Encore dans la mire
André Jacques, Martine Latulippe, Simon Roy et Norbert Spehner
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 784Ko) d’Alibis 39, été 2011
Scènes sanglantes de la vie moscovite
Le titre déjà annonce les crimes en série. Il renvoie aussi au film Seven du scénariste Andrew Kevin Walker auquel le récit fait d’ailleurs allusion.
L’auteure, Alexandra Marinina, est née en 1957 à Lvov en Ukraine. Après des études en droit et en criminologie, elle fait une brillante carrière dans la police criminelle de Moscou d’où elle se retirera avec le grade de lieutenant-colonel. Elle connaît donc le métier. En 1993, forte de cette formation sur le terrain, elle publie un premier roman policier mettant en scène son personnage récurrent : la policière Anastassia Kamenskaïa. Suivront une trentaine de polars traduits en vingt langues et tirés à plus de trente-cinq millions d’exemplaires. Elle est ainsi devenue la très prolifique reine du crime russe. La 7e victime est son dixième roman traduit en français.
Au tout début du roman, l’inspectrice Anastassia Kamenskaïa et son amie la juge d’instruction Tatiana Obraztsova participent toutes deux à un direct à la télé au cours duquel des spectateurs en duplex peuvent leur poser des questions. Tout à coup, dans la foule, surgit une pancarte brandie par un adolescent, une pancarte où l’on peut lire : « Puisque tu es si intelligente, devine où tu vas rencontrer la mort ». La milice arrête aussitôt le jeune homme qui avoue avoir reçu cent dollars d’une dame débraillée pour agiter la pancarte. Peu de temps après, on retrouve le cadavre de la dame en question. Elle porte des vêtements neufs et, dans une boîte à côté du corps, il y a trois billets de cent dollars. Une fortune pour le Russe moyen. La femme est une ancienne danseuse de ballet qui noyait sa déchéance dans l’alcool. Le vrai criminel est donc une troisième personne qui, par-derrière, tire les ficelles de cette macabre plaisanterie.
Mais qui est-il ? Et laquelle des deux policières de l’émission menaçait-il ? Puis les meurtres s’enchaînent : d’abord, un clochard malade vêtu lui aussi de vêtements neufs et qui a en poche les trois cents dollars pour ses funérailles, puis un ancien policier qui a démissionné de son poste pour se lancer en affaires et qui a tout perdu, d’autres… Chaque fois, à côté des cadavres, la police trouve un poisson de céramique avalant une poupée de plastique miniature. Que signifie ce rituel ? D’où vient ce symbole ? Et qui sera la prochaine victime ?
Voilà donc une intrigue bien menée, aux rouages complexes et tortueux. Une enquête semée de fausses pistes. D’ailleurs le récit d’Alexandra Marinina est structuré en montage parallèle : de courtes scènes, d’à peine quelques pages, où l’on passe d’un protagoniste à l’autre, incluant le meurtrier et les victimes. Ce qui donne une vision morcelée de l’histoire, comme un miroir que l’on aurait cassé en mille morceaux. Ou plus simplement comme un casse-tête dont on tente d’assembler les pièces.
Une fois la difficulté des noms russes surmontée, et on en vient à bout avec l’aide de cette note des traducteurs placée en préface, une fois donc cette difficulté passée, on plonge dans un intéressant roman de procédure policière. Avec une intrigue un peu tarabiscotée et tirée par les cheveux, mais qui, de fausse piste en fausse piste, tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin.
Autre curiosité : l’enquête est menée par un corps policier qui nous est peu familier : la milice de Moscou des années qui ont suivi l’éclatement de l’URSS. Dans La 7e victime, on découvre aussi la vie moscovite vue de l’intérieur : les logements exigus, les problèmes d’argent, la cellule familiale, une certaine pauvreté…
Mais l’un des aspects qui étonnera le lecteur nord-américain dans La 7e victime est sans doute la profondeur philosophique du roman. Les amateurs de littérature russe savent que, chez les auteurs de ce pays, la philosophie affleure toujours sous le récit. C’est un des traits de l’âme russe. Alexandra Marinina reste fidèle à la tradition et elle entraîne son lecteur dans les méandres des grandes questions existentielles : la vie, la mort, les mille et une décrépitudes du corps, l’honneur, la famille… De quoi alimenter de profondes réflexions. (AJ)
La 7e victime
Alexandra Marinina
Paris, Seuil (Policiers), 2011, 489 pages.
