Encore dans la mire
Christine Fortier, André Jacques, Martine Latulippe, Simon Roy, Norbert Spehner
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 750Ko) d’Alibis 41, hiver 2012
L’incontournable
Commençons par un aveu : l’idée de parcourir le volume recensant les dix dernières années de la littérature policière en Amérique française nous apparaissait un peu comme un travail scolaire imposé. Quelle erreur ! Bien sûr, Le Roman policier en Amérique française T.2 est avant tout un ouvrage de référence, et, en ce sens, Norbert Spehner respecte méticuleusement la méthodologie de travail que ça exige. Il n’empêche qu’il a aussi eu le souci de rendre le tout digeste en y insufflant, comme il le mentionne dans son texte de présentation, quelques coups de gueule et de l’humour. On l’en remercie.
Avant de se lancer dans la bibliographie commentée de tous les romans policiers (incluant récits d’enquête, romans noirs, romans de procédure policière, suspenses, thrillers, romans d’espionnage, politique-fiction et quelques pseudo-polars inclassables) publiés entre 2000 et 2010, le journaliste, critique littéraire et professeur de français à la retraite propose en guise de premier chapitre « L’Autopsie d’une décennie ». Partant de l’hypothèse que le polar québécois ne s’est jamais aussi bien porté, Norbert Spehner fait le bilan du phénomène – sans jamais se départir de son esprit critique –, s’intéressant aux facteurs de croissances et énumérant les auteurs et éditeurs québécois qui se démarquent. Il décoche au passage quelques vigoureux crochets bien mérités, puis ne se gêne pas pour encenser ceux qui le méritent. Par le fait même, il nous pousse à établir une liste d’écrivains à découvrir absolument – un signe évident de la vigueur du phénomène.
Sur un plan purement pratique, les amateurs de littérature policière, les chercheurs, les journalistes, et autres individus désireux d’en savoir plus trouveront dans l’essai bibliographique de Norbert Spehner la liste des romans policiers pour adultes, assortis de commentaires critiques qu’ils soient positifs, négatifs ou mitigés ; celle des romans policiers pour jeunes ; des bandes dessinées noires & policières, ainsi qu’une liste des films, séries ou miniséries policières de la dernière décennie.
En annexe, l’auteur recense également les gagnants des prix Saint-Pacôme, de la Rivière Ouelle, Arthur-Ellis et Alibis ; et il énumère les adresses des sites Internet et blogues consacrés au polar qui méritent le détour, sans oublier celles des écrivains eux-mêmes.
Pour Norbert Spehner, la production du Roman policier en Amérique française T.2 (2000-2010) représentait sans aucun doute une suite logique au travail accompli au cours des trente dernières années. Pour les lecteurs, il s’agit d’une intéressante combinaison entre travail d’analyse et répertoire informatif, livré par un spécialiste passionné et respecté. (CF)
Le Roman policier en Amérique française T.2 (2000-2010)
Norbert Spehner
Lévis, Alire (Essais 007), 2011, 427 pages.
Les deux solitudes
Dans son roman Moi, Anna, Elsa Lewin présente essentiellement deux personnages : Anna, on le devine, et Bernie. Elle, c’est Anna, une femme de cinquante ans usée, dont la vie tranquille de bibliothécaire et épouse a basculé quand son mari l’a brusquement quittée pour une autre, plus jeune. Anna se retrouve dans un appartement minuscule, et un peu minable, avec sa fille Émilie, qui ne supporte plus sa mère et ne tardera pas à la quitter à son tour. Anna se rend parfois à des soirées pour célibataires, toutes plus déprimantes les unes que les autres. Un soir, elle y rencontre George, qui ne l’intéresse que bien vaguement mais qui semble s’intéresser à elle, ce qui lui fait tant de bien qu’elle finira la soirée avec lui. Tout dérape, à tel point que George est retrouvé sauvagement assassiné le lendemain… Lui, c’est Bernie, un inspecteur qui est mis à la porte par sa femme et qui a l’impression que tout lui échappe soudain. Il a pourtant toujours tout fait correctement…
Il se retrouve un peu par hasard sur les lieux du meurtre de George et sera le seul à remarquer le parapluie jaune qu’Anna y a laissé. Leurs destins ne tardent pas à se croiser et une pseudo-enquête s’engage, davantage un prétexte à confronter leurs deux solitudes qu’à résoudre un crime. Deux âmes blessées cherchant à s’approcher l’une de l’autre…
Ce roman est le seul qu’ait écrit Elsa Lewin, une psychanalyste américaine aujourd’hui retraitée. Il sera sous peu porté à l’écran avec Charlotte Rampling dans le rôle d’Anna et Gabriel Byrne dans le rôle de Bernie, ce qui nous vaut probablement cette réédition, puisque le livre était d’abord paru en anglais en 1984, puis en français en 1991, au Seuil, sous le titre Le Parapluie jaune (qui me semble personnellement plus adapté au roman que Moi, Anna). Ce qui ressort de ce livre, c’est une solitude terrible, une souffrance constante. Les vies de Bernie et Anna paraissent pathétiques. Tous deux sont déchirés, cherchant désespérément à comprendre comment ils ont pu en arriver là, ce qu’ils ont fait surtout. L’enquête importe assez peu, en fin de compte : on retient davantage les états d’esprit des personnages, leur tristesse pesante, leur volonté de trouver un sens à tout ça. C’est noir, parfois sordide, ce n’est pas enlevant, mais c’est touchant. Il n’y a guère d’espoir pour personne et pourtant, paradoxalement, on sent surtout derrière cette déprime qui habite tout le livre une grande sensibilité, une grande humanité. Lewin illustre très bien ces existences qui basculent tout à coup, qui font que n’importe qui peut flancher et franchir la mince barrière qui sépare le bien du mal, même une bibliothécaire tranquille, même un inspecteur modèle qui n’a peur de rien… sauf de la solitude.
