Encore dans la mire
André Jacques, Martine Latulippe, Morgane Marvier, Simon Roy et Norbert Spehner
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.1Mo) d’Alibis 44, automne 2012
Pas de fumée sans feu
Lisa Scottoline a publié dix-huit romans. Je ne l’avais encore jamais lue et je dois avouer d’emblée, après ma lecture de Jamais sans toi, que le livre m’a malheureusement peu donné envie de récidiver…
Le personnage principal, Rose, est la maman de Melly, une enfant intelligente et timide, qui a une tache de naissance au visage qui lui vaut bien des moqueries. La situation était devenue tellement tendue dans son ancienne école que la famille a cru bon de déménager. Or, voilà que les ennuis recommencent. Melly est si malheureuse à sa nouvelle école de Reesburgh qu’il lui arrive de ne pas manger, de s’enfermer dans les toilettes toute l’heure du midi. Rose s’inscrit comme maman bénévole pour les dîners afin de garder un œil sur Melly. Un midi, alors que Rose est en train de réprimander Amanda, l’un des « bourreaux » de sa fille, une explosion a lieu à la cafétéria, provoquant un violent incendie. Melly est enfermée dans les toilettes, Rose n’a pas le temps de raccompagner Amanda jusqu’à l’extérieur, elle se contente de la guider jusqu’à la porte pour ensuite braver le feu et aller chercher Melly. A-t-elle sauvé la vie de sa fille au détriment de celle d’Amanda ?
Sans qu’elle puisse s’expliquer, dans le temps de le dire, elle devient l’ennemi public numéro un de sa petite localité. On lui avait promis, en lui présentant Reesburgh, une communauté sans criminalité, où l’on se serre les coudes… En effet, mais on se les serrera contre elle ! Rose croyait avoir trouvé un petit paradis, elle se retrouve plutôt en enfer, isolée, inondée de messages haineux… Une seule enseignante prend son parti, mais elle disparaît bien vite et devient introuvable. Où est-elle passée ? Pourquoi cette disparition ? Et si l’incendie cachait quelque chose de plus gros que ce qu’on croit à première vue ? Rose devra mener sa propre enquête et confronter son passé lorsqu’une journaliste ressort une vieille histoire que Rose a cachée à tout le monde, y compris à son mari.
L’aspect le plus intéressant de Jamais sans toi est sans aucun doute la situation de départ, qui soulève plusieurs questions : qui aurait agi différemment ? Qui n’aurait pas privilégié la vie de son enfant ? L’idée interpelle le lecteur et est porteuse de beaucoup d’émotion. On constate rapidement, d’ailleurs, que l’important, pour l’auteure, est que l’émotion soit bien présente, souvent au détriment de la cohérence. Dès le départ, le manque de crédibilité agace, de même que le manque de nuances. Tout est très noir, ou alors très beau… Malgré une bonne idée de base et quelques personnages secondaires intéressants, l’histoire s’étire, le récit manque de crédibilité et peine à trouver son rythme.
On a du mal à s’attacher à cette maman qui multiplie les incohérences et dont les découvertes reposent beaucoup sur le hasard et les coïncidences, ce qui est loin de donner une enquête haletante. Le roman aurait eu avantage à être resserré et la direction littéraire a clairement manqué de rigueur, choisissant souvent les raccourcis faciles.
Il faut aussi admettre que le livre est très mal servi par un travail d’édition bâclé. On y retrouve en abondance des expressions ou tournures de phrases maladroites, des répétitions, des erreurs majeures de mise en pages, de la confusion dans les noms des personnages… Aurais-je pu embarquer davantage sans tous ces irritants ? Je suis loin d’en être sûre… Pour le savoir, il faudrait que je lise l’édition originale en anglais (dont le titre, Save Me, est déjà bien plus intéressant que la traduction), et je n’en ai hélas aucune envie. (ML)
Jamais sans toi
Lisa Scottoline
Paris, Toucan (Noir), 2012, 502 pages.
Internet est-il dangereux pour la jeunesse ?
Le psychologue Tony Hill et l’inspecteur en chef Carol Jordan sont en service. Le patron de Carol part à la retraite, et son remplaçant n’est pas aussi certain des avantages du profileur pour l’équipe. Il ordonne à Carol de ne plus faire appel à ses services et d’utiliser les professionnels formés en interne. Elle n’a pas vraiment le choix et essaye de se débrouiller sans son ami lorsque des adolescents apparemment sans liens sont assassinés à quelques jours d’intervalles. Tony ne reste pas longtemps sur la touche, la police du comté voisin l’embauche afin de faire avancer l’enquête sur le meurtre d’une jeune fille.
Cela le mènera dans la ville où a vécu ce père dont il n’aura appris l’identité qu’à sa mort et lui permettra peut-être de faire la paix avec ses démons. Bien sûr, il apparaîtra au cours des recherches qu’il s’agit des victimes d’un même tueur et l’équipe de Carol et Tony travailleront ensemble pour démasquer le coupable. J’ai un a priori positif pour Val McDermid, mais encore une fois, elle réussit à mon avis un très bon polar sur plusieurs aspects.
L’assassin se lie d’amitié avec les adolescents par le biais d’un site de réseau social. Il se fait passer pour un jeune, dit partager les mêmes centres d’intérêt et une fois la complicité établie, peut les attirer à lui sans problème. McDermid arrive à montrer les dangers des réseaux sociaux sans être simpliste, elle ne les démonise pas, mais pointe qu’il est très difficile de protéger parfaitement ces enfants même en surveillant et en étant ouvert. Chacun de nous a un point faible qui lui fera baisser sa garde. C’est ce que sait le tueur et ce que doivent comprendre les enquêteurs. Sans dévoiler le dénouement, celui-ci réserve une surprise qui est plutôt bien amenée.
Sur le côté plus procédural de Fièvre, le manque de coordination entre les divers corps de police est flagrant dans le roman et reflète certainement une réalité du terrain où des coupables peuvent s’échapper parce qu’aucun lien ne s’est fait entre différents lieux. Val McDermid aurait pu par contre rapprocher les deux affaires plus vite dans la fiction, car le lecteur sait et je commençais à légèrement m’impatienter. L’apport de la géolocalisation pour retrouver le tueur est intéressant et, en même temps, on voit les rapports contrastés que peuvent avoir les policiers à ces nouvelles techniques comme le profilage. Certains sont enthousiastes, d’autres totalement réfractaires et les deux attitudes doivent cohabiter.
La relation un peu compliquée de Tony et Carol continue à évoluer et c’est tant mieux, car c’est un aspect qui pourrait devenir répétitif au fil des romans. Le fait qu’ils travaillent moins ensemble et que Tony envisage d’en savoir plus sur ses origines le fait avancer dans la bonne direction sans tomber dans un romantisme qui n’aurait pas sa place ici. La personnalité du père de Tony, même si l’histoire est un peu exagérée, rend ce dernier plus humain et ce n’est pas pour me déplaire, le rôle de psy qui se fait peur pouvant être redondant.
Val McDermid nous laisse sur une fin ouverte, avec la possibilité d’aérer ses personnages. Le lecteur est accroché, à quand la prochaine enquête ? (MM)
Fièvre
Val McDermid
Paris, Flammarion, 2012, 438 pages.
À éviter ! Il y a mieux à lire.
D’emblée j’avoue que le livre m’est tombé des mains après 155 pages. La critique qui suit sera donc partielle et partiale.
Steve Berry est connu aux États-Unis et à travers le monde comme l’un des maîtres du thriller ésotérique. Il vend des millions d’exemplaires de chacun de ses romans. Certains, que j’ai lus jusqu’à la fin, sont entraînants et possèdent une intrigue bien montée. Chaque fois, on trouve un secret ancien qui peut changer l’avenir du monde. Et bien entendu, un héros sans peur et sans reproches qui se chargera de la délicate mission d’éviter la catastrophe.
Le Complot Romanov repose sur le même schéma. Ici, tout se déroule en Russie. La Russie d’aujourd’hui ou d’un proche futur avec ses problèmes sociaux, ses inégalités, ses faiblesses. Pour se redonner confiance en l’avenir, le peuple russe choisit de revenir en arrière. Par référendum, on décide donc de remettre sur le trône un descendant de Nicolas II, le dernier tsar. Mais une grave question se pose : qui sera l’heureux élu ? On défriche donc les archives du passé et les généalogies pour trouver un survivant de la dynastie déchue. Une firme américaine d’avocats est même chargée de contrôler l’opération pour confirmer au monde entier que le choix a été fait dans des conditions parfaites de clarté et d’honnêteté.