Le temps, ce délicieux menteur
Tomàs Sorge en est à purger quelque part dans le sud de l’Argentine les derniers mois d’une longue peine de six ans. Jadis une institution carcérale, le bagne d’Ushuaia, surnommé la Sibérie du sud, accueille des prisonniers politiques qui font souvent les frais du recours arbitraire à la maltraitance, voire à la torture. Pendant sa condamnation aux travaux forcés, Tomàs se nourrit de l’espoir de se venger de l’homme qui a provoqué sa chute, l’infâme Victorino Marquez. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, six ans de réclusion forcée est une durée suffisante pour refroidir toute assiette. Ainsi commence Clandestino, roman remarquable sur la trahison et les curieux revers du destin.
Sergio Kokis a le génie de rendre fascinants des éléments aussi peu séduisants que la lenteur, la patience, le temps qui s’écoule au compte-gouttes dans un milieu carcéral où les gardiens ne sont pas moins prisonniers que les détenus, compte tenu de leur confinement prolongé dans ce lieu isolé de tout. Kokis y arrive grâce à une plongée éclairante pour la suite de l’histoire dans l’intimité de son personnage de Tomàs, qui puise sa force intérieure dans le souvenir de ses lectures passées, mais surtout dans la satisfaction intellectuelle intense que lui procure le jeu d’échecs. Littérature et parties célèbres des grands maîtres de l’échiquier préservent ainsi sa fierté, sa dignité, et lui permettent de lutter autant que faire se peut contre l’abrutissement qui guette n’importe quel bagnard endurci.
Le roman met en relief la richesse intérieure de Tomàs, qui se façonne une vision du monde extérieur (le conflit des Falkland) à partir de simples bribes de conversation entre gardiens, entendues çà et là. Clandestino ne raconte pas qu’une histoire de vengeance bien imaginée, il est avant tout un travail sur la mémoire, sur le souvenir, sur la transformation de ceux-ci. Clandestino montre comment on se crée des vies parallèles, des destins fantasmés auxquels on finit par croire et par conséquent comment ces perceptions biaisées sur nous-mêmes finissent par influencer, au point de la modifier radicalement, notre propre vie réelle. L’isolement de Tomàs à Ushuaia provoque à la longue l’effritement de son souvenir de la réalité, qui s’effiloche en lambeaux, laissant alors s’installer le rêve. Douce et lente dissolution du moi.
Non seulement un conteur doué dans la plus pure tradition des aventures du roman picaresque, Kokis rappelle aussi le meilleur de Paul Auster dans la fluidité de la narration et dans l’exploitation de la thématique de l’identité et des coïncidences. L’auteur montréalais entraîne son personnage dans cet état de déréliction quand celui-ci se voit confier par l’armée une mystérieuse mission dont la véritable nature tarde à se faire connaître, et pour laquelle mission il devra adopter une nouvelle identité, celle de José Capa, et renoncer à la sienne propre : Tomàs Sorge est désormais sur papier officiellement mort et enterré dans une fosse commune grâce aux bons soins de l’omnipotente armée argentine.
Ce nouvel art du maquillage identitaire le forcera à se construire un passé, une vie crédibles pour que son imposture ne soit pas démasquée. Cette nouvelle quête d’identité teintée fortement de duplicité ouvre sur des perspectives fabuleuses, lui permettant de se dessiner une personnalité nouvelle, à la mesure de ses rêves.
Comme dans plusieurs autres des œuvres majeures de l’écrivain d’origine brésilienne, Clandestino débusque nuances et demi-teintes grâce à une écriture classique, fine, précise, écriture toujours au service du témoignage des basses actions criminelles d’un personnage que la description détaillée nous a amenés à apprécier. Lire Kokis, c’est se donner le privilège de la découverte d’âmes sombres aux motifs nébuleux et complexes, comme ceux que dépeignaient les immenses romanciers russes du XIXe siècle, qui excellaient dans cet art subtil et éloquent de la mise au jour de la psychologie réaliste de l’homme.