Au-delà de l’enquête, l’intérêt du lecteur est d’en venir à se demander comment ces deux-là vont bien pouvoir s’en sortir… Ce qui nous donne une enquête assez atypique, assez peu crédible, mais ce n’est pas trop important puisqu’il s’agit nettement d’un livre psychologique plutôt que d’un polar. Mieux vaut être averti. (ML)
Moi, Anna
Elsa Lewin
Paris, Le Masque, 2011, 382 pages.
Noire nuit de Noël
Quelles sont les chances pour que le fils d’un tueur en série échappe au modèle ? La pire perversion est-elle transmissible ? La noirceur assassine ordonnant au père de faire couler le sang peut-elle, comme dans un bagage génétique, être léguée au fils au point de voir ce dernier contrôlé par un monstre intérieur, par un Passager noir à la Dexter Morgan ? Il y a longtemps, sur une période de vingt-cinq ans, Jack Hunter a tué des prostituées. Des meurtres en série sordides. Onze en tout. Il s’est fait prendre et il purge depuis une sentence à perpétuité à la prison de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Il ne serait pas vain d’avancer l’existence possible d’un lien causal entre ce choc absolu et le suicide subséquent de la femme du tueur ou encore la surdose d’héroïne de leur fille. Dommages collatéraux, dit-on.
Son fils, Jack Jr, renommé Edward pour des raisons évidentes, est donc regardé socialement depuis qu’il a neuf ans comme une bombe à retardement, lui qui porte tant bien que mal – plutôt mal en fait – le poids des exécutions sadiques de son père. Une réputation ternie à jamais, par ricochet. Sa vie rangée de comptable, son rôle de bon père de famille et de mari attentionné n’y font rien, il demeurera aux yeux de la société le fils de « Jack le Chasseur »… La question que tous se posent depuis vingt ans : quand se mettra-t-il enfin à démembrer des gens ou à enterrer vivantes ses victimes innocentes ? Car la membrane séparant la vertu du vice est bien fragile, comme l’illustre ce sans-abri tenant dans une main la Bible et une bouteille de vodka dans l’autre.
Le drame imaginé par Paul Cleave creuse à même le terreau noir des ballades meurtrières de Nick Cave (allez écouter Oh My Lord). Comme dans les plus sordides chansons du ténébreux Australien, un sentiment d’injustice profonde, d’arbitraire cruel, est à la source de ce désir de vengeance. La tragédie inconcevable devient vite ce catalyseur de violence jusque-là contenue, refoulée. L’expulsion terrible ne peut être qu’une éruption déchaînée. Un père idéal est un point d’exclamation rageur, une sorte de Contre Dieu néo-zélandais à la trame scénaristique toutefois plus élaborée, mais aux pulsions vengeresses tout aussi manifestes.
Quelques jours avant Noël, alors qu’ils se trouvent dans une banque, Edward Hunter et sa femme Jodie subissent la violence d’un braquage impitoyable. L’expression « être au mauvais endroit au mauvais moment » prend ici tout son sens, d’autant plus que l’opération dégénère quand l’un des six bandits à cagoule abat sous les yeux d’Edward sa femme d’une balle dans le dos. Absent de sa vie depuis deux décennies, le père d’Edward profite de ce drame insensé pour tenter de renouer avec son fils. À sa manière, peut-être pourrait-il l’aider… Ce captivant thriller de Paul Cleave (auteur d’Un employé modèle) raconte l’histoire intense d’un désespéré aux abois dans une cité damnée qui lui aura tout pris sauf sa solitude menaçante.