Mais voilà : un des deux avocats envoyés à Moscou est un « bon », l’autre un « méchant ». Car la firme est aussi liée à de nombreux clients qui ont investi en Russie. Et il faut que l’investissement rapporte. Dès les premiers chapitres, on tentera donc d’éliminer le « bon », un avocat noir, qui semble près de découvrir dans les archives des documents qui pourraient faire capoter le plan machiavélique du « méchant ». Ce dernier fricote en effet avec quelques Russes dont l’intérêt n’est pas tout à fait le même que celui de la Mère Russie.
Outre le manque de subtilité de l’intrigue qui relève presque du film de cow-boy en noir et blanc, ce qui agace le plus dans ce roman est le regard condescendant que l’auteur porte sur la Russie. Tous les poncifs de la littérature américaine de propagande y sont : un pays sale, mal gouverné, inapte à la démocratie ; des individus corrompus, brutaux, sans finesse. On se croirait revenu au temps de la guerre froide. Au moment où j’ai refermé le livre, quelques chercheurs russes et une jolie vedette du cirque de Moscou faisaient leur apparition. Peut-être, si vous avez le courage de poursuivre la lecture plus loin que je ne l’ai fait, découvrirez-vous quelques Russes sympathiques ???
Pour ceux qui voudraient lire du vrai polar russe, je conseille plutôt Alexandra Marinina ou Serguei Belochnikov. Ils ne présentent pas une Russie idéale, bien sûr, mais au moins ils n’ont pas ce regard supérieur et condescendant de l’Amérique sur la pauvre Russie. Il ne faut pas croire non plus que tous les auteurs de polars américains qui situent leurs intrigues en Russie sont aussi simplistes que Berry. Lisez Enfant 44 et Kolyma de Tom Rob Smith. Ou encore toute la série des enquêtes d’Arcady Renko de Martin Cruz Smith (de Parc Gorki à Moscou, cour des Miracles). De petits chefs-d’œuvre. Là non plus, on ne trace pas de l’ancienne URSS ou de la Russie moderne un portrait idyllique. Mais quelle subtilité et quelle profondeur à côté de ce Complot Romanov ! (AJ)
Le Complot Romanov
Steve Berry
Paris, Le Cherche midi, 2011, 510 pages.
Safari sanglant pour Alex Cross
Je ne suis pas, a priori, un amateur de romans de James Patterson, véritable usine à produire des polars qu’il saucissonne à raison de deux, trois ou quatre titres par an. Bref, l’homme qui écrit plus vite que son ombre a beau être qualifié par son éditeur français (qui croit à ces bobards ?) « d’auteur de thrillers le plus vendu au monde », j’ai plus d’une fois laissé tomber mes lectures en cours de route tellement certaines histoires étaient abracadabrantes et tirées par les cheveux, le nombre de cadavres excédant largement celui des chapitres… Et trois serial killers dans un même roman, pour moi, c’est quatre de trop !
Alors pourquoi lire La Piste du tigre ? La raison est triviale : le gros de l’action se passe en Afrique et comme je fais une sorte de « cure » de polars africains, je me suis laissé entraîner dans cette histoire qui, sans surprise, commence dans l’excès le plus excessif : à Washington, quelqu’un massacre des familles entières de manière particulièrement sauvage. Les attaques portent la marque, que dis-je, la griffe, et la signature d’un terroriste nigérian appelé Le Tigre. Ce type aime faire du chiffre ! Je vous laisse imaginer le « body count » après seulement quelques pages.
L’affaire est confiée à Alex Cross qui se lance sur la piste du tueur. Son périple très mouvementé l’amènera d’abord au Nigeria, puis dans l’enfer des mines de diamants de la Sierra Leone et les misérables camps de réfugiés du Darfour. Cette équipée sauvage est ponctuée d’enlèvements, de tortures, de fusillades, ne laissant aucun répit au lecteur. Patterson a du métier, mais force est de reconnaître que son intrigue est assez simpliste, avec un héros qui, quoique malmené à plusieurs reprises, s’en tire quand même toujours avec les honneurs de la guerre. J’ignore si Patterson a fait un séjour dans les lieux qu’il décrit mais sa vision dantesque de l’Afrique est tout simplement cauchemardesque : corruption généralisée (avec quelques séquences tragi-comiques de versements de pots de vin), misère noire (sans jeu de mots), luttes de pouvoir, terrorisme à grande échelle, racisme (envers les Blancs), ultra-violence, viols généralisés, mutilations et tortures, coups tordus, etc. Le continent de toutes les horreurs !
Bon, je ne ferai pas mon snob : je n’ai pas vraiment détesté cette Piste du Tigre. Ça a beau être du fast-food, on finit par y prendre un certain plaisir (coupable), car Patterson déploie tous les trucs pour harponner son lecteur qui n’a guère le temps de souffler. Il n’y a aucun temps mort dans cette intrigue toute cinématographique qui nous plonge dans le drame de l’Afrique contemporaine.
Pince-sans-rire, le bavard de la couverture arrière nous affirme que c’est peut-être là son roman le plus… noir ! Petit comique, va ! (NS)
La Piste du Tigre
James Patterson
Paris, JC Lattès, 2012, 348 pages.
Vengeances irlandaises
Jack Lennon est un flic catholique en Irlande du Nord. Cela fait de lui quelqu’un de terriblement solitaire, les siens l’ont renié lorsqu’il s’est engagé, et ses collègues en majorité protestants n’ont pas confiance en lui. Les conflits religieux n’ont pas fini de transformer l’Ulster en terrain de guerre. Pourtant, Jack s’en fout, la seule chose qu’il désire vraiment, c’est retrouver sa fille que son ex-conjointe a emmenée avec elle. Un jour, elles ont juste quitté l’appartement qu’elles occupaient. Le fait que Marie était la nièce d’un truand notoire assassiné dans un règlement de compte sanglant aurait-il un lien ?
Les survivants de la tuerie sont attaqués à leur tour et Lennon ne croit pas au hasard : quelqu’un veut supprimer tous les témoins du crime. Alors que sa hiérarchie lui ordonne d’arrêter l’enquête, il s’obstine et cherche les réponses.
De son côté, Gerry Fegan, qui est le principal coupable, essaye de refaire sa vie à New York sous une autre identité, mais les réseaux irlandais sont étendus et il ne peut se cacher longtemps. Et puis, il y a ce lien étrange qui l’unit à la fillette.
Tout devra donc se terminer à Belfast, et les deux hommes en viendront à une alliance contre nature, flic avec tueur, pour régler cette guerre qui ne dit pas son nom. Face à eux, ce n’est qu’une vaste collusion où police, loyalistes et Anglais mènent le jeu d’un commun accord. Face à eux aussi, il y a le Voyageur, tueur étrange qui ne semble connaître ni peur ni douleur réelle et qui a été chargé de faire le ménage.
Collusion est la suite des Fantômes de Belfast, premier roman de l’Irlandais Stuart Neville. Je conseillerai de commencer par le début de l’histoire puisqu’on retrouve dans ce deuxième livre les mêmes personnages. Ne l’ayant pas fait, j’ai malheureusement été un peu perdue.
Malgré cela, j’ai quand même beaucoup aimé ce polar. Stuart Neville fait un portrait très pessimiste de l’Irlande du Nord, aux prises avec la corruption et des relents de guerre civile. Ici, pas question des magnifiques paysages et de la qualité du whisky, on soudoie des flics, et les politiques font des alliances douteuses. En même temps, on a beau savoir que cela est lié à la situation de l’Ulster, Neville fait en sorte que cela pourrait se passer partout où criminels et policiers sont les mêmes.
Ce qui ressort avant tout, ce sont les faiblesses humaines de ses personnages. Jack Lennon n’a aucune confiance en lui, les responsabilités l’effraient (ce qui explique qu’il ait trompé sa copine alors qu’elle était enceinte), il achète à crédit ce dont il n’a pas besoin pour avoir l’impression d’exister, et il traîne sa culpabilité avec lui. Le roman au complet parle de vengeance et d’orgueil, puisque rien n’arriverait si un vieil homme n’avait pas décidé de s’en prendre à celui qui a fait de lui un handicapé.