En raison de sa structure libre qui confirme sa parenté avec la construction du roman picaresque espagnol, une lecture superficielle de Clandestino peut amener à penser que l’intention initiale était plutôt flottante ou mal définie, que l’action se développerait au gré des rencontres du personnage principal. Or, voilà au contraire une œuvre achevée et réfléchie, calculée même dans ses passages les plus anodins. Loin de la facilité de l’arbitraire, Clandestino peut être lu comme une métaphore d’une savante partie d’échecs, où le simple pion promu au rang de cavalier n’a pas perdu espoir, après cent déplacements non innocents, de faire tomber du haut de sa superbe arrogance l’abject roi. (SR)
Clandestino
Sergio Kokis
Montréal, Lévesque (Réverbération), 2011, 256 pages.
Confession fatale
En 1933, Erle Stanley Gardner a popularisé le thriller judiciaire avec l’avocat Perry Mason, héros de dizaines de romans et magistralement incarné à la télévision par Raymond Burr (trois cents épisodes et une vingtaine de téléfilms). À la fin des années quatre-vingt, Scott Turow (Présumé innocent, 1987) et John Grisham (La Firme, 1991) redonnent une nouvelle vie à ce sous-genre très apprécié des amateurs d’histoires judiciaires complexes, dont l’essentiel de l’action se passe entre les quatre murs des palais de justice. Avec plus de soixante millions d’exemplaires de ses livres vendus à travers le monde, Grisham est le maître incontesté du court room novel. Il le prouve, une fois de plus, avec La Confession, une histoire complexe qui est aussi un plaidoyer impitoyable pour l’abolition de la peine de mort.
Le thème n’est pourtant pas original : condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis, un jeune Noir américain n’a plus que quelques jours à vivre quand, à six cents kilomètres de là, un individu se présente chez un pasteur pour avouer le crime. Commence alors une terrible course contre la montre pour tenter d’arracher un innocent aux griffes du système judiciaire texan handicapé par le racisme, l’incompétence, la corruption politique et la violence.
En général, ce type de récit se transforme en roman à suspense, l’auteur mettant de la pression sur le lecteur, en augmentant la tension dramatique et en multipliant les rebondissements, jusqu’au dénouement, souvent spectaculaire ! Ça n’est pas vraiment l’approche de Grisham qui ne recherche pas le sensationnel mais favorise plutôt une certaine forme de réalisme débouchant sur une démonstration. Il en résulte un récit assez long, dense, qui évoque toute l’affaire, depuis le meurtre initial jusqu’au dénouement, en passant par les interrogatoires avec des aveux extorqués par des policiers racistes, et un procès lamentable qui est une pure mascarade. Ça fourmille de détails juridiques alors même que se joue le destin d’un condamné dont la vie ou la mort dépend d’un multirécidiviste atteint d’une tumeur cérébrale qui affirme vouloir épargner un innocent.
Mais l’appareil judiciaire se méfie des révélations de dernière minute (huit ans se sont écoulés depuis le meurtre qui a tout déclenché). Juges et procureurs en ont vu d’autres. Et pour le gouverneur du Texas, la mise à mort d’un Noir tueur d’une jeune Blanche est un événement susceptible de rapporter des votes. Dès lors, quelles sont les chances de Donté Drumm pour que l’on reconnaisse enfin son innocence ? Son avocat, un as du barreau, fonceur et têtu, et le prêtre qui a reçu la confession du véritable meurtrier, vont se démener comme de beaux diables pour arracher le jeune homme aux griffes de la justice de l’État. Mais vont-ils réussir ? Grisham est impitoyable pour les énormes carences du système judiciaire texan et américain.
Une lecture prenante et instructive, mais qui demande un réel engagement et une certaine dose de patience du lecteur désireux de suivre l’auteur dans le labyrinthe inextricable du système judiciaire texan, véritable machine à broyer les corps et les âmes, même ceux des innocents ! (NS)
La Confession
John Grisham
Paris, Robert Laffont, 2011, 494 pages.
