Encore dans la mire 9

Encore dans la mire

de Stanley Péan, Jean Pettigrew, Bärbel Reinke, Norbert Spehner, François-Bernard Tremblay

Exclusif au supplément Internet (Adobe Acrobat, 1 515Ko) d’Alibis 9, Hiver 2004

Des macchabées pour l’empailleur

[Couverture]Plus je lis de romans policiers, plus je constate des différences marquées entre la production américaine et celle des auteurs européens. (Les Anglais, une fois de plus, sont un cas à part…) Pour simplifier (la question mériterait d’être débattue longuement), je dirai qu’en général les auteurs américains, grands producteurs de thrillers, privilégient l’extraordinaire avec force rebondissement, coups de théâtre, fausses pistes, vrais/faux coupables, récits entremêlés, etc., alors que les Européens préfèrent l’ordinaire, le quotidien, ils ont une approche plus réaliste, plus terre à terre. Évidemment, cela donne des romans qui sont souvent moins rythmés, moins « thrillants », moins « fabriqués » aussi, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient moins intéressants, bien au contraire.

C’est le cas de L’Empailleur , le premier roman de Luca di Fulvio à paraître dans la Série Noire. C’est une histoire de tueur en série, mais pas vraiment un thriller : c’est aussi autre chose, beaucoup d’autres choses. Ça pourrait s’intituler « Les temps sont durs pour l’inspecteur Amaldi ». Qu’on en juge…

Quand celui que l’on va nommer « L’empailleur » fait ses premières victimes, il y a une grève des éboueurs qui complique la vie de tout le monde, y compris celle des flics. Ensuite, Amaldi reçoit un appel à l’aide d’une belle étudiante persécutée par un maniaque du téléphone, des documents sur un incendie important disparaissent et l’agent Ajaccio est hospitalisé avec une maladie mortelle. Tout cela a l’air bien disparate et, dans un premier temps, il est à peu impossible de rendre compte de tout ce qui arrive.

Puis, tranquillement, au fil des pages, avec un rythme de sénateur, Di Fulvio tisse sa toile, relie tous ces éléments et nous entraîne à la suite de cet inspecteur Amaldi, un flic à l’européenne qui va en voir de toutes les couleurs. Car son adversaire est un homme très intelligent. On devine assez vite qui est cet empailleur, mais cela n’enlève rien à l’intérêt de cette histoire complexe.

Le seul défaut de ce livre, c’est que la narration manque un peu de nerf par moments, on a l’impression que les choses traînent, mais n’est-ce pas comme ça que les choses se passent réellement dans une enquête de ce type : de grands moments de calme où on fouille des dossiers, on décode, on parcourt des listes, on interroge des dizaines de témoins (souvent en vain…), puis des moments de tension, de danger, et une course contre la montre finale où l’auteur nous prouve toute sa maîtrise du genre.

Un auteur à découvrir… (NS)

L’Empailleur
Luca Di Fulvio
Paris, Gallimard (Série Noire), 2003, 353 pages.

Plus maniaque que ça, tu deviens psy…

[Couverture]Bizarre, vous avez dit bizarre… ? Je ne le souhaite à personne, mais nous avons probablement tous un Jean Raizaud dans notre entourage. Un type maniaque (c’est peu dire !) dont l’horaire quotidien est réglé comme du papier à musique. Chaque jour ressemble au précédent, heure par heure, minute par minute. Tout est ritualisé à l’extrême et le moindre accroc à cette routine infernale fait que le malheureux est « déstabilisé », une expression qu’il va employer souvent dans cette histoire dingue où le « héros » tient un journal de ses moindres faits et gestes. Il me rappelle, toutes proportions gardées, le personnage principal du roman de Patrick Süskind, Le Pigeon . L’univers feutré, minuté, le cocon de Raizaud (un nom emprunté au roman Vipère au poing d’Hervé Bazin. Attention : indice pour lecteurs cultivés…) va être pulvérisé quand il sera accusé (à tort) du meurtre de son père. Par la suite, il décide de supprimer (par la pensée) un certain nombre de gêneurs, de gens qui, par leurs paroles ou leurs actes, lui apparaissent comme des persécuteurs. Le problème, c’est que chaque fois qu’il souhaite la mort de quelqu’un, il le note aussi dans son journal. Et quand la personne meurt effectivement (jamais de sa main), il est persuadé qu’il possède des dons psychiques… La justice, elle, voit la situation d’un autre œil.

Tout cela donne un petit (153 pages) roman tordu qu’il est difficile de lâcher, même si le personnage principal, dont nous lisons les extraits de carnets, est pour le moins singulier et impossible. C’est à travers son esprit de maniaque que nous prenons conscience du piège machiavélique, de la toile qui est en train de se tisser pour mieux l’enserrer, l’étouffer. Qui manigance tout cela? C’est là, me semble-t-il que l’auteur a pris un risque avec ses références à l’œuvre de Bazin, même si par ailleurs le dénouement reste prévisible (il n’y a que très peu de personnages).

Bref, un de ces drames psychologiques étouffants, mais efficaces en diable, dont les auteurs français surtout (ou les Anglais) ont le secret. Michèle Rozenfarb est psychanalyste. Les maniaques, elle connaît! Après Chapeau! et Vagabondages, L’Homme encerclé est son troisième roman à paraître dans la Série Noire. (NS)

L’Homme encerclé
Michèle Rozenfarb
Paris, Gallimard, (Série Noire), 2003, 154 pages.

Quand on est pro, on est pro !

[Couverture]Alors que la Compagnie des glaces est en train de se faire mettre en case avec la récente sortie des premières bandes dessinées (automne 2003 chez Jotim-Dargaud) et que la nouvelle époque de ce même univers (qui comprend près de 90 romans) paraît, au Fleuve noir, au rythme étonnant d’un livre de 280 pages tous les deux mois, les polars de Georges-Jean Arnaud sont aussi réédités au Masque dans la collection « Les Intégrales ». La petite plaquette qu’il présente ici n’a rien d’habituelle, mais l’atmosphère qui s’en dégage n’est pas sans rappeler des titres à succès comme Noël au chaud ou Afin que tu vives.