La fin laisse un goût amer, comme si trop de vies avaient été gâchées pour rien, terminant parfaitement un polar qui mérite largement la lecture. (MM)
Collusion
Stuart Neville
Paris, Rivages (Thriller), 2012, 379 pages.
Psychos à gogos
Il n’y a pas de faute dans mon titre, les gogos en question étant les lecteurs à qui on refile sans cesse la même recette éculée : un tueur dérangé particulièrement cruel, très inventif et hyper-sadique dans ses méthodes de zigouillage, un ou des super-flics lancés à ses trousses et un dénouement boîte-à-surprise genre « wow, j’aurais-vraiment-pas-pu-deviner », avec, si possible, un dernier coup de théâtre dans la toute dernière ligne de l’épilogue. C’est lassant et finalement sans grand intérêt quand on en a lu trois zillions. Pourtant, le filon semble encore inépuisable. On a même parfois de bonnes surprises…
J’ai donc lu L’Invisible, de Robert Pobi, pour la simple, bonne et unique raison que l’auteur est canadien et qu’il réside à Montréal. On est curieux ou on ne l’est pas…
L’Invisible est son premier roman et d’emblée deux remarques s’imposent. Tout d’abord, Pobi a tout ce qu’il faut pour faire sa marque dans le genre (sens de la narration et du suspense, imagination, création de personnages fouillés, structure impeccable, etc.). Bref, la boîte à outils de base est bien équipée et l’homme sait se servir de ses instruments. Par contre, cette histoire manque totalement d’originalité : le tueur psychopathe qui écorche ses victimes, le flic torturé qui travaille en indépendant pour le FBI et qui possède un don unique pour lire les scènes de crime, un crime du passé qui a des résonances dans les événements du présent, il n’y a hélas rien de bien neuf sous le soleil. Et le dénouement coup-de-poing (qui ne m’a pas vraiment surpris) plonge toute cette histoire dans une certaine invraisemblance. Tout ça est bien ficelé, construit de façon professionnelle, mais ça n’est jamais qu’un roman de serial killer de plus.
À la manière des écrivains de romans harlequin qui saucissonnent inlassablement leurs mêmes histoires pour les adeptes féminines du genre, il y a des auteurs de polars qui fabriquent du serial killer modèle standard à la chaîne.
La remarque s’applique au Prix de la peur, deuxième thriller de Chris Carter. Son tueur est un peu plus original : noyées, décapitées ou brûlées vives, les victimes meurent de la façon qu’elles redoutaient le plus. Avec à la clé, une question lancinante et cruciale pour les enquêteurs : comment le tueur pouvait-il connaître leur pire angoisse ? Une fois cette épineuse question résolue, il est relativement facile de retracer le sadique. Là non plus, rien de bien neuf mais force est de reconnaître qu’il s’agit d’un polar bien ficelé, plus « crédible » que celui de Pobi, que les amateurs de ce genre de récits apprécieront sûrement.
Je mentirais en prétendant que ce roman m’a laissé indifférent : le rythme est rapide, on se laisse facilement entraîner, et ça reste un bon divertissement. Ça n’est évidemment pas un hasard si les éditeurs de ces deux écrivains font l’éternelle comparaison avec Le Silence des agneaux qui reste le modèle du genre, modèle que peu d’émules arrivent à surpasser. On notera aussi dans les deux cas, une pénible surenchère dans les scènes de violence et d’horreur. On a beau aimer ses plats épicés, il arrive un moment où trop d’hémoglobine et de torture finissent par écœurer. Dans les deux romans, il y a des scènes éprouvantes dont on est en droit de se demander si elles sont vraiment toujours nécessaires. L’érotisme est toujours plus titillant que la pornographie… Mais nous vivons des temps grossiers où la saturation et l’excès sont la norme.
Alors tant pis pour les lecteurs « subtils » ou intelligents, ces dinosaures en voie de lente disparition. Prenons des bains de sang ! Elisabeth Bathory trouvait ça très rafraîchissant. Paraît même que ça vous rajeunit… (NS)
L’Invisible
Robert Pobi
Paris, Sonatine, 2012, 442 pages.
Le Prix de la peur
Chris Carter
Paris, Les Escales, 2012, 428 pages.
Et Blanche Neige en resta bouche bée
Après avoir été happée par un chauffard, Abby Wilder est hospitalisée. Eleanor, sa petite fille de huit ans, est cachée sous son lit d’hôpital quand elle aperçoit quelqu’un pénétrer dans la chambre pour vraisemblablement assassiner sa mère. Un traumatisme consécutif à la scène dont elle sera témoin la rendra totalement muette, « silencieuse comme la neige dans une nuit noire ». Plus vieille de seize ans et devenue journaliste, Eleanor n’a toujours pas recouvré l’usage de la parole et n’en démord pas : envers et contre tous, elle soutient mordicus que sa mère a été tuée. Place à l’enquête…
Bavard, sans âme, superficiel, désincarné. Le roman Les Couleurs de la peur d’Anne de Pasquale appartient à cette littérature de masse où tout est somptueux, où l’absence absolue de nuances et de demi-teintes cause le plus grand tort à la réputation toujours fragile de la littérature policière dans certains cercles élitistes. C’est à cause de tels romans que l’on doit donner parfois raison aux dédaigneux détracteurs qui continuent de regarder de haut le polar, au détriment, hélas, des thrillers de qualité. L’auteure n’évite pas les pièges de la mièvrerie, au point d’avoir recours aux mêmes travers qui caractérisent non sans un certain ridicule la célèbre collection de romans Harlequin. Emploi des mêmes pathétiques codes éculés, exploitation des beaux sentiments et complaisance à évoluer dans un univers où le superlatif, l’érotisme de pacotille, la richesse et le succès instantané donnent un aspect complètement artificiel à l’ensemble.
Est-ce un hasard si tout semble contribuer à rappeler la structure actantielle de Blanche Neige ? Oui, on y retrouve en prince charmant un séduisant neurochirurgien aux bras puissants qui fait de la voile à ses heures ; l’irrésistible beau parleur se verra rejeter d’abord par la belle journaliste avant d’anéantir sa prude résistance initiale. Un baiser bien placé lui fera même jusqu’à recouvrer la voix. Reproduction des codes donc, et pas seulement dans le style fleur bleue, mais aussi en ce qui a trait au genre du thriller lui-même. En effet, ici encore, le fond d’enquête n’est pas exempt d’une tendance à la copie des codes à succès. Or qui dit code dit moule, recette. Et c’est cette indécrottable sensation de remâché qui colle à ce texte aussitôt lu, aussitôt oublié. Il est de ces lectures qui nous font dire à propos d’un livre qu’il ferait un bon film de série B, aussitôt vu, aussitôt oublié lui aussi. Les Couleurs de la peur fait partie de cette catégorie d’œuvres de deuxième zone.
Des histoires secondaires nombreuses, sans intérêt ni pertinence relative au développement de l’intrigue principale jalonnent ce récit, qu’elles n’ont pour fonction ultime que d’allonger, question probablement de donner de l’épaisseur au volume que l’on peut du coup vendre un peu plus cher. À titre d’exemple, prenons cette campagne électorale de l’oncle Harold qui se bat pour devenir le prochain gouverneur de la Californie.
Pas nécessaire d’être un champion de perspicacité pour sentir ici l’appât grossier. Évidemment qu’Anne de Pasquale cherche à diriger sans qu’il y paraisse les soupçons sur l’oncle trop propre pour être innocent alors que l’on sait d’entrée de jeu trop bien qu’il n’en sera finalement rien. Les ficelles de la manipulation sont aussi visibles dans ce roman que dans une vieille série télé en technicolor des Sentinelles de l’air.
Rien de tel pour un lecteur que d’être manipulé subtilement par un auteur habile. En fait, n’est-ce pas là l’un des principaux objectifs recherchés quand on entame un thriller ? Mais la condition pour que le procédé opère est que l’on ne s’en rende pas compte.