Quand Harry Bosch se prend pour Rambo
Les Neuf dragons de Michael Connelly est le quatorzième roman de la série des enquêtes de Harry Bosch (dans Le Verdict de plomb, le personnage principal est son demi-frère Haller). Connelly étant un habile conteur, je l’ai lu d’une traite, non sans un certain agacement, voire une certaine irritation, avec l’impression de plus en plus nette de me taper une poutine plutôt qu’un filet mignon. Un exercice de déconstruction à rebours a confirmé mes craintes, expliqué mon insatisfaction : ce roman est probablement un des pires de la série tant les ficelles sont grosses, les situations invraisemblables, la structure artificielle et le dénouement banal.
Chargé d’enquêter sur une affaire de meurtre dans le quartier chinois, Harry Bosch soupçonne des activités de racket des triades locales. Alors qu’il progresse dans son enquête, Bosch reçoit un coup de téléphone lui demandant de laisser tomber. Quelques heures plus tard, il reçoit une vidéo envoyée depuis Hong Kong : sa fille de treize ans a été kidnappée par les triades. À partir de là, les choses se gâtent pour le lecteur. Transformé en furie vengeresse, Bosch-Rambo retrouve ses instincts de tueur de Viets et de rat de tunnel, prend le premier avion pour Hong Kong et, en moins de vingt-quatre heures, il retrouve sa fille, sème un paquet de cadavres (dans ce récit, la viande froide se débite au kilo), commet une erreur grossière, fatale pour une personne très proche, avant de rentrer sans problème à Los Angeles pour résoudre l’affaire initiale. Le rythme est infernal, l’action soutenue mais le tout est parfaitement invraisemblable et rocambolesque. Par exemple, à partir d’une brève séquence vidéo prise avec un portable (imaginez la qualité de l’image), séquence où apparaissent très brièvement une fenêtre et quelques détails de l’extérieur, Harry Bosch arrive à retracer exactement dans Hong Kong, une ville gigantesque, l’appartement où sa fille est retenue prisonnière, et cela en quelques heures. Toute cette partie de l’histoire ressemble étrangement au scénario du film Taken (2008) avec Liam Neeson.
Mais ce qui m’a le plus irrité dans ce récit cousu de fils blancs (attention : spoiler, comme disent les anglos !), c’est de découvrir que les deux affaires n’ont pas vraiment de lien. Par une coïncidence extraordinaire, le meurtre initial a lieu dans le quartier chinois (et qui dit chinois, dit triade, of course) pendant qu’à Hong Kong d’autres triades s’occupaient de la fille de Harry Bosch (mais, malgré des apparences trompeuses, ça n’a aucun rapport avec l’autre affaire). Les astres de l’horoscope chinois se sont alignés pour que les deux séquences coïncident dans le temps. Le hasard, tarte à la crème des auteurs de thrillers en manque d’inspiration, fait vraiment bien les choses. Quant à Harry Bosch, il se caricature lui-même, tire sur tout ce qui bouge, a un comportement vindicatif, paranoïaque et raciste. Bref, il est assez puant, on a du mal à le reconnaître malgré ses jérémiades (peu convaincantes) de père affligé ! L’inspecteur Alan Banks est nettement plus crédible quand sa fille est enlevée dans Bad Boy (Albin Michel).
Bref, il s’agit d’un médiocre produit de consommation à l’américaine, du fast-food, plein de bruit, de fureur et de gros câbles narratifs pour lecteurs américains pas trop critiques ! (NS)
Les Neuf dragons
Michael Connelly
Paris, Seuil, (Policiers), 2011, 404 pages.
Meurtres au temps de Staline
Le bloc de l’Est et l’ancienne Union Sovié-tique étant les adversaires de l’Occident, de nombreux romans d’espionnage ont pris la Russie, au temps de la Guerre Froide, pour cadre narratif. Rien de plus normal… Mais depuis quelques années, ce sont des auteurs de polars (des non-russes) qui ont pris la relève, parmi lesquels on peut nommer Martin Cruz Smith, Tom Rob Smith, Sam Eastland et maintenant William Ryan, dont le premier roman, Le Royaume des Voleurs, se passe à Moscou en 1936 à l’aube des grandes purges de Staline.