Au bord du gouffre, la ville de Christchurch est gagnée par la gangrène de la criminalité, corps urbain sans défense ravagé par un virus dévastateur. En pleine période des Fêtes, l’auteur parvient – par un effet de contraste réussi – à faire peser tout le poids infini de la souffrance sur les épaules d’Edward Hunter, pauvre type qui attire la tragédie comme les ordures les mouches par un beau jour d’été ensoleillé. (SR)
Un père idéal
Paul Cleave
Paris, Sonatine, 2011, 406 pages.
La dernière aventure de Sherlock Holmes ?
Au début de 2011, la Conan Doyle Estate a demandé à l’auteur, réalisateur et scénariste anglais Anthony Horowitz d’écrire une aventure de Sherlock Holmes, laquelle serait reconnue comme faisant partie du « canon » c’est-à-dire l’ensemble des textes officiellement admis par les ayants droit de Conan Doyle. Jusqu’à présent, les textes dits canoniques se composent d’un ensemble de cinquante-six nouvelles et de quatre romans. Le résultat : La Maison de soie, un récit rédigé comme il se doit par le docteur Watson, un an après la mort de Holmes, et déposé dans un coffre pendant près d’un siècle pour les raisons suivantes, énoncées par le bon docteur : « À l’époque, il m’a été impossible de les raconter pour des raisons qui apparaîtront clairement au lecteur. […] Les événements que je vais décrire étaient trop monstrueux, trop choquants pour être imprimés. Ils le sont toujours aujourd’hui. Je n’exagère rien en affirmant qu’ils pourraient mettre à mal le tissu tout entier de notre société ». Rien de moins… Qu’en est-il au juste ?
L’histoire comprend deux volets : l’affaire dite de l’Homme à la casquette plate et celle de la Maison de soie. A priori, deux affaires très différentes, sans lien apparent, mais comme toujours dans les aventures de Sherlock Holmes, les apparences sont trompeuses. La première affaire concerne un marchand d’art de Wimbledon qui est suivi et menacé par un bandit irlandais venu des États-Unis pour se venger. Quand l’homme est retrouvé poignardé, l’affaire prend une autre tournure, beaucoup plus sinistre, avec l’assassinat d’un des jeunes membres des Irréguliers de Baker Street. L’enquête qui en résulte amène Holmes et Watson à rechercher une mystérieuse Maison de soie qui cache, semble-t-il, un terrible secret. Si terrible que même Mycroft, le frère au bras long, ne peut intervenir. Il met en garde Holmes contre les implications de l’affaire et le supplie de renoncer à son enquête. Ce que Holmes ne fera pas, of course, avec de terribles conséquences.
Comme on s’y attendait, le dénouement réserve plusieurs surprises, notamment quand Holmes fait le lien entre les deux histoires et révèle l’implication des différents acteurs du drame. La Maison de soie est un excellent pastiche des aventures de Sherlock Holmes dans lequel l’amateur ne peut que se sentir à l’aise. On y retrouve les protagonistes habituels (Lestrade, Mycroft, Moriarty, Watson etc.) des références et allusions à quelques affaires passées, les surprenantes déductions de Holmes et les interactions typiques entre les personnages. Le pastiche est presque parfait, et pourtant…
Il y a comme une touche de modernité dans ce « classique ». L’action est menée rondement, avec des techniques de thriller moderne et la violence est nettement plus explicite, plus graphique que dans les œuvres du canon, au point où certaines scènes me semblent problématiques pour une éventuelle édition jeunesse (même pour les moutards vaccinés d’aujourd’hui) ! Quand Holmes et Watson découvrent le sordide secret de la Maison de soie, on comprend effectivement pourquoi cette aventure inédite de Holmes ne pouvait pas être publiée du vivant des personnages : impossible d’aborder cette thématique plus que délicate dans le canon holmésien. Et, là aussi, je me demande quelle sera la réaction des jeunes lecteurs peu susceptibles de comprendre (du moins, on peut l’espérer…) ce qui se passe dans les alcôves de ladite maison. J’imagine assez bien la tête du parent se faisant demander « Dis papa, ils font quoi le monsieur peu habillé et le garçon dans la chambre ? ». Very shocking, indeed !