Claire Dejean ne sait trop comment réagir : depuis que les bulldozers ont commencé à creuser le terrain vague d’en face, le téléphone n’arrête plus de sonner et les visiteurs affluent à sa porte. Simon, son fils, qui donnait des nouvelles de manière sporadique, vient de la munir d’un téléphone cellulaire et il appelle plusieurs fois par jour pour s’enquérir des travaux d’excavation. Si ce n’était que ça… La vieille Augusta Merval, avec qui elle était brouillée depuis des années, vient prendre le petit-déjeuner tous les matins depuis que les bulldozers ont commencé leurs activités. Cette dernière est la mère d’Élodie, l’ex petite amie de Simon, celle qui a mystérieusement disparu après leur séparation. Pour les deux vieilles, la terre remuée du terrain vague ravive des souvenirs et des cicatrices bien enfouis, mais que ramènera-t-elle vraiment à la surface?

Même si sa participation au genre a relativement diminué depuis quelques années, le grand Arnaud n’a pas abandonné le polar. Avec cette petite plaquette d’à peine une soixantaine de pages, il garde le lecteur en alerte jusqu’à la chute finale. L’atmosphère est lourde et la guerre des nerfs que se livrent les deux femmes est insoutenable. C’est un petit roman (novella) bien écrit même si c’est un peu court, mais on dévore le texte d’une seule traite. Rarement l’auteur, qui a peu touché à la nouvelle, nous a-t-il présenté d’aussi courts textes. Il s’agit, en fait, d’une commande de la maison d’édition Éden, spécialisée dans les beaux livres, et qui trie sur le volet ses auteurs qui sont là sur invitation dans cette collection de petits romans noirs qui compte déjà bon nombre de grands noms dont Daeninckx, Demouzon, Andrevon… et maintenant Arnaud. (FBT)

Les Gardiennes
Georges-J. Arnaud
Éden productions (Édenfictions), 2003, 60 pages.

Un nid de questions

[Couverture]Deborah Saint James est-elle vraiment le personnage central du douzième roman d’Elizabeth George, Un nid de mensonge ?

Guy Brouard, un millionnaire qui, malgré ses soixante-neuf ans, nage tous les matins dans les eaux glacées de la Manche, est trouvé mort sur la plage, une pierre enfoncée dans la gorge. Une amie de jeunesse de Deborah Saint James, China River, est accusée de ce meurtre sordide par la police de Guernesey. Deborah, aidée par son mari, s’empresse d’enquêter sur ce meurtre. Comme tout lecteur fidèle d’Elizabeth George le devine déjà, ce sera lui le véritable enquêteur. Très bien. C’est la manière de George.

À ma grande déception, après ce coup d’envoi assez prometteur, la trame policière est cependant laissée en plan afin de faire place à une étude approfondie de la psyché du couple Saint James et des rapports fraternels entre Guy Brouard et Ruth, sa sœur aînée, d’une part, et de China River et de son frère Cherokee, de l’autre. Guy et Ruth font partie de ce lot d’enfants juifs qui ont survécu à l’holocauste grâce à l’accueil de familles anglaises. Si Ruth a vécu pour son frère cadet toute sa vie, lui, bien qu’il ait été un frère fidèle, fut plutôt un homme volage qui ne s’est rien refusé dans la vie: il a eu beaucoup de femmes et a toujours été attiré par les très jeunes, ce qui implique que les pères et frères de ces jeunes femmes apparaissent comme une mine de coupables potentiels, sinon probables, du meurtre… mais l’auteure ne l’entend pas de cette oreille-là. Quant à China River et Cherokee, ils arrivent de Californie et ont des rapports difficiles. Ils partagent une mère qui a toujours préféré l’engagement pour toutes sortes de causes militantes à son rôle maternel. S’ils n’ont pas le même père, tous deux se ressemblent quant à leur inaptitude à intégrer le rôle de leur père respectif dans leur vie.

Bref, c’est à se demander si ce n’est pas le voyeurisme ambiant (psycho-réalité à la place de la si chic télé-réalité) qui pousse Elizabeth George à entrer dans ce genre d’introspection. Dans un roman de littérature générale, le parallélisme des deux rapports frère-sœur serait sûrement très intéressant à exploiter, mais dans un polar, le lecteur espère autre chose. Comme du suspense, par exemple. Elizabeth George aspire-t-elle (tout comme Ruth Rendell dans ses derniers romans) au statut de « littéraire »? Ce n’est pas la place pour déclencher une discussion sur le mépris que certains auteurs du genre portent sur eux-mêmes, mais cette idée a quand même effleuré mon esprit tout au long de ma lecture.

Néanmoins, si les trois cents premières pages avancent difficilement et sans qu’on sache trop où l’intrigue nous entraîne, les deux cents dernières se lisent d’une traite : enfin, le suspense est au rendez-vous et la conclusion, somme toute, surprend par son aspect imprévisible.

Malgré ce final, Un nid de mensonges est un polar plutôt raté, alors que Deborah Saint James est quelque peu laissée sur la paille par sa créatrice, et donc seuls les inconditionnels d’Elizabeth George y trouveront leur compte. (BR)

Un nid de mensonges
Elizabeth George
Paris, Presses de la Cité, 2003, 527 pages.

Cavoure tapi… et restes-y !

[Couverture]Alain Cavenne, pseudonyme d’Alain Gagnon, a créé le personnage Alain Cavoure en 1994 alors qu’il se commettait pour la première fois avec L’Art discret de la filature . C’était chez Québec Amérique, dans la défunte collection Sextant, qui nous vaut aujourd’hui d’avoir les éditions Alire et nous les en remercions bien bas. Cavenne récidive avec son quatrième roman, Cavoure tapi , son deuxième polar dans lequel on retrouve avec grand plaisir (sic !) son détective Alain Cavoure.

