Montréal, Druide (Reliefs), 2018, 400 p.
Memento mori
Afin de diversifier sa clientèle, l’antiquaire Alexandre Jobin a réaménagé une partie de sa boutique en galerie d’art. Quand Millette, un confrère, lui offre d’exposer des œuvres qui dorment dans sa réserve, Jobin ne voit pas de raisons de refuser. Et, de fait, l’une de ces œuvres, celle du peintre catalan Jordi Carvalho, se vend rapidement et à bon prix. Ce que Jobin ignore, c’est que l’acheteur agit en sous-main pour un caïd de la mafia russe à Montréal, Chukaliev, membre du fameux Cercle que Pavie Parenteau, la fille de l’antiquaire, a défié dans un passé récent. Or, à l’occasion d’une descente au repaire de Chukaliev, la police saisit les biens du caïd et les fait expertiser… ce qui permet de découvrir que les Carvalho sont des faux. Chukaliev n’est pas content… Un cocktail molotov lancé dans la vitrine de la boutique blesse gravement l’adjointe de Jobin, tandis que Millette, l’antiquaire qui avait fourni le Carvalho, est assassiné. Alexandre Jobin est encore dans les emmerdes jusqu’au cou, au grand dam du lieutenant-détective Latendresse, qui n’a pas l’intention de laisser l’antiquaire lui glisser encore entre les doigts.
Je n’ai pas suivi les enquêtes d’Alexandre Jobin depuis le début, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agit d’une valeur sûre. Les romans d’André Jacques reposent autant sur la complexité de l’intrigue que sur la qualité des personnages. Même les méchants sont vrais, aucun n’est accessoire ; le moindre homme de main existe, le moindre vendeur dans une boutique, même le concierge d’un immeuble à Barcelone : personne ne sort d’un placard pour servir les besoins de l’auteur, tous possèdent une dimension réelle.
L’intrigue n’a rien de linéaire, elle est tortueuse et imprévue comme les ruelles d’une vieille cité. Si l’action démarre à Montréal, elle se déplace rapidement en Europe quand Jobin se lance à la recherche du peintre Carvalho, qui traîne son lot de drames et de mystères.
André Jacques est du genre à effectuer de sérieuses recherches quand il construit une intrigue. Le décor existe tout autant que les personnages. On se lance avec Jobin dans l’exploration de Barcelone, on découvre sa langue, le catalan qui n’est pas l’espagnol qu’on nous a enseigné à l’école. D’ailleurs, vu les événements récents survenus dans cette « province séparatiste », on éprouve quelque sympathie envers les Catalans. Et le Paris où Carvalho s’est réfugié est, avec ses collines et ses rues en escalier, presque aussi « exotique » que Barcelone.
Le monde de l’art est à la fois partie de l’intrigue, du décor et des personnages. Le travail de Carvalho, tout fictif que soit le peintre, est bien décrit, bien expliqué. Dommage que ni l’artiste ni ses œuvres ne soient réels. Et cela nous permet, au passage, de voir le repaire d’un mafieux avec le regard d’une experte en évaluation d’œuvres d’art…
Soulignons que, encore une fois, ce thriller possède une dimension terriblement humaine. Ce qui frappe, c’est l’opposition entre l’extrême violence des crimes dont il est question et la douleur profonde vécue par les protagonistes. Alexandre Jobin est un personnage extrêmement complexe, rongé par la douleur tant physique (les blessures anciennes et nouvelles) que morale – ce passé qui le hante avec les horreurs vécues en Bosnie et les deuils imposés par la vie. C’est un homme sensible mais pas sans défauts, que ce soient l’abus d’alcool ou ses incartades sexuelles alors même qu’il se languit de Chrysanthy.
Pavie est un personnage aussi compliqué que son père : ancienne tueuse adepte du sourire sicilien, elle s’est transformée en espèce d’ange gardien pour Jobin, un ange pour le moins noir et qui, pourtant, servira la justice immanente.
Aucun manichéisme dans ce récit, la souffrance est partout, même chez Moth Monfette, cloué à un fauteuil roulant par les bons soins de Pavie. Quant aux femmes aux yeux cernés du titre, cela renvoie autant à la malheureuse esclave sexuelle arrachée à Chukaliev, qu’à Isolda (elle aussi arrachée au Russe) – Isolda, la muse de Carvalho que sa mère adoptive accuse d’avoir tué. Sans oublier Isabelle, la jeune assistante de Jobin profondément brûlée, et Françoise, son épouse décédée.
Bref, Ces femmes aux yeux cernés, ce sont toutes les femmes, ordinaires ou non, que la vie déchire. Voici un roman qui porte sur les blessures qui ne guérissent jamais vraiment, quoi qu’on fasse.
Francine Pelletier