Par ailleurs – volontairement ou non – Horowitz a parfois dévié du « canon ». C’est ainsi que, contrairement à son habitude, Holmes est admiratif d’Auguste Dupin, dont il vante et imite la « ratiocination », Lestrade est présenté comme moins idiot qu’il n’en avait l’air et lui donne un sérieux coup de main, et on fait même une petite allusion à l’affaire de Jack l’Éventreur jamais évoquée dans les œuvres canoniques. Même son Sherlock Holmes est « humanisé » : généralement insouciant, habitué à se servir des autres, il se sent cette fois responsable de la mort d’un de ses jeunes collaborateurs et songe même à abandonner sa carrière de détective.
La Maison de soie est un bon pastiche, qui se lit avec plaisir, mais de là à en faire une œuvre du canon, je suis sceptique… C’est tout de même du Horowitz, pas du Doyle. Pourquoi alors cette demande des ayants droit (contrairement à ce qui est affirmé, ça n’est pas la première fois, puisque dans le passé, selon Leslie Klinger, on aurait déjà sollicité Caleb Carr et Lyndsay Faye, entre autres) ?
Je n’y vois guère que deux possibilités : une astuce commerciale destinée à renflouer les coffres de la Conan Doyle Estate ou une tentative tordue pour tenter de récupérer un copyright sur un personnage tombé il y a fort longtemps dans le domaine public et dont les aventures sont pastichées, imitées, caricaturées des dizaines et des dizaines de fois chaque année et cela dans tous les médias (littérature, cinéma, télévision, bandes dessinées, etc.). Une affaire à suivre, donc… (NS)
La Maison de soie
Anthony Horowitz
Paris, Calmann-Lévy, 2011, 360 pages.
Un auteur énigmatique, une affaire troublante…
En 2008, Inger Ash Wolfe faisait une entrée remarquée sur la scène littéraire canadienne-anglaise avec The Calling (publié en 2009 au Fleuve Noir sous le titre Le Guérisseur). Cette « scène littéraire » désigne bien ici l’ensemble de la communauté et non seulement le cercle plus ou moins restreint des « crimes writers » et autres fans du genre, car l’éditeur avait annoncé à grands fracas que derrière le pseudonyme songé se cachait un écrivain majeur de la littérature canadienne-anglaise désireux de garder son anonymat, mais aussi de faire une carrière parallèle dans le polar. Du coup, les spéculations allèrent bon train sur internet, dans les pages littéraires des quotidiens et dans les revues. Qui se cache derrière ce pseudonyme ? En 2011, le mystère persiste alors que l’on attend un troisième polar, White Widow, en 2012.
Captifs est donc le deuxième roman de la série mettant en scène l’inspecteur Hazel Micallef, basée dans le bled perdu de Port Dundas dans le Nord de l’Ontario. Après une opération au dos, elle est en convalescence dans la maison de son ex-mari et de sa nouvelle épouse, un endroit où elle se meurt d’ennui. C’est alors qu’elle va hériter d’une étrange affaire. Un couple, parti pêcher le brochet, a remonté ce qui semble être le corps d’une femme décapitée. En effet, ils n’ont eu que quelques secondes pour apercevoir le cadavre avant que celui-ci ne se détache de l’hameçon et ne retombe au fond du lac. Des plongeurs envoyés sur les lieux vont faire une étonnante trouvaille. Mais il y a plus troublant encore : les détails de la macabre découverte sont relatés dans le premier épisode du roman de l’été paru quelques jours plus tôt dans le journal local. Il n’en faut pas plus pour piquer la curiosité de la flic sexagénaire et lui redonner le goût de l’action. Avec l’aide du détective Wingate, elle se lance dans un curieux jeu de piste qui va l’amener à marcher sur les plates-bandes de la police de Toronto dont elle va réexaminer une affaire bâclée par leurs services et qui pourrait bien être à l’origine des curieux événements qui se passent dans la région de Port Dundas.
Quelle que soit la personne qui se cache derrière le pseudonyme de Wolfe, elle a parfaitement intégré les codes du roman policier avec, en plus, une qualité stylistique qui n’est pas nécessairement l’apanage des fabricants de thrillers à la chaîne. D’ailleurs, je soupçonne de plus en plus cet écrivain d’être une femme. Le souci du détail, la psychologie fouillée et nuancée de tous les personnages, l’évocation des problèmes domestiques et des relations familiales (Hazel et son ex-mari, Hazel et la nouvelle épouse, Hazel et sa fille), l’homosexualité de Wingate et ses conséquences, tout cela semble trahir une touche, une sensibilité toute féminine… Ajoutons que ces éléments, qui deviennent vite agaçants et pesants dans certains « polars pour matantes » sont ici intégrés de façon habile et contribuent à la richesse de cette intrigue bien menée, au suspense soigné. J’avais bien apprécié Le Guérisseur, celui-ci est encore meilleur ! (NS)
Captifs
Inger Ash Wolfe
Paris, Fleuve noir, 2010, 402 pages.