L’inspecteur Alexei Korolev, chef de la section criminelle de la Milice locale, est chargé d’enquêter sur la mort brutale d’une jeune femme dont le cadavre mutilé a été retrouvé sur l’autel d’une église désaffectée. Quand on découvre que la victime était américaine (et probablement une religieuse), l’affaire prend alors une inquiétante tournure politique. Le NKVD, la très redoutée police politique, s’en mêle et épie les moindres faits et gestes de l’inspecteur qui craint pour sa vie. Pour démêler cette affaire d’État impliquant le vol et le recel d’une précieuse icône, Alexei Korolev doit pénétrer dans le « Royaume des Voleurs », ces individus qui règnent sur la pègre soviétique, défiant constamment le joug du Parti communiste. Cette société parallèle de trafiquants, de voleurs et d’assassins, a ses propres règles du jeu et un code sacré qui ne tolère aucun compromis : quiconque rompt le pacte est condamné à une mort atroce.
Comme tous les polars à saveur historique, ce roman est un voyage dans le temps, à la fois instructif et divertissant. Ryan dépeint une Union Soviétique en devenir, un pays qui se remet mal du chaos révolutionnaire, une société brutale où prédominent la peur, la faim et l’incertitude. Comme dans toute société totalitaire, la moindre parole mal interprétée peut vous valoir l’exil dans un camp de la mort sibérien ou le peloton d’exécution, après un passage obligé dans les geôles effroyables de la Loubianka, le quartier général de la police secrète. En-quêter dans ces conditions équivaut à un cauchemar…
Pour un premier roman, William Ryan maîtrise parfaitement une histoire d’une grande complexité, riche en détails pittoresques et dont l’intensité dramatique ne faiblit jamais. Le personnage de Korolev est intéressant, prometteur, mais il manque encore un peu de substance et de nuances. On espère que sa silhouette se précisera par la suite puisqu’il semble bien que ce livre soit le premier d’une série à venir dont le deuxième volet, The Bloody Meadow, est attendu en septembre 2011.
Recommandé et à suivre… (NS)
Le Royaume des Voleurs
William Ryan
Montréal, Flammarion-Québec, 2011, 366 pages.
Des meurtres, des complots, des crimes, mais pas de polar
Personnellement, quand j’apprends qu’il y a un nouveau Leonardo Padura sur le marché, je me précipite ! L’Homme qui aimait les chiens n’a pas fait exception… sauf que, malgré le lot de meurtres que compte ce livre, j’y ai découvert bien plus une biographie déguisée en roman qu’un polar ! Pourquoi en parler dans les pages d’Alibis, alors ? Pour que tous les fans finis (j’en suis !) du cycle Les Quatre Saisons, de Padura, sachent à quoi s’attendre ! On retrouve bien ici le talent de conteur de Padura, la même écriture élégante et dense, mais nous sommes à des années-lumière du lieutenant Mario Conde, des repas fastes de Josefina, des amitiés viriles, celle du Conde et le Flaco en tête. L’Homme qui aimait les chiens est basé sur l’assassinat de Léon Trotski, en août 1940. D’entrée de jeu, le lecteur connaît donc la fin de l’histoire ! Mais le chemin pour nous y conduire ne sera pas banal…
Le récit est construit à partir de trois points de vue principaux : celui de l’exilé Lev Davidovitch Bronstein, mieux connu sous le nom de Trotski, celui de Ramon Mercader, l’assassin, et celui d’Ivan, un écrivain frustré de La Havane qui se retrouvera bien malgré lui impliqué dans cette histoire. Lors du décès de sa conjointe, Ivan plonge dans ses souvenirs et rapporte fidèlement des rencontres ayant eu lieu quatorze ans auparavant avec celui qu’il surnomme « l’homme qui aimait les chiens », un inconnu croisé sur la plage qui se liera avec Ivan et en fera le dépositaire d’une « effroyable histoire de haine, de tromperie et de mort » (page 23). Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour raconter l’histoire ? À cause de la peur…