Alain Cavoure, un ancien employé de l’Institut Arsène-Fleury devenu détective privé, est engagé par ses anciens employeurs pour mener une enquête sur l’important projet de recherche: Petronia. Il s’agit en fait d’une bactérie dévoreuse de pétrole pour contrer rapidement les marées noires. D’autres laboratoires de recherche à travers le monde sont intéressés par le projet et la course aux brevets est lancée. Des chercheurs pourraient être tentés de traverser la clôture pour de bonnes sommes d’argent et Cavoure doit remettre son rapport sur des fuites qui auraient pu avoir lieu. Dès le début de l’enquête, Cavoure se fait intercepter par deux tueurs à gages qui envisagent d’aller mettre un terme à la vie du privé, en plein bois. Cavoure prend la fuite, mais blessé, une balle dans l’épaule, il perd connaissance près de chez Marianne, une âme charitable qui recueillera le détective en bien piteux état. Quelle chance ! La dame est une ancienne infirmière et elle apportera tous les soins nécessaires à Cavoure afin qu’il puisse reprendre le collier et boucler rapidement son enquête afin que le nouveau couple qui s’est créé puisse consumer leur amour.

J’avais réellement hâte de voir la progression de Cavenne, surtout qu’il aurait été un auteur remarqué (4e de couverture) pour ses deux derniers romans, mais d’entrée de jeu, l’avertissement à l’auteur, placé en liminaire du livre, est plutôt navrant : on y apprend toutes les doléances de Cavenne envers l’Institut Armand-Frappier parce qu’il n’a pas pu utiliser le nom de l’institution dans le roman… et puis après… ça rime à quoi ? Le roman démarre assez bien, mais l’humour de l’auteur et les vieilles blagues qu’il propose au lecteur sont mauvaises : les jeux de mots tombent à plat, les métaphores sont convenues, les petites images poétiques déclamées par le narrateur ne cadrent pas du tout avec le ton. S’ajoute à tout cela, au chapitre 7, l’emploi de procédés narratologiques douteux où il semble être permis que la narration change de point de vue en plein milieu d’un paragraphe, et plusieurs fois par la suite dans le même chapitre. Comment un narrateur à la première personne peut-il raconter des événements qui se déroulent autour de lui alors qu’il est en plein sommeil ? En plus, la volonté qu’a Alain Cavenne à ne rien vouloir raconter d’intéressant et à tomber dans des définitions et des explications scientifiques qui ne servent le texte en aucun cas n’arrangent certainement pas le plaisir du texte, pour reprendre l’expression de Roland Barthes.

Pour le reste, le roman est moralisateur et le monsieur a toutes sortes de préjugés ridicules contre la cigarette, Guy Bertrand, Stéphane Dion, Jean Chrétien, etc. Bref, Cavoure tapi est un roman qui aurait gagné à être beaucoup plus encadré. C’est soporifique au possible et ça rejoint pas mal en cela le roman de 1994 qu’était L’Art discret de la filature . (FBT)

Cavoure tapi
Alain Cavenne
Québec, L’instant même, 2003, 321 pages.

Salade russe !

[Couverture]Je suis mort hier est le quatrième roman d’Alexandra Marinina à paraître en traduction française. Cet ancien lieutenant de la police de Moscou, très populaire en Russie, a écrit dix-sept polars dont plusieurs mettent en scène l’inspectrice de la milice de Moscou, Nastia Kamenskaïa, aidée ici par son amie Tatinia Obraztsova, juge d’instruction, plus connue sous son pseudonyme de Tatiana Tomilina, auteur de romans policiers à succès. Le titre est aussi la première phrase du roman, partiellement raconté à la première personne par Alexandre Oulanov, hôte d’un talkshow télévisé, qui vient de comprendre que sa femme a engagé un tueur à gages pour le liquider. Peu avant, le patron de son émission et une journaliste ont été tués dans l’explosion de leur voiture. Pour compliquer encore davantage une situation qui l’est déjà pas mal, une député de la Douma est assassinée à son tour. À partir de là, il est difficile de rendre compte des nombreux méandres d’une histoire complexe où trois affaires, en apparence indépendantes, ont en fait des liens importants.

Ce qui ne facilite pas la lecture de ce roman par ailleurs tout à fait fascinant, ce sont les noms des protagonistes. Non seulement il faut un sacré effort de concentration pour retenir les noms de la multitude de personnages mais, en plus, les Russes ont plusieurs noms ou plusieurs manières de nommer les mêmes personnes d’où une impression de vertige… On finit par s’y habituer, mais il faut constamment être vigilant. À travers cette histoire, on découvre un peu la Russie d’aujourd’hui, ses forces de police, la corruption de certains milieux, les trafics d’influence.

Comme Tatiana Machinchoseskaïa est aussi romancière, il y a parfois des considérations intéressantes sur le roman policier, sa valeur littéraire, le snobisme des élites, l’intérêt du public et toutes ces sortes de choses passionnantes qui alimentent les colloques, les congrès de fans ou les pages des revues littéraires spécialisées.

Malgré les obstacles (intrigue très complexe, personnages trop nombreux, noms impossibles), je n’ai pas pu m’empêcher de terminer la brique car l’auteur sait relancer l’intérêt.

Quelques réserves… Ça manque un peu de passion, de chaleur et il y a malheureusement, à la fin, un de ces coups de téléphones qui arrivent à point nommé pour devenir un coup de théâtre dont on se serait bien passé. J’ai de plus en plus de mal à accepter l’heureuse intervention du hasard dans des affaires criminelles complexes. Ça donne malheureusement l’impression que l’auteur, s’étant piégé, fait appel à la providence pour le tirer de là. Ce qui n’est pas très fair play , n’est-ce pas mon cher Watson? (NS)

Je suis mort hier
Alexandra Marinina
Paris, Seuil (Policiers), 2003, 379 pages.