Or ici, on est en tout temps pleinement conscient de l’astuce et les fils qui pendouillent gâchent tout l’effet et font que la cible est lamentablement ratée. (SR)
Les Couleurs de la peur
Anne de Pasquale
Paris, Marabout, 2012, 476 pages.
Monsters inc.
Depuis l’enfance, John nourrit ses rêves éveillés de fantasmes morbides. Si dans le passé il aura appris tant bien que mal à négocier avec la bête agressive tapie en lui, force lui est d’admettre qu’on ne peut toute sa vie nier ce que l’on est intrinsèquement. Surtout quand on est obsédé par la mort. Dans la lignée du populaire antihéros Dexter, John Wayne Cleaver est un tueur de tueurs en série. Si Dexter cohabite avec son Passager noir, John tente de refouler un certain Mr Monster. Si Dexter et John partagent ainsi tous deux bon nombre de traits communs identifiables chez la plupart des psychopathes, dans le cas du personnage de Dan Wells, l’adolescent de quinze ans expurge la petite communauté de Clayton de démons et dieux destructeurs millénaires ayant pris apparence humaine pour mieux infiltrer le monde qu’ils veulent dominer.
Évidemment qu’avec une telle prémisse le lecteur sérieux sera tenté de décrocher. Si les cent premières pages du volet inaugural de la trilogie (Je ne suis pas un serial killer) étaient fascinantes de par cet examen pertinent et documenté de la psychologie déviante d’un tueur en série, la suite (qui se prolonge dans ce second volet), ouvertement délirante, déçoit au point de faire tomber le livre des mains… Si Dan Wells excellait lors du premier tome dans cette étonnante construction d’un personnage adolescent sociopathe, il se satisfait cette fois de seulement répéter ses tics et travers à un point où son John Wayne Cleaver en devient bien prévisible dans ses comportements, et réactions antisociales.
Dan Wells semble incapable de concevoir un scénario digne d’intérêt : les traques du serial killer qu’il propose dans les deux premiers volets de sa trilogie ne font appel qu’à une structure primaire à la trame grossière, comme si le fait de plonger dans l’univers adolescent le dédouanait et lui permettait de s’en tenir à une intrigue de base caricaturale, dont le vide et le caractère puéril ne sont plus aussi efficacement comblés par cet humour noir quelque peu redondant qui le caractérise.
Spécialisé en profilage, John Wayne Cleaver connaît la psychologie des tueurs en série autant qu’il se connaît lui-même (ou plutôt autant qu’il connaît ce Mr Monster, prédateur qu’il sent rugir en son for intérieur). Aux prises avec certains problèmes de contrôle, il lui arrive de s’échapper dans de violents exutoires : cruauté envers les animaux et pyromanie, incidemment deux des trois caractéristiques constituant la singulière triade MacDonald, commune à 95 % des serial killers (l’autre étant l’énurésie nocturne – i. e. faire pipi au lit jusqu’à un âge tardif). Malgré la déception liée au fait que l’auteur semble bâcler ses histoires en nous larguant n’importe quel délire inspiré de ses lectures adolescentes de Lovecraft, on ne peut nier la réussite de l’aspect proprement pédagogique du texte. Wells a fait ses classes et livre ici les fruits captivants de ses recherches (tant en ce qui a trait au métier de thanatopracteur qu’en matière de profilage criminel).
Il fut un temps où l’on se contentait de proposer au lecteur une bonne histoire mettant en scène un enquêteur ayant comme mission de mettre à l’ombre un redoutable tueur en série. Or depuis quelques années on est passé au stade du méta, où l’écrivain, las de répéter le même exercice, s’est penché plus spécifiquement sur le cas du serial killer lui-même afin d’en faire le sujet même du livre. La série de Dan Wells se présente en quelque sorte comme une autobiographie fictive d’un tueur en série en devenir en lutte avec ses pulsions sordides. (SR)
Mr Monster
Dan Wells
Paris, Sonatine, 2012, 291 pages.
Thriller nippon
C’est un bien curieux objet littéraire que viennent de faire paraître en traduction les éditions Alto. En effet, le roman, de confection fort jolie, nous arrive en reliure rigide, au papier grossièrement tranché, conférant à l’ouvrage un caractère vieillot résolument charmant.
Entreprendre de lire le magistral roman de David Mitchell Les Mille automnes de Jacob de Zoet, c’est accepter, quelque sept cents passionnantes pages plus tard, de devoir ultimement renoncer à un imaginaire dont on est à la fin positivement imprégné. Plonger dans ce projet ambitieux, c’est accepter de porter désormais en soi une œuvre marquante, qui s’impose comme un jalon nouveau dans son histoire personnelle de lecteur.
Baie de Nagasaki, Japon. L’île artificielle de Dejima, un des ports d’attache de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, a pour fonction principale l’hébergement des commerçants des Pays-Bas. Ce lointain pays des mille automnes, comme on se plaît à le surnommer si poétiquement, sert de trame de fond à bon nombre de tractations commerciales et politiques. Reportons-nous à l’époque, en 1799, où les perspectives lucratives et promesses d’enrichissement sont pour le moins significatives. Un marché économique florissant reste à conquérir…
Les Mille automnes de Jacob de Zoet raconte l’ascension d’un jeune clerc de Dombourg venu au Japon dans une mission commerciale pour y jouer finalement un rôle diplomatique délicat. Cette œuvre s’inscrit dans une généreuse tradition de romans d’apprentissage, où un personnage ingénu parvient à gravir envers et contre tous les échelons sociaux. De Zoet aura fort à faire pour tirer son épingle du jeu à travers toutes ces rivalités qui gangrènent les associations initiales : le jeune homme devra composer au cours de son exil prolongé avec des gens avides, pouvant s’avérer cruels et intransigeants, constamment en train de fomenter des manigances corrompues. Sans compter que Jacob devra absorber le fracassant choc des cultures : le quotidien d’un Européen en terre nippone est forcément ponctué de rencontres qui comportent leur lot d’étonnement, de malentendus et de malaises involontaires.
Mais ce qui marquera davantage au fer rouge son séjour en Orient, c’est la rencontre avec Orito Aibagawa dont il ne se remettra jamais tout à fait. L’attirance de Zoet pour cette femme se nourrira de son souvenir au point qu’il ne pourra plus se défaire de son image, qui bientôt l’habitera, le grugera telle une obsession formidable.
David Mitchell déploie son imaginaire comme s’il avait tout son temps, lui qui a le souci évident de tout décrire dans les menus détails. Cette prolixité savamment calculée sert non seulement la cause du réalisme historique, mais elle lui permet surtout de longuement mettre la table pour des scènes d’une tension dramatique déchirante pour Jacob. L’auteur excelle à tisser des intrigues politiques ou sentimentales inextricables, des dilemmes insolubles. Tout concourra à éloigner cruellement le modeste clerc de Zoet de ses objectifs, qu’ils soient professionnels ou sentimentaux.
De bonne famille, promise à un avenir lumineux, la belle Aibagawa est quant à elle sauvagement soustraite du corps social quand le Seigneur-Abbé Enomoto fait sommairement son acquisition, pour la tenir captive entre les murs du couvent où il lui impose son joug. Son nouveau destin forcé l’amènera à constater à la dure les pratiques abominables ayant cours dans ce couvent-prison, tant cette injuste incarcération d’Orito rappelle le sort réservé aux bagnards.
Ces considérations nécessitent que le tort soit réparé et la belle, libérée… La quête, déjà noble, prend alors des proportions chevaleresques : un complot est ourdi, un plan échafaudé grâce au concours d’un commando de mercenaires œuvrant pour affranchir Orito de cette forteresse imprenable. Les circonstances ici relatées font emprunter au roman un sentier inattendu pourtant bien connu des aficionados de nos thrillers contemporains les mieux construits : l’histoire finit par adopter par la force des choses les codes du genre, sans toutefois sacrifier à la rigueur érudite de la saga historique.
Comme dans ces merveilleux romans d’aventures qui nous ont happés et que l’on a finis, effet de réciprocité oblige, par investir plus intimement, on s’infuse tout entier dans le monde absolument fascinant de David Mitchell. Un monde qui ne consent à vous recracher qu’une fois les sept cents pages achevées. Et là encore, le voyage intérieur continue un certain temps… (SR)
Les Mille automnes de Jacob de Zoet
David Mitchell
Québec, Alto, 2012, 712 pages.