Meurtres en Slovaquie
Dans le numéro 39 de votre revue policière préférée, j’ai publié un article intitulé « Crimes en terre étrangère » où il était question de ces séries qui se passent dans des lieux exotico-étranges, avec des personnages principaux du cru, mais dont les auteurs sont d’une autre nationalité. Pour une raison que j’ignore, j’ai un faible pour ces récits qui combinent le meilleur de deux mondes, soit celui du divertissement (énigme policière) et celui de la connaissance (mœurs et coutumes des populations locales). Grâce à ces polars très particuliers, j’ai pu me « familiariser », voire « visiter » (en esprit, of course) des destinations aussi surprenantes que le Botswana, la Russie des Tsars, le Tibet, la Corée du Nord (atroce !), l’Islande, et autres banlieues de Saturne où je ne mettrai certainement jamais les pieds de mon vivant.
Ma plus récente « expédition » a eu lieu en Slovaquie (anciennement Tchécoslovaquie, séparée de la Tchéquie depuis 1993) dans Les Jeunes filles et la mort de l’écrivain américain Michael Genelin. La série originale compte déjà quatre enquêtes, avec comme personnage principal le commandant Jana Matinova, une belle femme dont le mari s’est suicidé alors que le pays était encore aux mains des communistes. Elle a une fille, Katka, mariée à un diplomate américain, et qui ne parle plus à sa mère qu’elle croit responsable de la mort du père. La première affaire de Matinova n’est pas banale : en plein cœur de l’hiver, sur une autoroute verglacée de Slovaquie, un minibus achève de flamber. Six jeunes femmes et le chauffeur ont péri dans ce qui semble d’abord être un accident. Jana reconnaît l’une d’entre elles, prostituée à Bratislava. La police comprend très vite que « l’accident » a été provoqué. C’est le début d’une affaire complexe qui entraîne les enquêteurs dans les méandres terrifiants du trafic d’êtres humains et les confronte à un adversaire redoutable : Koba, un tueur impitoyable aux multiples identités. À l’instar des chats, ce type insaisissable mais mortellement efficace, semble avoir plusieurs vies. On le croit mort et soudain il réapparaît pour laisser derrière lui d’autres cadavres.
À vrai dire, cette première enquête m’a un peu laissé sur ma faim. Si le début est limpide, on finit par perdre un peu le fil de cette aventure qui mène Jana Matinova à travers l’Europe, en quête de la vérité. Par contre, la partie plus historique qui se passe pendant le régime communiste est particulièrement bien rendue. Il y a plusieurs personnages intéressants, notamment le supérieur de Matinova qui la protège comme si elle était sa fille, et son adjoint Seges, le roi des incompétents ! Le dénouement est brutal, crève-cœur, quoique un peu obscur !
Bref, je n’ai détesté, mais je n’ai pas été enthousiasmé non plus. Je lirai volontiers le titre suivant, histoire de me faire une meilleure idée des qualités ou des défauts de cette série dont l’auteur a été conseiller auprès du Ministère de la Justice slovaque pendant plusieurs années. À suivre donc… (NS)
Les Jeunes filles et la mort
Michael Genelin
Paris, Marabout, 2011, 504 pages.
Les noirs destins du cinématographe
Volker Kutscher est né en Rhénanie en 1962. Après des études de germaniste, d’historien et de philosophe, il devient journaliste puis se lance dans l’écriture de fiction. La Mort muette est la deuxième enquête du commissaire Gereon Rath. Son premier roman, Le Poisson mouillé, est aussi paru dans la collection Points en 2011.
Berlin, mars 1930. Betty Winter, une actrice de cinéma, meurt écrasée et électrocutée par un projecteur de plateau. Le commissaire Rath est chargé de l’enquête. Accident ou meurtre ? La police s’interroge. Mais, quelques jours plus tard, le corps d’une deuxième actrice est trouvé dans une salle de cinéma désaffectée. Puis bientôt celui d’une troisième, dans un même contexte. Une particularité frappe les enquêteurs : les deux dernières victimes ont subi une ablation des cordes vocales avant leur décès.