Quand la cloche cloche…

[Couverture]Pour une grande majorité de lecteurs, Herbert Lieberman est avant tout l’auteur de Nécropolis, polar remarquable qui, dans les années soixante-dix, les introduisait pour une première fois dans l’univers extrêmement glauque et fascinant d’un médecin légiste de New York. Or, Le Vagabond de Holmby Park est, si je compte bien, le douzième roman de Lieberman traduit en français et, encore une fois, Lieberman nous propose une histoire qui, comparée à son chef-d’œuvre, laisse un peu à désirer. Et c’est malheureux de dire cela ainsi car, pour tout autre auteur qui n’aurait pas un « classique » à son actif, on aurait tendance à parler, dans ce cas-ci, d’une belle prestation, voire même d’un tour de force.

De fait, l’idée de base est audacieuse : faire mener une enquête par un retardé mental, un itinérant qui hante Holmby Park, un espace de verdure perdu en plein Los Angeles. C’est là que Dingo, sans le vouloir et sans trop comprendre ce qui se passe, assiste au viol et au meurtre d’une jeune femme qui, dans son esprit perturbé et amnésique, devient aussitôt la personnification de sa sœur. S’imaginant Sherlock Holmes ou Miss Marple, perdu dans ses souvenirs épars et incapable de s’exprimer correctement, Dingo, à partir d’un simple tube de rouge à lèvres, part à la recherche de son hypothétique sœur alors que, derrière lui, le gang des Verrouilleurs tente de tuer le seul témoin du drame.

Pour le lecteur, cela se présente ainsi : d’un côté, il y a la trame de Dingo, écrite à la première personne, ce qui lui permet de plonger littéralement dans l’esprit totalement « à côté de la traque » de ce pauvre désinstitutionnalisé amnésique ; de l’autre, il y a celle, plus terre à terre et écrite à la troisième personne, qui rend compte de ce qui se passe vraiment autour de Dingo et met en scène l’enquête des policiers qui, même si cela leur prend un temps énorme, finissent par croire ce que leur raconte ce pauvre freak de la rue et par comprendre que tout ça n’est pas un tissu d’élucubrations, mais bien de précieuses informations qui pourraient leur permettre de démembrer un groupe criminel passablement difficile à coincer, les fameux Verrouilleurs (le gang est appelé ainsi parce qu’il est dirigé par le propriétaire d’une serrurerie).

Alors, pourquoi parler de demi-réussite ? Eh bien parce que si l’idée est effectivement audacieuse, le résultat final, lui, tend à montrer qu’il n’est pas si facile que ça de nous faire passer d’une trame à l’autre – je devrais plutôt dire d’une « réalité » à l’autre – sans que l’une ou l’autre ne souffre de la comparaison. Car la réalité de notre clochard, extrêmement étriquée et sans ressources, ne peut qu’être traitée en redondances et en boucles et en imprécisions au détriment de l’enquête, ce qui nous donne inévitablement des longueurs (qui, faut-il le préciser, ne sont pas des défauts narratifs mais bien des données incontournables de l’esprit de Dingo), alors que, du côté de la narration plus conventionnelle de la réalité des policiers, on ne s’attarde guère sur la psychologie des acteurs pour se concentrer plutôt sur la mécanique infernale de la vie policière et son efficience – ou non efficience, selon le cas – (et c’est pourquoi cette trame est à la troisième personne).

Or, les passages incessants d’une trame à l’autre montrent justement les faiblesses de l’une et de l’autre : le manque de suspense de celle à la première personne, le manque de psychologie de celle à la troisième personne. Difficile alors de prendre un vrai plaisir de lecture et, encore une fois, disons que c’est la principale raison qui fait qu’on a un sentiment de déception et de demi-réussite qui nous reste en mémoire une fois le livre fermé.

Malgré tout, Le Vagabond de Holmby Park n’est pas un mauvais livre, mais plutôt le fruit du pari extrêmement audacieux de son auteur, celui de donner la parole à ceux qui, trop souvent dans notre « réalité », ne l’ont jamais. Ne seraitce que pour ça, il faut saluer la tentative de Lieberman. Et peut-être relire Nécropolis… (JP)

Le Vagabond de Holmby Park
Herbert Lieberman
Paris, Seuil (Policiers), 2003, 379 pages.

Exhumation d’une légende

[Couverture]Avec le succès d’auteurs comme Patricia Cornwell ou son émule américano-montréalaise Kathy Reichs, on s’étonne guère de voir émerger la figure du médecin-légiste comme un nouvel archétype de la littérature policière. En ce sens, on peut dire que Wilfrid Derome, expert en homicides , l’excellente biographie que vient de consacrer le romancier Jacques Côté à ce pionnier de la médecine légale et des sciences judiciaires tombe à point. Il faut dire que chez Alibis , on guettait la sortie de cet ouvrage, couronné par le Grand Prix La Presse de la biographie, avec d’autant plus d’intérêt qu’il est presque né en ces pages. En effet, doit-on rappeler que Côté, auteur de deux polars dont le plus récent ( Le Rouge idéal, Alire 2002) a mérité le prix Arthur-Ellis volet francophone cette année, avait publié dans notre premier numéro un article visant à raviver le souvenir de cette figure méconnue de l’histoire québécoise?

Fondateur du premier laboratoire de médecine légale en Amérique du Nord, Wilfrid Derome aura en quelques années de carrière laissé une marque indélébile sur la pratique de sa profession. Vedette médiatique à son époque, Derome jouissait d’une renommée qui dépassait largement les frontières de la province de Québec, ainsi qu’en témoignait d’ailleurs la préface qu’avait signée Victor Balthazar, expert en balistique et ancien professeur de Derome, à son ouvrage fondateur Expertise en armes à feu . Encensé de son vivant par tous ses contemporains du domaine des sciences judiciaires, Wilfrid Derome entretenait d’excellents rapports avec les grands bonzes de son champ d’activités, de part et d’autre de l’Atlantique, dont Calvin Goddard, fondateur du laboratoire de Chicago, passé à l’histoire comme le balisticien d’Elliott Ness.