Affaires classées : classiques, mais pas déclassées !
Jean-Baptiste Baronian, qui signait ses excellentes critiques de polars dans le Magazine Littéraire sous le pseudonyme d’Alexandre Lous, a écrit la préface de Service des affaires classées (Roy Vickers), un recueil de nouvelles dont il fait l’analyse et l’éloge en le qualifiant de « monument du genre ».
Roy Vickers est le pseudonyme de William Edward Vickers (1889-1965) un écrivain de polars britannique qui a publié près de quatre-vingts volumes dont un certain nombre sous les pseudonymes de John Spencer, de David Durham ou de Sefton Keyle. Un petit nombre de ces œuvres écrites sous l’influence d’Edgar Wallace, Sax Rohmer, Philips Oppenheimer, John Buchan ou Eric Ambler, ont été traduites en français. Ce sont des polars très mineurs et Vickers serait probablement tombé dans l’oubli s’il n’avait pas publié aussi une série de nouvelles étonnantes, écrites entre 1935 et 1959, traduites et réunies ici dans ce recueil qui regroupe une collection de 38 récits dont 36 appartiennent au « Service des affaires classées ».
Toutes ces histoires, de « La Trompette en caoutchouc » jusqu’à « Qui trop épouse, mal étreint » sont construites selon le même schéma, le même procédé qu’Ellery Queen avait baptisé « La méthode d’interversion ». Contrairement à ce qui se passe dans le whodunit classique, où l’intérêt principal consiste à trouver le coupable et à révéler son identité à la fin, ici, le criminel est connu, clairement identifié dès le début de l’intrigue. Il va commettre le crime (presque) parfait et déjouer (parfois pendant quelques années) les limiers qui tentent de résoudre l’affaire. En désespoir de cause, Scotland Yard va reléguer le dossier au « Service des affaires classées » où il va dormir jusqu’à ce que le destin, la fatalité, la malchance, le hasard intervienne sous la forme d’un détail futile, un élément nouveau inattendu qui va mettre la puce à l’oreille de l’inspecteur Rason (qui dirige le service) ou du superintendant Tarrant.
Pas de limier à la Sherlock Holmes, pas de détective futé à la Hercule Poirot, mais de simples fonctionnaires de police tenaces, observateurs, bien au fait des dossiers, qui interviennent à la toute fin pour confondre un criminel négligent ou malchanceux, trahi par un élément nouveau, une parole de trop, ou tout simplement un élément dû au hasard qui joue ici un rôle majeur. Pas de génies du crime mais des gens ordinaires qui agissent selon les motifs habituels : passion amoureuse, jalousie, haine, appât du gain, etc.
Chacune de ces histoires (assez courtes) est un régal ! Par contre, il est préférable d’espacer leur lecture car il y a un schéma récurrent, et les lire en rafale risque de provoquer un certain sentiment de « déjà-lu ». Mais en apéritif, avant d’entamer un roman par exemple, une ou deux de ces histoires vous feront passer un bon moment de lecture, même si ces textes ont été écrits dans la première moitié du vingtième siècle. Fortement recommandé, et à mettre dans la bibliothèque de tout amateur de polar un tant soit peu éclectique ! (NS)
Service des affaires classées
Roy Vickers
Paris, Omnibus, 2012, 852 pages.
Nuits glaciales à Montréal !
Curieux objet que ce Dernière Nuit à Montréal, un polar (ça se discute !) de la Canadienne Emily St. John Mandel dont l’action se déroule en partie à Montréal, mais une ville de Montréal peu accueillante, froide et laide, comme la décriraient volontiers certains habitants de la ville de Québec ou les plus farouches francophobes du reste du Canada ! Première surprise : que fait ce roman au rythme plutôt lent, où il ne se passe pas grand-chose de palpitant, dans une collection intitulée « thriller » ?
Deuxième élément surprenant : après quelques hésitations, le lecteur finit par se prendre au jeu de ce récit pas banal, et embarque dans cette étrange histoire d’errance qui commence par un drame familial : à sept ans, Lilia Albert est enlevée par son père pour des raisons et dans des circonstances que l’on ne découvrira que dans le dernier tiers du roman. Commence alors une longue errance à travers les États-Unis et le Canada, une cavale singulière qui durera plusieurs années.
La mère de Lilia engage un détective privé qui se lance sur les traces des fugitifs. Obnubilé par sa quête, et fasciné par la jeune Lilia, ce détective obsédé nommé Christopher en arrive à négliger sa propre famille, notamment sa fille Michaela qui rêvait d’être funambule avant de finir dans une boîte minable de Montréal. Or Michaela sait ce que Lilia a toujours ignoré : la véritable raison et les circonstances exactes de sa fuite. Et j’oubliais Eli, un étudiant qui a hébergé Lilia à New York, qui en est tombé follement amoureux et qui part lui aussi à sa recherche lorsqu’elle s’enfuit une fois de plus.
A priori, rien de bien excitant, mais force est de constater que le style et la structure de cette histoire en forme « d’éclats de miroir brisé » finit par exercer son charme et on se laisse emporter jusqu’au dénouement qui n’a rien de spectaculaire, mais où l’on finit par comprendre les circonstances de cette errance de plusieurs années. Une partie consistante de cette aventure se déroule à Montréal et ces quelques chapitres feront grincer bien des dents dans les chaumières francophones.
Emily St. John est née sur la côte ouest de la Colombie britannique. Elle a vécu quelque temps à Toronto, a fait un court séjour à Montréal avant de s’installer à New York. Le portrait, la description qu’elle fait de Montréal est assez invraisemblable, ahurissante même, teintée de paranoïa : l’anglais est quasiment interdit et les pauvres Anglos sont ostracisés. Le climat est pourri, la ville est laide, bref, c’est un enfer de glace, une sorte d’univers parallèle menaçant dont il vaut mieux se tirer au plus vite !
Moralité : c’est pas parce qu’on a un certain talent pour l’écriture qu’on est à l’abri de quelques préjugés véhiculés depuis des siècles par d’irréductibles mange-canayens mal informés, dont plusieurs sont toujours adeptes du « Speak White ». Quoi qu’on en pense, ils n’ont pas tous disparu ! Mais bon, c’est une fiction… (NS)
Dernière Nuit à Montréal
Emily St. John Mandel
Paris, Rivages (Thriller), 2012, 234 pages.
« Le bien a un prix. Le mal est gratuit. »
Au Québec, nos habitudes de lecture nous conduisent souvent vers les grands noms du polar anglo-saxon ou scandinave. Mais on connaît moins bien ce qui s’écrit en dehors de ces deux grands « terroirs » comme diraient les amateurs de vins. Que connaît-on, par exemple, du polar italien ? Quelques romans d’Umberto Eco ? d’Andrea Camilleri ? de Giorgio Scerbanenco ? Mais ensuite… Pour ceux qui l’ignorent encore, il est temps de découvrir Donato Carrisi. Ce dernier représente bien la nouvelle génération du polar italien. Né en 1973, Carrisi a suivi des études en criminologie (couronnées d’une thèse sur les tueurs en série) avant de se lancer dans l’écriture. Son premier roman, Le Chuchoteur, s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Italie et à plus de 300 000 en France. Le roman a récolté une kyrielle de prix.
Le Tribunal des âmes est son deuxième roman et il nous entraîne dans une intrigue complexe et prenante qui se joue entre plusieurs personnages, dans plusieurs lieux et à des époques différentes.
À un premier niveau de l’intrigue, on rencontre la policière Sandra Vega, photographe judiciaire qui fait partie de la brigade des carabiniers de Milan. En dehors de son boulot, elle cherche à élucider la cause de la mort de son mari assassiné quelque temps plus tôt. Lui-même était photographe en freelance et enquêtait, au moment de sa mort, sur une sombre affaire en vue d’un reportage. Des pellicules photos, que Sandra retrouve dans l’un des appareils du reporter, l’entraîneront à Rome où elle recevra l’aide d’un certain inspecteur Schabert d’Interpol.