Les autorités policières berlinoises craignent par-dessus tout que ces trois morts déclenchent dans la population une vague d’hystérie collective. Déjà les journaux évoquent un mystérieux tueur en série. Mais l’enquête est aussi ralentie par des querelles incessantes à l’intérieur même du corps policier.
Dans cette deuxième enquête du commissaire Rath, Volker Kutscher poursuit son exploration du Berlin du début des années trente. Et l’auteur garde toujours, en toile de fond de son intrigue, l’agitation politique entre communistes et nazis qui fragilise la jeune république de Weimar et qui mènera aux abominations que l’on sait.
Le roman nous offre surtout un portrait précis et très bien documenté des milieux cinématographiques allemands de l’époque : il montre la lutte parfois féroce entre promoteurs du cinéma parlant et fanatiques du muet. Une lutte sans merci où des producteurs sans scrupule se servent même de la mort de leurs vedettes pour mousser la publicité de leurs films.
La Mort muette présente ainsi plusieurs aspects très intéressants. D’abord, le personnage même du commissaire Gereon Rath : un enquêteur intelligent aux intuitions brillantes, mais également un solitaire entêté continuellement en opposition avec son supérieur, le commissaire principal Böhm, qui est d’une rigueur toute prussienne et bien ancrée dans les traditions et les méthodes un peu bornées de la police de l’époque. Les personnages secondaires sont également tracés de main de maître. On les distingue bien les uns des autres et on les sent.
L’un des aspects les plus intéressants du roman demeure toutefois le portrait de ce Berlin de 1930. Une des grandes villes du monde, une ville de culture et de passions. L’auteur nous en montre la vie quotidienne : les restaurants, les bars, les parcs, nous entraînant dans un véritable voyage dans le temps. Un voyage dans des paysages que le touriste d’aujourd’hui ne retrouvera jamais. Une ville en fin d’hiver, grise et souvent pluvieuse. Une ville en noir et blanc comme dans les films de l’époque.
Quelques faiblesses toutefois. D’abord, sa longueur. Le roman compte 669 pages. C’est beaucoup. Surtout au début, où l’intrigue prend un certain temps à vraiment se mettre en place. Une intrigue parallèle se développe : le père de Rath le charge d’une mission qui a peu de rapports avec l’enquête principale et qui nous en détourne sans vraiment ajouter d’éléments pertinents au récit. Sauf pour nous faire connaître le passé familial assez tendu de Rath.
Autre agacement : les rappels fréquents d’éléments se rattachant au premier roman de la série. C’est l’un des dangers qui guette un auteur qui utilise des personnages récurrents. Ici, Kutscher en met un peu trop.
Quelques anachronismes aussi. Péchés impardonnables pour un auteur de polar historique. Sont-ils dus à l’auteur ? À la traductrice ? Peu importe, l’éditeur aurait dû les relever. Certains sont mineurs comme l’utilisation du verbe « instrumentaliser » à la page 498. En français, selon le Robert, ce mot n’est apparu qu’en 1973. Or l’action du roman se déroule en 1930. Plus grave, cette phrase : « Winkler (le caméraman) avait intentionnellement filmé la scène (de la mort de l’actrice), on aurait dit qu’il avait travaillé pour le journal télévisé… » En 1930 ? Les actualités filmées, oui, on en projetait chaque soir en salle, mais pour la télévision ???
Mais sauf pour ces quelques faiblesses et coquilles, La Mort muette demeure un excellent polar historique de procédure policière. Presque aussi prenant que la Trilogie berlinoise de Philip Kerr. À suivre, donc, la carrière de ce commissaire Rath, dont la troisième enquête est déjà annoncée. (AJ)
La Mort muette
Volker Kutscher
Paris, Seuil (Policiers), 2011, 669 pages.
Une chasse au trésor rocambolesque
Il y a un peu de tout dans Le Premier Appelé de Christian Ego qui semble (je dis bien, semble…) avoir été publié d’abord aux éditions Les Nouveaux auteurs, avant d’aboutir au Toucan ! C’est en tout cas ce que dit Mister Google. Ça commence comme un roman de guerre avec une belle scène d’attaque : dans les plaines d’Ukraine, en septembre 1941, deux Messerschmitts 109 mitraillent deux camions de l’armée soviétique, réduisant l’un d’eux en cendres, et épargnant le deuxième pour que les troupes au sol puissent le récupérer. Ce travail sera accompli par un groupe de volontaires français combattant aux côtés des hommes du Reich. Quand ces types découvrent ce que transportait le camion intact, ils décident d’enterrer leur trouvaille et de ne rien dire aux Allemands. Plusieurs d’entre eux seront tués au cours des années de guerre mais il y a trois survivants, bien décidés à récupérer ce qu’ils avaient dissimulé durant le conflit.