Dans une série de chapitres courts qui s’apparentent à des nouvelles policières, Jacques Côté retrace les étapes de la carrière de cet esprit qui a su briller simultanément comme toxicologue, balisticien, graphologue, biologiste, photographe judiciaire et médecin légiste. D’un « cas » à l’autre, l’auteur esquisse le portrait nuancé et réaliste de ce personnage plus grand que nature et essentiel dans la marche du Canada français de la Belle Époque vers la modernité du Québec contemporain. Et même s’il s’autorise quelques libertés romanesques dans le ton, on dévore néanmoins cette chronique des affaires criminelles célèbres ayant autrefois défrayé la manchette avec la même fascination qu’on éprouverait à la lecture… de romans policiers, tiens donc! (SP)

Wilfrid Derome, expert en homicides
Jacques Côté
Montréal, Boréal, 2003, 446 pages.

C’est là que ça se corse…

[Couverture]Que ma blessure soit mortelle ! , de François Canniccioni, est paru dans la nouvelle collection « Le Treize noir » des éditions La Veuve noire, que les médias persistent à présenter comme une maison s’adressant aux jeunes, alors que l’éditrice affirme à qui veut l’entendre que les romans qu’elles publient s’adressent aux jeunes… adultes (adolescents) et aux adultes. Cette confusion, si elle n’est pas rapidement dissipée, risque fort de handicaper l’essor de cette nouvelle et intrigante incursion sur l’autoroute déjà congestionnée de l’édition québécoise.

« Que ma blessure soit mortelle » ou, plus précisément, « Che la mia ferita sia mortale », est une inscription que l’on trouve sur les couteaux corses à manche pliant, couteaux servant à bien des choses, notamment à étriper les victimes des fameuses vendettas, ces vengeances à la corse qui ont fait une très mauvaise réputation à l’île de Bonaparte! Est-ce à dire que ce roman est une histoire de vengeance ? Pas tout à fait, même si ça en a les apparences.

D’abord, je tiens à dire que ce récit fait partie de ces livres que je qualifierais de « plaisants », autrement dit, même si ce polar ne révolutionne pas le genre, il est très agréable à lire parce que l’histoire est intéressante, le style fluide et sans prétention, les personnages bien campés et, surtout, il y a une ambiance, un cadre magnifique : la Corse que, manifestement, l’auteur connaît très bien. On s’en doute, Canniccioni n’est pas exactement un nom calédonien ou biélorusse !

Or donc, à Bonifacio, magnifique village de pêcheurs (en 1950), des hommes meurent mystérieusement. Tout semble indiquer que le cruel Dominique Poggi veut amorcer une vendetta contre son ennemi de toujours, Jacques Tramoni. Mais quand le gendarme Leonard Agostino se lance dans l’enquête, il se rend compte que ces meurtres en série sont reliés à des événements qui se sont passés durant la Deuxième Guerre mondiale, notamment aux exploits du sous-marin français Casabianca et à son équipage. Rondement menée, selon les règles de l’art, l’intrigue nous accroche jusqu’au dénouement sans artifices ou deus ex machina . Il y a de la tendresse, voire de l’amour dans ce livre, un attachement à la terre natale qui transparaît dans une foultitude de détails justes et savoureux.

Polar régionaliste, donc, mais dans le bon sens du terme et qui, toutes proportions gardées, me fait penser à l’excellent On finit toujours par payer , de Jean Lemieux. Dans le genre, ces deux romans sont des réussites et des expériences de lecture marquantes.

J’allais oublier… Le roman de Canniccioni peut être lu par les adolescents ! (NS)

Que ma blessure soit mortelle !
François Canniccioni
Longueuil, La Veuve Noire, 2003, 266 pages.

La chute de l’aigle…

[Couverture]Il y a des romans complets, comme il y a des pains complets. Tout est bon, rien à jeter. Une couverture intrigante et prometteuse, un titre qui accroche, un texte de quatrième de couverture qui vous incite à commencer la lecture et, finalement, une histoire pleine de ces ingrédients qui font mon bonheur : une énigme liée à la Deuxième Guerre mondiale, (une épave de bombardier Lancaster autour de laquelle s’accumulent les cadavres), un couple de flics bien typés, et ce qu’il faut de rebondissements bien amenés, de manière à maintenir l’intérêt jusqu’au bout. Mais d’abord qu’est au juste un « aigle sanglant »?

Il y a quelques siècles de ça, quand les Danois envahirent le Derbyshire, ils mirent un point d’honneur à exécuter avec la plus grande cruauté les rois saxons vaincus. On leur ouvrait la poitrine, on étalait la cage thoracique de chaque côté comme des ailes et on exposait le cœur. Ce charmant rituel sanglant était un acte symbolique pour célébrer les dieux scandinaves. Dans cette histoire, l’aigle sanglant, c’est l’épave d’un bombardier de la RAF qui s’est écrasé pendant la guerre sur les flancs d’un sommet du Peak District appelé Irontongue Hill. Alors qu’une tempête de neige fait rage, les cadavres s’accumulent. Celui d’une femme d’abord, puis celui d’un inconnu, enfin celui d’un bébé gisant sous l’aile déchiquetée de l’avion écrasé. Ce sont les détectives Ben Cooper et Diane Fray qui vont tenter de démêler les fils d’une intrigue qui va passablement se compliquer avec l’arrivée de la petite-fille du pilote disparu. Son but : réhabiliter le nom de son grand-père qu’on avait accusé d’être responsable du crash et, pire, d’avoir déserté les rares survivants de l’accident, pour disparaître dans la nature. Aujourd’hui, il ne reste qu’un seul survivant, mais il refuse de parler à qui que ce soit!

