être de fiction. Cette appréhension va suivre le personnage pendant tout le récit. Par contre, ce n’est pas nécessairement un élément central de l’œuvre. Ce roman touffu pose donc un problème de classification. Nul doute qu’il appartient au genre policier. Tout dépendant de la réponse à l’interrogation, ce livre peut (ou non) intégrer le corpus fantastique. À moins que le simple doute ne soit suffisant pour son inclusion.
On retrouve dans ce bouquin les qualités et, malheureusement, les défauts d’Abominable. Il y a d’abord un travail de recherche incroyable sur l’époque. On sent que l’auteur s’est documenté pour bien rendre la période historique. D’ailleurs, cette analyse des mœurs de l’Amérique de la fin du 19e siècle est probablement l’élément marquant du roman. Simmons jette un regard critique sur ce qui fait la grandeur – et la misère – de cette Amérique qui se remet à peine de la Guerre de Sécession. Par Henry James, il aborde l’homosexualité, le rapport de l’artiste à son œuvre, l’équilibre entre besoins de créer et celui de vendre. D’ailleurs la psychologie du plus anglais des auteurs américains de l’époque est fouillée. Malheureusement, cet omniprésent volet historique devient lourd. Par moment, on a l’impression que Simmons se sent obligé de tout dire, dans le moindre détail. La mise en place est, par conséquent, interminable.
Les personnages principaux n’aident pas la cause puisque le récit est porté par deux individus analytiques auxquels on peine à s’attacher. Habituellement, quand on a un duo improbable avec deux êtres que tout oppose, le contraste de caractère offre un effet saisissant. Ce n’est pas le cas ici. Heureusement, quelques personnages secondaires, parfois des figurants, haut en couleur permettent de sauver la mise (mention honorable à Samuel Clemens, mieux connu sous le nom de Mark Twain).
L’enquête proprement dite est intéressante. Par contre, elle souffre de nombreuses longueurs, ce qui fait en sorte qu’elle ne devient jamais (ou presque) palpitante. Si, dans l’ensemble l’écriture est parfaitement maîtrisée, il y a deux cassures importantes… et inutiles. À deux occasions, le narrateur se sent obligé d’expliquer des choses au lecteur et les changements de point de vue manquent d’harmonie.
Malgré ces propos durs, ce livre n’est pas dénué de qualité. Simmons a une plume précise, incisive. Il a un don pour dresser une scène, une ambiance, en quelques touches subtiles, comme un peintre. Il parvient avec brio à faire cohabiter personnages historiques et fictifs. C’est juste dommage qu’il passe plus de temps à montrer les mœurs de la bourgeoisie de l’époque au détriment de l’enquête. On a l’impression que l’intrigue se perd dans tous ses soupers et événements mondains.
Pour les amateurs de Sherlock Holmes, Le Cinquième Cœur risque de laisser un sentiment mitigé. Autant, à bien des niveaux, le récit respecte les canons du genre, autant l’auteur s’est permis certaines libertés. Personnellement, je n’ai pas de problème avec la réinvention de la jeunesse des frères Holmes, toutefois je ne suis pas sûr que tous les lecteurs seront aussi cléments. De plus, Simmons, par la voix d’Henry James, se montre très critique sur l’œuvre de Conan Doyle en relevant ses erreurs et incohérences. Si cela amène des scènes plus légères (qui sont les bienvenues dans ce roman plus cérébral), les tentatives d’explications et de récupérations offrent un autre temps d’arrêt dans notre enquête.
Cela dit, sous les propos parfois durs, on sent que Simmons éprouve un amour réel pour ces vieux récits surannés. D’ailleurs, certains passages relèvent du pastiche et, paradoxalement, certains des défauts que l’on peut reprochés aux aventures du célèbre détective londonien sont bien présents dans Le Cinquième Cœur. On s’entend, des histoires de Sherlock Holmes par des auteurs modernes, ce n’est pas ce qui manque. Et, malheureusement, celui-ci ne se démarque pas du lot.
Malgré des qualités bien réelles, le mot qui me vient en tête lorsque je repense à ce roman est décevant. Les trop nombreuses longueurs empêchent de profiter pleinement de ce que la couverture du livre annonce comme l’énigme du siècle. Dommage !
Pierre-Luc Lafrance