Au deuxième niveau de l’intrigue, on rencontre Marcus, un homme sans passé et sans mémoire, amnésique à la suite d’une blessure par balle qui a causé chez lui un grave traumatisme cérébral. Sa spécialité : analyser les scènes de crimes pour y déceler les manifestations du Mal. Il fait partie d’une mystérieuse organisation vaticane qui, depuis le Moyen Âge, accumule des dossiers sur les crimes les plus odieux. Or, Lara, une jeune étudiante en architecture, a été enlevée. Le tueur en série qui l’a kidnappée laisse toujours vivre ses victimes un mois avant de les égorger. Marcus doit donc retrouver Lara avant la date fatidique.
À cela s’ajoutent de courts chapitres intercalaires, intitulés « Un an plus tôt », où un personnage simplement appelé « le Chasseur » recherche, du Mexique à l’Ukraine, des enfants troublés et doués d’une sorte de mimétisme. Compliqué, me direz-vous ? Oui. L’intrigue est complexe, mais savamment tressée. Les deux premiers niveaux se croisent assez tôt, mais ce n’est qu’à la toute fin du roman que l’on comprendra les liens qui les unissent au troisième.
Outre cette intrigue baroque, le roman de Carrisi présente une grande richesse aux plans symbolique, culturel et philosophique. Images dans les images, mises en abîme, symboles clés cachés dans des peintures anciennes, réflexions poussées sur le Mal et sur son origine, mystères séculaires peu à peu dévoilés. Tout cela, dans une intrigue enlevante et une écriture sans lourdeur. Ça donne au Tribunal des âmes une profondeur qu’apprécieront les amateurs de polars à haute densité. Donato Carrisi a lu Borges et Eco et il a su en tirer la « substantifique moelle » comme disait Rabelais.
Cela fait du Tribunal des âmes un roman captivant et très riche, qui nous montre qu’en dehors des grands courants du polar américain ou scandinave il se crée ailleurs des œuvres qui peuvent figurer parmi les chefs-d’œuvre du genre. (AJ)
Le Tribunal des âmes
Donato Carrisi
Paris, Calmann-Lévy, 2012, 460 pages.
Réécrire l’histoire…
J’ai beau être un infatigable globe-trotter du polar, le monde est vaste et il y a de nombreuses scènes de crime (par exemple, les polars japonais et chinois…) que je n’ai pas encore explorées. Un de ces trous béants dans cette culture polardière (polarifère ?) concerne le roman policier espagnol que je n’ai que peu fréquenté. C’est donc avec un esprit de pionnier (si, si…) que j’ai commencé la lecture de L’Ultime Secret de Frida K., de Gregorio Leon dont on nous dit qu’il est né à Murcie, qu’il est journaliste et écrivain et qu’il a reçu le Xe Prix International du Roman Emilio Alarcos Llorach pour ce premier roman. Il officie depuis longtemps sur les ondes de la radio Onda Regional de Murcia. Ce livre est son premier roman traduit en français mais aussi son quatrième polar !
L’Ultime Secret de Frida K. combine le roman noir et le polar historique, avec une intrigue dont l’action se déroule au Mexique à diverses époques (1938-2007). Tout commence par le vol à Mexico d’un autoportrait de la célèbre peintre Frida Kahlo. Daniela Ackerman, une belle blonde, détective privée d’une agence espagnole, est chargée de le retrouver. On apprend que cette toile, qui intéresse bien des gens, dont de redoutables narcotrafiquants, a été peinte pour Léon Troski, le révolutionnaire en exil devenu l’amant de l’artiste.
À Mexico, elle va rencontrer l’inspecteur Macheca, un flic un peu paumé, un loser qui enquête sur une série de meurtres de stripteaseuses dont les cadavres sont retrouvés mutilés, avec l’image de la Santa Muerte (l’Ange de la mort) tatoué sur le sein gauche. Quel est le lien entre les deux affaires ? C’est bien ce qu’on va découvrir au fur et à mesure que les deux protagonistes font d’étonnantes découvertes.
Comme dans tout polar historique, il y a des personnages fictifs (Daniela et Macheca, par exemple) et d’autres qui ont réellement existé : l’artiste Frida Kahlo, pour laquelle l’auteur ne cache pas son admiration, son compagnon, le muraliste Diego Rivera, le révolutionnaire russe Léon Troski et son assassin, l’énigmatique Ramon Mercader. Contrairement à nombre de polars de ce sous-genre, l’Histoire n’étouffe pas l’action, au contraire, elle se met à son service pour en faire une sorte de pulp fiction mexicaine où l’on croise des narcotrafiquants passionnés d’art et dévots de la Santa Muerte, une nouvelle religion faite sur mesure pour les mafieux, des tueurs à gages en maillot du Réal de Madrid et des flics corrompus ou incompétents.
Les passionnés d’histoire et d’art y trouveront également leur compte (le Mexique d’hier et d’aujourd’hui, la Révolution russe, les surréalistes, etc.) ainsi que les amateurs de romans noirs (enquête criminelle, meurtres en série, flics douteux, procureurs ambitieux, etc.).Un nouvel auteur, un de plus, à découvrir ! (NS)
L’Ultime Secret de Frida K.
Gregorio Leon
Paris, Les Escales (Noires), 2012, 318 pages.
Meurtres à Canyon Creek
J’aime bien la phrase-choc qui apparaît dans un bandeau sur la couverture de Canyon Creek (couverture qui semble plus annoncer un western qu’un polar) : « Dans le désert, personne ne vous entendra hurler… » Voilà qui promet…
Alexis Aubenque est un écrivain de thrillers français qui appartient à ce groupe de plus en plus consistant d’auteurs de l’Hexagone qui situent une partie de leurs intrigues aux États Unis (Chris Constantini, Maud Tabachnik, Andrea Japp, Maxime Chattam et quelques autres). Cet ancien libraire, « entré en littérature en 2008 » a fait sa marque avec la trilogie de River Falls mettant en scène le shérif Mike Logan, qu’il remet en selle dans une nouvelle série qui se passe à Seattle.
Comme le suggère le titre, l’intrigue de Canyon Creek se déroule dans cette petite ville tranquille de l’Ouest américain. De nouveaux personnages (nouvelle série ?) font leur apparition, dont la sergente Suzie McNeil dont le père est le chef de la police local. L’équipe de flics locale est aux prises avec un tueur qui s’en prend à des jeunes filles latino-américaines. Elles ont été violées, puis tuées et jetées du haut d’une falaise. Comme ce sont des latinos (probablement des immigrées en situation illégale ou des prostituées), la police locale ne se démène pas trop pour rechercher un éventuel coupable.
Suzie McNeil est persuadée qu’il s’agit d’un tueur en série, mais elle se heurte au scepticisme de ses collègues. Même son père ne veut rien savoir et lui ordonne de calmer ses ardeurs. Elle décide alors de mener sa propre enquête, à sa manière, avec l’aide du lieutenant Jack Spencer, un flic atypique et solitaire qui semble lui prêter une oreille attentive. Au même moment, Dale Turner, un homme au passé mystérieux, tout juste sortit du coma après un accident étrange, vient brouiller les cartes. Turner veut savoir ce qui lui est réellement arrivé, Suzie veut traquer le tueur…
Les questions se multiplient, les fausses pistes aussi, le lecteur de thriller est ici en territoire connu et en aura pour son argent. Canyon Creek ne renouvelle aucunement le genre, mais c’est un polar bien construit, parfaitement rythmé avec au moins trois personnages bien campés, dont cette jeune policière inexpérimentée et rebelle, cet amnésique en quête d’identité et le terrifiant El Diablo, le tueur au masque dont l’identité ne sera révélée qu’à la fin.
L’intrigue, d’une relative complexité, a pour toile de fond l’exploitation éhontée dont sont victimes les immigrés d’origine latino-américaine, traités comme du bétail et dont on se débarrasse sans scrupule quand ils ne font plus l’affaire ou quand ils osent protester.
Espérons que l’on reverra certains de ces personnages, du moins ceux qui auront survécu au joyeux jeu de massacre à la Sam Peckinpah qui va clore cette histoire pleine de bruit et de fureur dont les échos résonnent dans les parois des canyons désertiques du Colorado. (NS)
Canyon Creek
Alexis Aubenque
Paris, Toucan Noir, 2012, 554 pages.
À l’ombre de Belphégor !