S’ensuit un retour vers le passé où les trois récits croisés racontent l’exil de Trotski, chassé par Staline, puis la formation de Ramon, dit le Soldat 13, véritable machine destinée à tuer Trotski. Comment peut-on en arriver à tant vouloir la mort d’un homme ? Par amour (pour sa mère, pour l’intense militante Africa), par idéologie (même si on s’aperçoit après coup que les dés étaient truqués)…
Padura raconte toujours aussi bien, mais cette fois le ton est beaucoup plus didactique, plus explicatif. La volonté de peindre l’histoire semble plus importante que la trame romanesque, malgré tout l’intérêt que présentent les personnages. Le rythme est lent, le récit précis et détaillé, et on ne peut qu’admirer le style et le travail de Padura, considérant les recherches que ce roman a dû nécessiter. Il ne s’agit toutefois pas d’une lecture facile : le contenu est dense, les réflexions politiques nombreuses, les références historiques multiples. Quand l’histoire commence, on sait bien qu’il n’y a aucun moyen d’y échapper, que Trotski sera assassiné, mais Padura nous entraîne vers cette fin à son propre rythme, progressivement, là où on savait devoir aller, peignant soigneusement une tranche peu reluisante de l’histoire (sous le règne de la peur de Staline, il y a eu plus de vingt millions de morts…), navigant entre cynisme, désillusion et désenchantement, réussissant à dessiner des portraits si touchants des personnages qu’il change notre vision des choses, qu’on en arrive à éprouver une certaine compassion tant pour Trotski que pour son assassin. Bref, une lecture aussi exigeante qu’intéressante, qui nous fait découvrir d’autres facettes du talent de Leonardo Padura. (ML)
L’Homme qui aimait les chiens
Leonardo Padura
Paris, Métailié (Bibliothèque hispano-américaine), 2011, 671 pages.
Amnésie partielle
« Je n’avais encore jamais vu ça : des heures après avoir fini ce livre, j’avais encore les nerfs à vif. » (Dennis Lehane)
À franchement parler, je suis de plus en allergique à ce genre de connerie promotionnelle. Il suffit que je lise ce genre d’énormité sous la plume d’un « grand » du polar pour que ma méfiance naturelle prenne le dessus et que je me cabre, car de plus en plus, on se fait avoir avec ce type d’enfirouapage commercial ! Bref, j’ai abordé Avant d’aller dormir, le premier thriller de S. J. Watson, avec réticence et suspicion. Et je n’avais pas tout à fait tort…
Qu’est-ce qu’un bon suspense ? C’est une technique littéraire ou cinématographique qui consiste à créer une attente, attente qui devient tension, qui joue avec vos nerfs, vous fait tourner les pages et ronger les ongles. Le récit à suspense, aussi appelé roman de la victime, met en évidence un personnage traqué, prisonnier d’une situation potentiellement dangereuse et qui cherche désespérément à s’en sortir.
Christine, le personnage central, souffre d’amnésie (le cliché suprême de ce sous-genre). Chaque matin, elle se réveille en croyant être une jeune étudiante célibataire avec la vie devant elle, avant de découvrir à sa grande surprise qu’elle a quarante-sept ans et qu’elle est mariée depuis plus de vingt ans. À l’insu de son mari Ben, elle consulte Ed Nash, un neuropsychologue qui lui recommande d’écrire un journal intime pour tenter de fixer quelques souvenirs, l’aider à se remémorer son quotidien et rassembler peu à peu les fils de son existence. L’affaire se complique quand elle commence à constater des incohérences entre son journal, ce que lui racontent Ben et Nash, et ses rares souvenirs.
À vrai dire (peut-être suis-je blasé…), ce livre « qu’on ne peut véritablement pas lâcher ! » (l’éditeur dixit) ne m’a pas emballé outre mesure et je crois que son défaut principal en est sa longueur. Le suspense est dilué dans des séquences longuettes et répétitives et, exception faite des dernières pages, je n’ai jamais vraiment ressenti cette tension, cette excitation un peu angoissante des neurones que génère un vrai thriller.