Malgré un nombre élevé de personnages et quelques complications inévitables, L’Aigle sanglant est un roman d’atmosphère complexe intéressant à plus d’un point de vue. Il y a bien sûr cette énigme historique concernant l’accident du bombardier, l’enquête sur les meurtres, mais il y a aussi les relations entre les personnages, notamment le couple d’enquêteurs qui s’entendent comme chiens et chats. Cooper est un gars exaspérant de méthode, de calme, un type réfléchi, intelligent, excellent flic, alors que Fray est une enquêtrice ambitieuse, venue de la ville, qui lui en fait voir de toutes les couleurs, le bouscule, le critique pour mieux dissimuler sa vive affection, mêlée d’admiration.

On peut s’informer sur la carrière et les autres œuvres de Stephen Booth, un digne représentant de la nouvelle génération du polar britannique, en consultant son site: www.stephen-booth.com. (NS)

L’Aigle sanglant
Stephen Booth
Paris, le Masque, 2003, 543 pages.

Laura et les loups-garous…

[Couverture]Le petit roman (ou la novella, avis aux spécialistes !) intitulé Loup-Garou (Carlo Lucarelli) est une histoire de tueur en série tout à fait originale (eh oui, c’est encore possible) qui se présente comme une sorte de combat singulier entre deux adversaires aussi redoutables l’un que l’autre. Dans le coin droit du ring, l’ingénieur Velasco, un citoyen tout à fait respectable, bon père de famille, qui, le jour, se consacre au bien de son pays. La nuit, il devient le Loup-Garou, qui assassine des prostituées toxicomanes. Dans le coin gauche, le commissaire Roméo, brouillon, impulsif et dont le mariage bat de l’aile, assisté par Grazia, une fille qui n’a pas froid aux yeux. On sait très rapidement qui est le tueur. Mieux que ça, il avoue être le meurtrier en série et met le commissaire au défi de trouver les preuves contre lui. Tout cela va amener un dénouement pas piqué des vers, une fin ouverte, ambiguë à souhait et, disons-le, passablement machiavélique.

[Couverture]Laura de Rimini , de ce même auteur, met en scène la jeune Laura, une étudiante modèle qui, jouant de malchance, se trompe de sac de voyage et embarque, sans le savoir, quatre kilos de cocaïne pure. Du coup, elle est traquée par un certain nombre d’individus peu recommandables qui veulent tous récupérer le sac en question. Cela devient une sorte de version folle de « Cours, Laura, cours… » avec force rebondissements. Laura, qui déteste les romans policiers, se trouve ainsi plongée au cœur d’une intrigue de thriller mâtinée de suspense dont elle est l’héroïne involontaire. Mais elle a de la ressource, la demoiselle…

Carlo Lucarelli, qui vit dans la région de Bologne (Italie) est un auteur versatile qui a déjà écrit de nombreux romans (dont huit publiés à la Série noire), ainsi que des comédies. Metteur en scène de vidéo-clips, scénariste de bandes dessinées, chroniqueur de romans noirs, il est également cofondateur du Groupe 13, qui réunit quelques écrivains de romans noirs italiens. (NS)

Loup-Garou
Carlo Lucarelli
Paris, Gallimard, (Série Noire), 2003, 120 pages

Laura de Rimini
Carlo Lucarelli
Paris, Gallimard, (Série Noire), 2003, 133 pages.

L’Amérique (nous) inquiète

[Couverture]Honte à moi. Je ne connaissais le romancier anglo-canadien Sean Stewart ni d’Ève ni d’Adam et même pas de réputation. Et sans doute le fait qu’il ait essentiellement œuvré dans le genre fantasy, que je ne fréquente guère, y est pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, je suis bien heureux d’avoir fait sa connaissance via les pages du Jeu de la passion , son premier roman, publié initialement au début des années 90, qui a enfin paru cet automne sous le label Alire dans une excellente traduction française d’Élisabeth Vonarburg. Hybride de polar et de science-fiction, ce bouquin avait valu simultanément à son auteur les prix Arthur-Ellis du meilleur polar et Aurora du meilleur roman de SF. Pour un coup d’envoi, avouons que ce n’est pas rien.

Dans l’Amérique d’un avenir hélas pas aussi lointain qu’on le souhaiterait, une Amérique contrôlée par l’extrême-droite et les fondamentalistes chrétiens, la police fait à l’occasion appel à Diane Fletcher pour résoudre certaines enquêtes délicates. Et pour cause ! Diane est une chasseuse, une détective privée, dotée du pouvoir de voir et de ressentir les émotions des autres. Aussi, lorsque survient la mort on-ne-peut-plus suspecte de l’acteur Jonathan Mask, électrocuté par un costume de scène high tech , on retiendra naturellement ses services. Les flics croient à un accident, mais étant donné les liens de la star avec les hauts cénacles du pouvoir politique et religieux, l’enquête se doit d’être menée avec rigueur. Comme de fait. Troublée par des doutes persistants à propos de son travail de dépisteuse, accablée de remords à l’idée de sa responsabilité dans l’exécution des proies qu’elle débusque, notre chasseresse Diane ne tardera pas à découvrir que la face cachée de Mask est fort différente de celle qu’adulait le public. Bientôt s’imposera avec la force de l’évidence la thèse de l’assassinat de l’acteur.

Bien qu’écrit et publié il y a plus de dix ans, ce premier roman n’a rien perdu de sa pertinence, au contraire. Thriller futuriste au suspense redoutablement efficace, Le Jeu de la passion se double d’une réflexion implacable sur les enjeux qui échauffent les esprits en ce moment même chez nos voisins du Sud. En soulevant les questions pertinentes et nécessaires, Sean Stewart illustre par l’exemple tout le potentiel polémique et analytique du genre noir et de la science-fiction. Et ce faisant, il brosse sans complaisance le tableau d’une Amérique agitée par des tensions internes près de la névrose, une Amérique qui à juste titre nous inquiète, pour reprendre l’expression de Jean-Paul Dubois. (SP)

Le Jeu de la passion
Sean Stewart
Lévis, Alire (Romans), 2003, 245 pages.