Ça se transforme en polar quand l’action se transpose en juin 2003 alors qu’on découvre un double meurtre dans la forêt de Rambouillet. La commissaire Delmas ne comprend rien à ce crime impliquant deux citoyens sans histoire, mais dont le lecteur, lui, sait qu’ils sont les fils de deux soldats français membres du commando ukrainien. Puis ça devient une sorte de thriller (le mot anglais serait « caper ») quand l’action se transpose du côté d’un groupe de « malfaiteurs », c’est-à-dire la gang (et/ou leur progéniture) de ceux qui ont camouflé un trésor de guerre. Ça prend aussi des allures de « da vinci clone » quand nous apprenons enfin le vrai contenu de la cargaison mystérieuse et que nous découvrons le sens de l’expression théologique « le premier appelé ». Il y a un assez long passage où l’on répertorie le trésor et où l’on évalue sa valeur, avant de passer à la phase délicate de la vente du butin.
Tous ces sous-genres vont se croiser et s’entrecroiser dans la deuxième partie, quand l’enquête de Delmas et cie va enfin réussir à démasquer le coupable du double meurtre, un individu dont le lecteur connaît l’identité dès les premières pages : les soldats du commando ignoraient que l’attaque des avions nazis avait laissé un survivant et que celui-ci avait un fils très intéressé par le contenu du coffre secret !
J’ai bien apprécié la lecture de ce thriller sans prétention qui privilégie nettement l’action, une action qui déboule dès les premières pages et dont le rythme est bien soutenu. C’est un curieux roman où une grande partie des personnages est sympathique tout en étant dans le camp des « méchants ». Même le collabo Louis Gauthier finit par s’attirer les faveurs du lecteur qui souhaite la réussite de ses plans… La finale est suave à souhait. Bref, un polar qui évite le piège du didactisme tout en nous fournissant quelques renseignements intéressants et pertinents sur l’histoire des religions, avec à la clef quelques rebondissements bien amenés. (NS)
Le Premier Appelé
Christian Ego
Paris, Toucan (Noir), 2011, 506 pages.
Un vibrant plaidoyer contre la peine de mort
L’Honneur d’Edward Finnigan est le troisième polar du duo suédois Anders Roslund & Börge Hellstrom, dont j’avais bien aimé la noirceur de La Bête (il me reste à lire Box 21). Je n’hésite pas à affirmer haut et fort qu’en ce qui me concerne (n’oublions jamais la totale et inattaquable subjectivité du critique !), c’est là un des meilleurs, sinon le meilleur (affirmation hautement subjective, comme il se doit) polar lu en cette année de grâce 2011 ! C’est en tout cas celui qui m’a le plus secoué et qui a le double mérite de proposer une intrigue originale, tordue à souhait, totalement imprévisible, qui m’est rentrée dans les tripes.
La première partie se déroule dans une prison de l’Ohio, aux États-Unis. Condamné à mort pour le meurtre de sa petite amie alors qu’il n’avait que dix-sept ans, John Meyer attend son tour dans le couloir de la mort. Edward Finnigan, le père de la jeune femme assassinée, attend le moment de l’exécution avec impatience, mais à son grand désespoir, Meyer meurt d’une crise cardiaque avant son exécution, privant ainsi le père de sa vengeance ! La suite se déroule dix ans plus tard, sur un ferry qui fait la liaison entre Abo et Stockholm. Dans la salle de bal, le chanteur de l’orchestre administre une raclée mémorable à un malotru qui importunait une jeune femme sur la piste de danse. Le danseur éméché se retrouve dans le coma et le commissaire Ewert Grens est saisi du dossier. Ce qu’il découvre alors va nous ramener aux événements survenus dans une prison de l’Ohio dix ans plus tôt.
À partir de là, les choses deviennent passionnantes et les auteurs nous entraînent dans une histoire certes un peu rocambolesque, mais qui ne nous laisse que peu de répit jusqu’au dénouement spectaculaire et renversant qui ravira les uns et enragera les autres. Mais bon, on ne peut plaire à tout le monde… Tout cela est raconté à travers de petits chapitres qui se suivent à un rythme soutenu, le tout écrit dans un style très froid qui frôle le glaçant et qui nous prend à la gorge.