À aucun moment du récit je n’ai senti que ladite Christine était en danger, même si les agissements de son entourage nous semblent vite suspects. Le vrai suspense exige une certaine concision, or ce roman a une centaine de pages de trop, une obésité qui est malheureusement le lot de nombre de thrillers contemporains. De plus, je ne comprends pas trop que l’on puisse louanger à ce point une histoire convenue dont la thématique de base (la victime amnésique qui tente de retrouver son identité) est une formule qui n’a strictement rien d’original, avec un dénouement plutôt prévisible, d’une banalité extrême. Bref, je n’ai pas vraiment été convaincu…
Et qu’on se le dise ! : il est inutile de chercher à nous influencer à grands coups d’appréciations bidons, en faisant « mentir » quelques vedettes du polar pour mousser la marchandise. C’est même contre-productif : quand le livre ne répond pas à nos attentes, on finit par haïr ces hérauts de la déception dont on se demande parfois s’ils ne sont pas payés pour leurs fichus boniments ! Que l’on mette des extraits de critiques, pourquoi pas, mais des appréciations mielleuses de confrères de classe, que nenni ! Quand un super-ego du polar contemporain encense un confrère en disant « Il est le meilleur d’entre nous ! », il se met au niveau des politiciens et ça me fait doucement ricaner. (NS)
Avant d’aller dormir
S. J. Watson
Paris, Sonatine, 2011, 410 pages.
Les plumes de ma tante Gazan
Comment font-ils dans les royaumes du polar nordique pour faire cohabiter toutes ces reines du crime ? Ils nous en présentent pratiquement une tous les mois ! Des Sué-doises, des Norvégiennes, des Finlandaises, etc. La dernière en date vient du Danemark et elle s’appelle Sissel-Jo Gazan. Écrivain et biologiste, elle est également journaliste culture au magazine Femina. Les Plumes du dinosaure est son premier roman. Il a été traduit dans quinze pays, a remporté le prix du meilleur roman danois en 2010 ainsi que le prix du meilleur polar de la décennie (bigre !) décerné par les trente mille adhérents du Crime Book Club qui (mauvaise langue, mauvaise langue) doit sûrement être composé principalement de lectrices. Pourquoi cette supposition aux relents machistes (et totalement gratuite, je l’avoue…) ?
Parce que ce roman est un récit pour matantes et cela à cause des (trop) nombreux passages où il est question de la vie domestique, familiale et personnelle d’Anna Bella, une jeune maman et chercheuse qui élève seule sa fille, la petite Lily. Problèmes de gardiennage, conflits avec les parents, secrets de famille et vie sentimentale en dent de scie remplissent bien des pages pour étouffer quelque peu l’aspect polar qui lui, est à la fois insolite et intéressant : un double meurtre dans le monde académique, dont Lars Helland, directeur de thèse d’Anna (il a été tué d’une manière à la fois originale et horrible), et Johannes, un ami et confident d’Anna qui a eu le crâne défoncé.
Ces meurtres pourraient être reliés à une querelle scientifique impliquant les théories du chercheur canadien Clive Freeman. Malgré la découverte de nombreux squelettes de dinosaures à plumes, il se refuse à admettre que les oiseaux descendent des dinosaures. Sa thèse est remise en cause par Anna, qui a l’appui de Lars Lelland, vieil adversaire de Freeman, et de Erik Tybjerg, un professeur au comportement plutôt étrange. Tout ce beau monde se retrouve dans la mire du commissaire Soren Marhauge, le flic le plus chiant au monde (Anna dixit), qui tombe amoureux de la belle Anna.
Oubliez le suspense ! Le rythme est lent et très irrégulier. Les rares moments un peu palpitants sont clairsemés entre deux passages nettement plus soporifiques, des scènes domestiques envahissantes alternent avec des séquences d’enquête policière qui font quelque peu avancer l’action, et avec de longs passages à saveur scientifique où les personnages débattent de théories de pointe sur l’évolution, les oiseaux, les dinosaures et toutes ces sortes de choses complexes et pas toujours compréhensibles !
Bref, tout cela donne une sorte d’ovni pas vraiment inintéressant mais qui est aux antipodes du thriller. Il faut beaucoup de patience et un minimum d’intérêt pour les sciences pour apprécier ce livre atteint du mal du siècle : l’obésité narrative (une expression très féminine !). (NS)
Les Plumes du dinosaure
Sissel-Jo Gazan
Paris, Le Serpent à plumes (Serpent noir), 2011, 528 pages.
Sous la loupe : des polars adultes et des polars jeunesse
Docteur en philosophie et lettres de l’université catholique de Louvain où il est professeur au département de communication, Marc Lits est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur le roman policier. Le Genre policier dans tous ses états : d’Arsène Lupin à Navarro reprend une série d’articles publiés depuis une vingtaine d’années. Ces articles ont été remaniés et actualisés pour proposer un état des transformations du genre depuis cent cinquante ans et montrer ses innombrables avatars à travers les formes et les supports de la culture médiatique.