Les maîtres du suspense font leur choix…

[Couverture]Choix de maître (présenté par Lawrence Block) est une anthologie thématique dont le sous-titre est « Mystère et suspense par les plus grands maîtres d’aujourd’hui et les maîtres qui les ont inspirés ». Le principe est à la fois simple et ingénieux : les écrivains invités choisissent un de leurs textes dont ils sont particulièrement fiers, puis on leur demande de choisir une nouvelle d’un autre écrivain, une histoire qu’ils auraient aimé écrire ! Le résultat est tout à fait intéressant, parfois surprenant quand on examine attentivement les choix de ces « maîtres ». Oublions les superlatifs et les titres de noblesse (commerce, oblige !) car s’il y a de véritables « maîtres », il y a aussi des auteurs mineurs. Ou disons plus simplement qu’il y en a qui sont moins « maîtres » que d’autres… et inversement. Histoire de ne vexer personne, on ne donnera pas de noms…

Or donc, qui a choisi qui ? Voici les couples : Stephen King/Joyce Carol Oates (deux gothiques), Peter Lovesey/Donald Westlake (une pointe d’humour), Harlan Ellison/Jacques Futrelle (un choix surprenant), Ed Gorman/Stephen Crane, Joan Hess/Judith Garner, John Lutz/W.F. Harvey, Bill Pronzini/Benjamin Appel, Lawrence Block/John O’Hara, et Tony Hillerman qui a choisi Joe Gores.

Parmi tous ces récits de bonne facture, il y en a qui méritent vraiment qu’on s’y attarde, notamment « Le Crime de Miss Oyster Brown », de Peter Lovesey, un récit tout à fait amusant, diablement ingénieux et que moi, j’aurais voulu écrire. Et puis il a ce drôle de récit de Jacques Futrelle (qui a eu la mauvaise idée de faire son dernier voyage à bord du Titanic…) mettant en scène le personnage qui l’a immortalisé : Augustus S.F.X. Van Dusen, alias La Machine à Penser, qui donne une prestation époustouflante dans « Le Problème de la cellule 13 ».

En général, je trouve qu’il y a assez peu de bonnes anthologies de nouvelles policières (si on compare au nombre effarant de romans, par exemple). Celle-là est une exception et mérite de figurer dignement dans la bibliothèque de l’amateur éclairé. (NS)

Choix de maître
Lawrence Block (dir.)
Paris, Albin Michel, 2003, 348 pages.

À votre santé !

[Couverture]Le Fleuve noir poursuit sa drôle de collaboration avec la Mutualité française pour mettre en garde la population contre certaines pratiques parfois douteuses des institutions de santé et ils le font par le biais d’écrivains triés sur le volet dans la collection Polar santé . C’est avec un certain enthousiasme que j’avais parlé du livre de Martin Winckler dans Alibis 8 et c’est avec beaucoup d’attente que j’ai entrepris celui de Gérard Delteil, Retraite anticipée.

Drame à la résidence des Cèdres bleus, une maison de retraite pour les personnes du troisième âge située dans le sud de la France. Un incendie tragique détruit l’édifice et cause la mort de huit personnes. Y aurait-il corrélation entre cette histoire et celle de ce vieil homme échappé d’un asile psychiatrique et retrouvé mort sur le bord d’une autoroute qui fut l’un des pensionnaires de cet établissement de luxe pour retraités bien nanti? Raoul Walberg, journaliste au Journal , mène sa petite enquête en compagnie de Véronique, photographe et petite amie. Cependant, leur quête est semée d’embûches et les responsables des établissements qu’ils doivent visiter ne sont guère coopératifs avec eux. Parallèlement, la juge Mireille Frémont et la police enquêtent. Les jeux de pouvoir se tissent à mesure que l’enquête avance et, visiblement, ce que Walberg trouvera ne sent vraiment pas bon. Histoire de gros sous, implication du milieu pharmaceutique pour tester les nouveaux médicaments, cotation en bourse, nominations multiples à différents postes, les collusions sont nombreuses et les réalités difficiles à avaler.

Dès le départ, j’ai apprécié le ton employé par Gérard Delteil dans ce deuxième de collection : ton beaucoup moins ordonnance médicale que celui utilisé par Martin Winckler dans Mort in vitro. Cependant, si le roman de Delteil commence sur les chapeaux de roues, l’enquête,

elle, piétine déjà après une centaine de pages et le roman s’essouffle. La thématique utilisée par l’auteur, par contre, fait peur : mauvais traitements aux patients, vols de leurs biens et peu de préoccupation de leur bien-être. Les médicaments que l’on met dans la nourriture des patients pour créer des symptômes afin que l’on puisse les gaver des nouvelles pillules-tests pour le compte de grandes multinationales ne sont que la pointe de l’iceberg. Et cette pauvre femme qui est devenue incontinente depuis qu’elle est pensionnaire de cette maison de retraite et à qui l’on ment sans cesse…

Attention aux retraites dorées, vous trouverez peut-être, comme dans le roman de Delteil, que la réalité est parfois comme les pilules, difficiles à avaler. À votre santé ! (FBT)

Retraite anticipée
Gérard Delteil
Paris, Fleuve noir (Polar santé), 2003, 221 pages.

Les morts ont toujours tort

[Couverture]C’est le premier roman de Justo E. Vasco traduit en français. Du moins en solo parce que le tandem Chavarria/Vasco, lui, n’est pas inconnu du monde francophone ( Boomerang , chez Rivages, pour n’en nommer qu’un). Vasco, qui vit maintenant en Espagne, est Cubain et, il va sans dire, c’est de La Havane dont il est question dans L’Œil aux aguets , la ville des petites gens qui, faute de pouvoir faire autrement, survivent en traficotant du mieux qu’ils le peuvent… ou alors accumulent une charge de frustration qui, un jour ou l’autre, éclate brutalement. C’est ce qui arrive lorsqu’un tireur insaisissable se met à faire des victimes dans la ville. Mais quand on est mort, la police fouille notre passé et là, la vérité, ou du moins une « certaine » vérité, jaillit au grand jour.