Voici ce que j’écrivais à propos de Morte la bête, premier polar traduit du duo danois Lotte et Soren Hammer : « …un polar intéressant mais qui ne brille pas par l’originalité de son sujet. On attend donc les titres suivants pour se faire une opinion plus juste sur la valeur réelle de ces romans ». Le Prix à payer nous présente la seconde enquête de l’équipe de Konrad Simonsen et je dirai que ce deuxième opus se situe un cran au-dessus du premier : l’intrigue est moins brouillonne, les personnages s’affinent et on commence à saisir un peu mieux la personnalité de chacun des membres de cette équipe de flics dont les auteurs dissèquent la vie privée et professionnelle.
Deux ans se sont écoulés depuis la première affaire et l’équipe s’est renouvelée, mais les principaux piliers sont toujours présents : Simonsen, le boss, son adjointe appelée « La comtesse » dont il se rapproche davantage, Arne, qui a de la difficulté à concilier son boulot et la vie familiale, et Pauline, obsédée par l’idée de prouver sa valeur. Ils vont avoir du pain sur la planche après la découverte, par la chancelière allemande en visite au Groënland, du cadavre d’une jeune femme libéré par la fonte des glaces. La victime est agenouillée, les chevilles et les poignets attachés. Elle a été étouffée avec un sac de plastique mis sur la tête. Pour Simonsen, dépêché sur les lieux, les circonstances de cette affaire en rappellent une autre survenue quelques années plus tôt : un homme (le père de la victime) avait été rapidement appréhendé. Il s’était suicidé en clamant son innocence. Pour Simonsen, il est bien clair que le même homme ne peut avoir commis les deux crimes. Il a donc poussé un innocent au suicide et le véritable meurtrier court toujours. La chasse est ouverte…
Mais elle prendra une allure inhabituelle dans la mesure où l’identité du coupable (un tueur obsédé par Belphégor !) est rapidement découverte et que le problème est maintenant de réunir les preuves pour l’amener devant la justice. Des interférences politiques et des interventions souvent malencontreuses de la presse vont considérablement handicaper les efforts des policiers, un travail laborieux, minutieux, frustrant, qui est au cœur même de cette histoire.
Le Prix à payer est l’exemple type du roman de procédure policière, dans lequel le travail d’équipe est plus important que la performance individuelle d’un Sherlock Holmes en herbe. Réunions, discussions, témoignages, documents, interrogatoires, analyses, indices, collecte de preuves, toute la gamme des moyens habituels déployés par les enquêteurs est passée à la loupe dans ce gros polar foisonnant dans lequel les auteurs ne manquent pas d’égratigner au passage l’hypocrisie de la prétendue « neutralité » des pays nordiques, notamment du Danemark, et de leur rôle ambigu pendant la Guerre froide. (NS)
Le Prix à payer
Lotte & Hammer Sorensen
Arles, Actes Sud (Actes noirs), 2012, 460 pages.
Le Club des menteurs
Butch Cassidy, Jesse James, Billy the Kid : l’Amérique a un don pour transformer les crapules qu’elle engendre en héros mythiques. Il semble bien que dans le dernier roman de James Carlos Blake, Red Grass River,le même phénomène opère avec le gang Ashley. Par un curieux procédé pervers, on arrive à inverser la sympathie naturelle : comme si les raclures responsables de la criminalité endémique nous faisaient jouir de chaque humiliation infligée au bon shérif Baker.
Nous sommes au début du XXe siècle. Dans les Everglades, que les locaux se plaisent à nommer le Jardin du Diable (on croirait du Baudelaire, tiens !). Le sud de la Floride, sale, avec sa nature hostile infestée de serpents et d’alligators, sert de décor à une histoire fabuleuse racontant en quelque sorte les balbutiements du crime organisé aux États-Unis : contrebande, prohibition, gnôle produite clandestinement dans le fin fond des bois ou des marais, négoce illicite, lupanars et maisons closes. Ponctué de fusillades pétaradantes, de règlements de comptes, de braquages de banques, de refuges dans la douceur des bras des femmes et de multiples tentatives d’évasion de prison, Red Grass River montre à travers mille et une combines comment le crime organisé a partie liée avec le développement des États-Unis modernes. La fondation de la ville de Miami et son essor fulgurant constituent sans aucun doute l’exemple le plus frappant servant à la démonstration.
Red Grass River s’inscrit à la jonction de deux époques et a ceci de fascinant qu’on y dépeint l’entrée dans la modernité du sud des États-Unis. Un pied dans l’étrier du cheval et l’autre sur l’accélérateur de sa Ford T, le cowboy gangster boit du gros whiskey avec ses complices durs à cuire entre deux transactions douteuses avec les Indiens séminoles chasseurs d’alligators. Un monde de raclures qui règlent leurs conflits à coups de poing ou au couteau, et où l’on s’assomme à grands coups de bouteilles d’eau-de-vie sur le crâne.
Et telle une mafia émergente, l’on se joue de la police corruptible, sinon plus ou moins compétente. Rien de bien neuf, il faut le reconnaître. On nage ici en plein stéréotype, mais James Carlos Blake arrive à un tel degré de réalisme dans la caractérisation de ses personnages que l’importance accordée à l’histoire, classique et sans surprise quant à elle, est reléguée au second plan. Tous, ils sont majestueux : du chef du clan au coureur des bois secondaire, on les sent tous habités d’une force de représentation extraordinaire : des desperados durs, impitoyables, plus vrais que nature.
Le redouté clan Ashley jouit d’une réputation de bandits sans scrupule. Jouissant d’un quasi-monopole dans la production et la distribution illégales de whiskey dans l’État de la Floride, les Ashley essaient de résister aux tentatives d’infiltration du crime organisé yankee sur leur territoire sudiste.
Mais Red Grass River trouve surtout sa cohérence narrative dans la rivalité gonflée au point de devenir une véritable guerre à finir entre John Ashley et le shérif Bob Baker. La seule existence de l’un suffisant à pourrir celle de l’autre, leur affrontement épique établit au final clairement que le roman noir découle directement de l’imaginaire western. Red Grass River est le point de jonction entre les deux genres, si bien que l’on doit déclarer que James Carlos Blake peut se targuer d’avoir su extraire une parcelle de l’âme américaine.
Et quel conteur ! Cet art si précieux de raconter, on le flaire aussitôt la première page lue. Dès le début, on est séduits par la tonalité : une voix appartenant à la catégorie des hommes qui en ont vu d’autres… James Carlos Blake passe sur la langue comme un marteau-piqueur sur le bitume. « Ils rouleraient les cadavres par-dessus bord, qui plongeraient dans les profondeurs sombres et rapides en un tourbillon de sang et d’intestins, et les requins fondraient sur eux pour débarrasser le monde de toute preuve tangible que ces hommes avaient jamais existé. » Une langue magnifique. Une description stylisée qui sait rendre la splendeur âpre des lieux et des détails. Comme ce poète capable de tirer de la laideur une forme inédite de beauté, James Carlos Blake a la poésie rugueuse, aride et choquante. Red Grass River est à la littérature policière ce que le grain 60 est au papier abrasif. (SR)
Red Grass River
James Carlos Blake
Paris, Rivages (Thriller), 2012, 414 pages.
Bernie Gunther à Prague
Au matin du 27 mai 1942, un peu avant dix heures trente, le sinistre dirigeant nazi Reinhard Heydrich, récemment nommé Protecteur adjoint du Reich en Bohême-Moravie, circule dans les rues de Prague pour se rendre à son quartier général établi dans le château de Hradcany. Malgré les nombreuses mises en garde de son entourage, l’arrogant Heydrich est seul avec son chauffeur, sans escorte ni protection particulière. La voiture est attaquée par un commando de trois résistants Tchèques, dont deux ont été parachutés de Londres. Heydrich est blessé. Emmené à l’hôpital Bulovka, il mourra le 4 juin à 9 h 24. Parmi les personnes qui l’avaient mis en garde contre un éventuel attentat, se trouvait Bernie Gunther, du moins est-ce le cas dans Prague Fatale, huitième volet de la « trilogie » berlinoise de Philip Kerr, un polar historique encore inédit en français.