Bien entendu, il s’agit ici d’un roman à thèse, avec une charge pas toujours subtile contre la peine de mort. On ne nous épargne rien des détails des exécutions (d’autres détenus passent à la casserole, histoire de nous mettre dans l’ambiance), que ce soit sur la chaise électrique ou par injection, du rituel macabre qui entoure le sinistre événement. Les abolitionnistes inconditionnels seront sans doute ravis, mais le débat n’est pas clos pour autant.
Ajoutons que dans ce troisième opus de la série un nouveau personnage vient s’ajouter à l’équipe de flics de base. Le commissaire Grens engage une nouvelle coéquipière dont la bonne humeur contagieuse va quelqu’un peu alléger l’atmosphère un peu sinistre qui règne dans les locaux de la police. Elle ira même jusqu’à emmener son patron à une soirée dansante. On a hâte de voir comment cette relation va évoluer dans les prochains titres de la série. En tout cas, ce polar, il ne faut pas le manquer : il vous irritera peut-être si vous trouvez qu’il y a quelques tours de passe-passe, ou vous passionnera, mais en aucun cas il ne vous laissera indifférent. (NS)
L’Honneur d’Edward Finnigan
Roslund & Hellström
Paris, Presses de la Cité (Sang d’encre), 2011, 453 pages.
Obsession maladive
L’histoire d’Adieu (titre peu inspiré, s’il en est…) est structurée d’une façon plutôt originale. Elle commence le soir du jeudi 24 mars 2011, au cours d’une soirée en l’honneur du commissaire Langelier qui fête son départ à la retraite. Ce soir, le commissaire va régler ses comptes et revenir sur une affaire qui l’a occupé de manière obsessive pendant une dizaine d’années et dont il veut raconter le dénouement. Il commence son récit alors que ses collègues (et les lecteurs) sont suspendus à ses lèvres, attendant les révélations juteuses… Toute l’histoire (à l’exception de l’épilogue et de l’intervention finale de Ferracci) concerne donc ce monologue étonnant du personnage principal.
Or donc, en 2001, à Châtenay-Malabry, une mère, son fils et sa fille sont retrouvés assassinés à leur domicile. Le père est porté disparu. Victime ou coupable ? Le commissaire Langelier est chargé de l’affaire. Un mois plus tard, jour pour jour, c’est au tour d’une autre famille d’être massacrée dans des circonstances absolument identiques. Même famille heureuse, sans histoires, et là aussi, le père a disparu. Alors que tout le monde est convaincu que c’est là l’œuvre d’un tueur en série, le commissaire Langelier privilégie plutôt la piste de l’un des pères obligé de multiplier les massacres pour brouiller les pistes. Mais devant son manque de résultats, son supérieur, le commissaire Ferracci, est obligé de lui retirer l’affaire. Pourtant, plus que jamais persuadé d’avoir raison, Langelier n’entend pas lâcher « son enquête » et il va tout faire pour faire triompher sa thèse. Ce sont ces dix ans de traque hallucinante qu’il raconte à ses collègues médusés, auquel il va finalement donner le nom du coupable ainsi que les tenants et aboutissants de toute cette sinistre histoire.
Puis, à la fin de la soirée, son ex-ami, le commissaire Ferracci prend la parole à son tour, et lâche toute une bombe ! Machiavélique, retors, incroyablement ingénieux, les mots ne manquent pas pour qualifier ce roman de procédure policière dont la thématique principale serait l’obsession, l’obsession maladive d’un flic qui risque tout, sa famille, son métier, ses amitiés, pour prouver qu’il a raison. Traqueur inlassable, il accumule les indices, les interrogatoires, les filatures pour finalement identifier le véritable responsable de toutes ces tueries. Car il y en aura d’autres, même si les collègues de Langelier ont assez vite arrêté un coupable idéal et veulent classer l’affaire.
Jacques Expert est un maître conteur qui a parfaitement assimilé la formule du roman à suspense. Une fois plongés dans l’action de ce polar exceptionnel, nous avons du mal à interrompre notre lecture. Le lecteur finit par s’identifier totalement avec ce diable de Langelier dont il partage les certitudes et les convictions.
Je ne vendrai pas la mèche, mais les dernières pages de ce thriller devraient figurer en bonne place dans tout manuel d’apprentissage de l’écriture d’un bon polar, et le chapitre devrait s’intituler « Comment enfiroiper le lecteur intelligemment et dans les grandes largeurs et s’arranger pour que ce dernier en redemande ! ».
Mais inutile de vous acharner sur les ongles qui me restent, je n’en dirai pas plus… (NS)
Adieu
Jacques Expert
Paris, Sonatine, 2011, 328 pages.
Revue Alibis – Mise à jour: Janvier 2012