C’est tout d’abord un vieux héros de la révolution en fauteuil roulant qui se fait canarder. L’inspecteur Cartaya, qui est chargé du dossier, découvre que le pauvre type a berné tout le monde sur son passé puisqu’il découvrira que le vieux était plutôt un repris de justice dont le petit commerce servait de couverture à un trafic de drogue. Évidemment, l’inspecteur se demande immédiatement si cette exécution n’est pas le fait de ceux qui cachaient la drogue chez le faux révolutionnaire… et certains trafiquants, immanquablement, arrivent aux mêmes conclusions, qui provoquent une belle pagaille et des départs précipités dans quelques ménages.

Mais voilà qu’il y a un nouveau meurtre : un photographe de plateau qui, à son tour, est proprement assassiné d’une seule balle venue d’on ne sait où. Celui-là aussi, Cartaya va s’en apercevoir, avait une double vie. Il trouve d’ailleurs sur lui des photos extrêmement compromettantes de la femme d’un général qui baise avec le chauffeur de son mari. Voilà une information qui monte vite en haut lieu et, cette fois, l’enquête change de mains et file tout droit entre celles de ceux qui protègent le pouvoir.

Mais Cartaya ne lâche pas le morceau, il est buté et n’en fait qu’à sa tête. Y aurait-il une relation entre la mort du photographe et ces hauts gradés, songe-t-il, sachant très bien que tout ça va mal finir surtout pour la femme du général ? Et ça, Cartaya n’y peut rien, et c’est bien pour cette raison qu’il s’acharne à vouloir continuer à trouver ce qui se trame sous ces deux meurtres.

Et voilà que, toujours dans le même quartier, la vitre arrière de la voiture d’un célèbre coureur de jupons de La Havane vole en éclat, causant la plus grande frayeur du dit coureur qui en perdra tous ses moyens – mais ça, même Cartaya ne l’apprendra pas ! Puis on trouve le corps d’un transsexuel qui, à voir son état, a été assassiné bien avant tout le monde, mais toujours par une seule balle.

Mais qui diable…? ne cesse de se demander Cartaya, qui en fait maintenant une véritable fixation. Car il y a une relation entre tous ces meurtres : une arme rare, maniée par un tireur qui ne peut être qu’un expert qui ne rate jamais ses coups. Et à cette certitude, Cartaya joint une deuxième question : pourquoi?

Dans la cohue de La Havane qui, lentement, se déglingue sous son soleil de plomb, l’inspecteur, qui cherche désespérément les réponses à ses questions, s’aperçoit soudain que tous les lieux où on a tué sont peut-être visibles d’un seul point…

À lire ce qui précède, on serait porté à croire que L’Œil aux aguets est un thriller au suspense insoutenable. Détrompez-vous, ce roman n’en est pas un. Ou du moins, ce n’en est pas un selon les normes habituelles. Car le lecteur connaît à l’avance toutes les réponses puisque Vasco, dès le début du roman, donne la parole au tireur fou. On sait donc que celui que cherche Cartaya est un pauvre vieux qui, de son minable appartement d’un bloc tout aussi minable, passe ses journées à espionner son voisinage. Or, depuis qu’il estime avoir été trompé par une des personnes qu’il espionnait (cette femme magnifique qui, de sa fenêtre, montrait des seins et une croupe à lui redonner sa jeunesse, dévoile un jour des attributs qui n’ont rien de féminins !), le vieux sue la haine et l’exaspération. Comme c’est un ancien champion de tir, il décide de se venger et, d’un tir précis, il abat le transsexuel. Et du coup, il prend peur, sachant que la police n’aura aucun mal à trouver d’où vient le tir. Aussi décide-t-il de brouiller les pistes et de tuer, au hasard, d’autres personnes !

Mais, au même moment, voilà qu’une lueur d’espoir surgit dans sa vie misérable : son frère Vincente, qu’il n’a pas vu depuis trente ans, son frère qui vit en Espagne et qui est riche, son frère qui lui ressemble tant, vient le visiter, et là, un autre plan germe dans la tête du vieux : il va prendre la place de son frère et se pousser pour de bon de ce pays de merde…

Si vous cherchez un polar qui se démarque par la qualité de son suspense ou l’habileté de son intrigue, L’Œil aux aguets n’est peut-être pas un bon choix. Cependant, si vous voulez vous immerger dans La Havane – avec ses odeurs, ses bruits, sa chaleur écrasante, sa joie de vivre désespérée qui n’a d’égal que le désespoir résigné de ses habitants… -, voilà le roman qu’il vous faut.

Et puis, malgré sa structure passablement échevelée, il faut admettre que, petit à petit, l’histoire nous attrape dans son étrange filet narratif. Au-delà de la sympathie qu’on éprouve pour l’inspecteur Cartaya et de l’antipathie qui suinte littéralement de la pensée du tireur – un modèle d’égoïsme pur et d’arriviste (sur le tard!) sans scrupule -, c’est tout le drame d’une ville qui attend que l’Histoire se remette en marche qui nous est proposé.

Ah oui : ceux qui aiment que les « bons » gagnent à la fin devront s’abstenir ! Car Vasco, avec sa finale tout à fait noire, semble vouloir nous dire: à La Havane, il n’y a plus de bons ou de méchants, il n’y a que des survivants ! (JP)

L’Œil aux aguets
Justo E. Vasco
Paris, Gallimard (Série Noire), 2003, 215 pages.

Revue Alibis – Mise à jour: Décembre 2003

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