Ce nouvel épisode de cette remarquable série commence à l’automne de 1941, alors que Gunther est de retour du carnage sur le front Est, la tête remplie de cauchemars et de culpabilité (il a participé aux exactions). Réaffecté à la police criminelle, il est convoqué par Heydrich pour veiller sur sa sécurité. En effet, à cause des nombreuses magouilles internes et des luttes de pouvoir à la tête du Reich, Heydrich est persuadé qu’on va attenter à sa vie lors d’une importante réunion de hauts dirigeants nazis qu’il a convoquée pour une fin de semaine. Quand un des officiers présents est assassiné dans des circonstances étranges (un meurtre en chambre close, rien de moins) l’enquête revient naturellement à Bernie qui a carte blanche. Il se fait un point d’honneur (et un plaisir sadique) de cuisiner toutes ces grosses huiles nazies et de débusquer tous les squelettes qui traînent dans les placards de ces pitoyables marionnettes en uniforme.
Cette partie du roman est particulièrement jouissive, avec des dialogues savoureux et percutants. Évidemment, Bernie finira par découvrir le coupable dont l’identité ne manquera pas de surprendre le lecteur même le plus aguerri ! Comme dans plusieurs autres romans de la série, il y a une histoire sentimentale torride qui a des liens organiques avec l’intrigue principale. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ami Bernie n’a guère de chance avec ses fréquentations féminines.
Prague Fatale est un des meilleurs volets de la série, un mélange complexe de roman historique, de récit de guerre et d’espionnage combiné de manière subtile avec une histoire de meurtre en vase clos dans la tradition classique du genre. Le personnage principal est égal à lui-même, avec peut-être quelques illusions de moins, son séjour dans l’enfer des massacres et des combats du front Est ayant laissé des traces indélébiles.
En toile de fond, Kerr nous raconte le destin tragique de Reinhard Tristan Eugen Heydrich, un des maillons essentiels de la terreur nazie, criminel de guerre notoire, organisateur de la Shoah et contrôleur principal des Einsatzgruppen, ces commandos de la mort chargés d’éliminer les populations civiles dans les territoires conquis de Pologne et de Russie. Un polar fascinant à traduire d’urgence ! (NS)
Prague Fatale
Philip Kerr
New York, G.P. Putnam’s Sons, 2012, 402 pages.
La Nuit des corbeaux
Dès les premières pages de La Nuit des corbeaux, l’écrivain irlandais John Connolly (que d’aucuns confondent parfois avec l’américain Connelly) met en place une ambiance sombre, sinistre, plombée, avec une scène qui n’est pas sans rappeler quelques passages stressants du film Les Oiseaux d’Hitchcock. Perchés sur un arbre le long d’une route, des corbeaux « énormes et racés » avec des « yeux brillants d’une intelligence étrange », guettent… La table est mise pour une nouvelle aventure de Charlie Parker, un ancien policier qui a démissionné après le meurtre sauvage de sa femme et de sa fille quelques années plus tôt. Il s’est reconverti en détective privé et entretient des rapports conflictuels avec ses anciens collègues, à cause de ses méthodes peu orthodoxes.
Il est engagé par une avocate qui désire aider un client qui reçoit des courriers anonymes. Il s’agit d’un comptable au lourd passé criminel qui essaie de refaire sa vie après avoir purgé une longue peine pour meurtre. Adolescent, Randall Haight avait commis l’irréparable : avec un ami, il avait tué une jeune fille de quatorze ans. Après avoir purgé sa peine, il est revenu à Pastor’s Bay, une bourgade paumée du Maine, avec une nouvelle identité. Quand une autre adolescente disparaît (sans demande de rançon), il a peur que les soupçons se portent sur lui, d’où l’appel à Parker. Très vite cependant, l’affaire se complique quand Parker lui-même en arrive à soupçonner son client. Pour résoudre cette affaire, il doit d’abord découvrir l’identité du maître chanteur. En parallèle, à Boston, se déroule une guerre entre gangs mafieux, dont les répercussions se feront sentir jusqu’à Pastor’s Bay selon le procédé éprouvé de la fusion éventuelle de deux récits en apparence distincts.
J’aime bien les polars de John Connolly, un écrivain qui n’a pas vraiment toute la reconnaissance qu’il mérite parce qu’il lui arrive de commettre ce que d’aucuns qualifient de « crime lèse-polars » : il jongle parfois avec le fantastique. Parker est obsédé par des fantômes, et le surnaturel est présent dans plusieurs intrigues. Ça n’est pas le cas ici avec ce récit plutôt réaliste sans apparitions ou phénomènes extranaturels. C’est une bonne histoire policière, solide, bien menée avec les ingrédients habituels du genre : une disparition, un suspect évident au lourd passé, et la découverte par l’enquêteur que les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît.
L’intrigue ne manque d’action avec son lot de rebondissements et de surprises et Charlie Parker est égal à lui-même dans son entêtement à cultiver l’art de mettre les pieds dans les plats. Une série à ne pas négliger… (NS)
La Nuit des corbeaux
John Connolly
Paris, Presses de la Cité (Sang d’encre), 2012, 452 pages.
Trafics africains
Mea culpa, je n’avais jusqu’à présent pas lu de livres de Mario Bolduc. C’est maintenant chose faite avec La Nuit des albinos, la troisième aventure de son héros Max O’Brien, arnaqueur de haut vol plutôt sympathique. Celui-ci vit en Afrique. Il espère se réconcilier avec Valéria, son ex-maîtresse qu’il aime encore, lorsqu’on l’appelle pour lui annoncer qu’elle et sa fille Sophie ont été assassinées dans leur maison. Les deux femmes, avocates, menaient un combat peu apprécié pour protéger les albinos victimes des croyances populaires ; pourtant l’enquête semble se diriger vers un simple vol ayant mal tourné. Max O’Brien n’a vraiment pas confiance dans la police tanzanienne et voit bien que le détective responsable se rabattra sur le premier bouc émissaire trouvé. Il décide de partir lui-même en chasse.
En parallèle à ce récit, on rencontre Roselyn, femme américaine dont le mari vient de disparaître sans prévenir. En fouillant dans ses affaires, elle comprend qu’elle n’a jamais vraiment connu cet homme qui a été toute sa vie bourreau dans une prison américaine. Quel lien unit les deux histoires ? Je vous laisse le découvrir.
L’Afrique est de plus en plus présente dans les polars, mais tant mieux si cela est bien fait. Mario Bolduc décrit un pays partagé entre progrès et tradition. La jeunesse part étudier à l’étranger, tandis que l’on continue de tuer des albinos et de vendre leur membre comme porte-bonheur, y compris à ceux-là mêmes qui installent la modernité. Ces Noirs trop blancs sont pourchassés sans que personne intervienne vraiment.
La structure qu’utilise l’auteur, faisant passer le lecteur de l’Afrique aux États-Unis plusieurs fois avant de lui révéler le lien entre les deux histoires, nous maintient en haleine et le rapprochement se fait sans accrocs. Mario Bolduc maîtrise son suspense jusqu’au bout, terminant par une course-poursuite haletante comme tout bon thriller qui se respecte.
Il construit des personnages solides et intéressants, comme Roselyn qui découvre à la fin de sa vie qu’on peut ne pas connaître celui avec qui on a vécu, Valéria qui a choisi de se battre du côté des victimes pour des raisons très obscures et surtout Max O’Brien, escroc qui ne peut s’empêcher de jouer les justiciers.
Mario Bolduc touche au sujet très sérieux de la peine de mort à travers le personnage d’Albert Kerensky, tueur au service de l’État, mais également celui de Valéria, qui défend l’exécution pour mieux protéger les albinos.
Difficile de ne pas lire ici une critique d’un système qui ne semble pas fonctionner tout en montrant l’ironie de vouloir prendre une vie pour en sauver une autre.
S’il me faut trouver des défauts, ce sera peut-être quelques hasards un peu gros et des astuces d’auteurs réutilisées qui enlèvent un peu de crédibilité au récit, mais pendant la lecture, tout cela n’a pas d’importance ; on se laisse entraîner sans discuter dans l’intrigue.
Mieux vaut tard que jamais, je suis contente d’avoir découvert un nouvel écrivain à suivre et je ferai sûrement un détour vers ses premiers romans.
Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, essayez, car voilà du bon thriller québécois qui n’hésite pas à nous balader d’un continent à l’autre. (MM)
La Nuit des albinos
Mario Bolduc
Montréal, Libre expression (Expression noire), 2012, 416 pages.
Revue Alibis – Mise à jour: Octobre 2012