Avec un titre pareil, on s’attendrait à un survol plus pointu du polar en général, or dans cet ouvrage il n’est à peu près pas question du polar contemporain et de ses tendances actuelles : thriller américain, polars nordiques, thématiques nouvelles, etc.
Après une première partie très théorique où Lits examine les limites du genre (encore là en puisant ses exemples presque uniquement dans des polars très classiques), l’auteur nous propose une série de chapitres sur des figures fondatrices comme Simenon, Véry, Steeman ou Malet et des héros emblématiques comme Arsène Lupin ou Nestor Burma, avec un détour original par le polar rwandais (une découverte, en ce qui me concerne).
Un dernier chapitre aborde les feuilletons policiers et les reality show judiciaires. Si le polar européen traditionnel et la réflexion théorique sur le genre font partie de vos centres d’intérêt, ce livre, accessible et fort intéressant par ailleurs, est pour vous. Si, par contre, vous ne jurez que par Michael Connelly, James Lee Burke, Stieg Larsson, Henning Mankell, Ian Rankin et cie, vous risquez d’être déçus. Pour spécialistes…
Des polars jeunesse ? Vraiment ? Des histoires de meurtre pour enfants ? Eh bien oui… Aussi surprenant, voire paradoxal, que cela paraisse, il existe une abondante littérature policière pour jeunes. Rien qu’au Québec, il se publie bon an mal an autant, sinon plus, de polars pour jeunes que pour adultes. Et le genre fleurit partout dans le monde.
Avec Histoire du polar jeunesse : Romans et bandes dessinées, Raymond Perrin, un historien des livres et des journaux pour la jeunesse, remplit un vide béant en proposant enfin une histoire du roman policier pour la jeunesse, en rendant compte avec précision de l’évolution, de la grande richesse et de la variété d’un genre finalement admis dans sa diversité et sa légitimité.
Bien entendu, ce panorama concerne uniquement l’édition française, mais tient compte des ouvrages traduits comme par exemple les aventures de Biggles, ou les œuvres d’Enid Blyton et cie. Un ouvrage de référence essentiel qui privilégie l’approche chronologique, donne le détail des collections et fourmille de détails pertinents, de pistes de lectures, le tout dans une langue claire et accessible. Chaudement recommandé. (NS)
Le Genre policier dans tous ses états : d’Arsène Lupin à Navarro
Marc Lits
Limoges, P. U. de Limoges (Médiatextes), 2011, 196 pages.
Histoire du polar jeunesse : Romans et bandes dessinées
Raymond Perrin
Paris, L’Harmattan, 2011, 252 pages.
L’affaire DreyfuSS
Une douzaine de hauts gradés de l’armée allemande pendus à un croc de boucher par des SS. Les hommes de confiance de Himmler se sont servis de cordes à piano comme lacets étrangleurs pour supprimer les principaux responsables du complot fomenté pour éliminer Hitler le 20 juillet 1944. À l’échec de l’opération Walkyrie a succédé une répression exemplaire.
Aborder un roman de Shane Stevens est en soi un honneur stimulant. À tout ce qui a été écrit de favorable en marge de la parution en français d’Au-delà du mal il y a deux ans, il faudra désormais ajouter nos éloges à propos du roman policier le plus français à avoir été composé par un Américain, L’Heure des loups. Non seulement Stevens propose-t-il une œuvre fondamentalement française, à la nuance près qu’elle ne fut pas écrite dans cette langue, mais il fait la démonstration d’une connaissance tout à fait crédible du système policier et des rouages de l’administration parisiens. À elle seule, l’érudition impressionne. Écrit en 1985 (la traduction de The Anvil Chorus, titre originel, s’est fait attendre), ce roman complexe et dense échappe aux limites du résumé réducteur tant il expose une ambitieuse projection du destin possible de certains nazis après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
À cause de ce qui s’est passé le 6 avril 1975, la vie de l’inspecteur César Dreyfus, du Quai des Orfèvres, sera bouleversée à jamais. Dieter Bock, ancien commandant SS, est retrouvé étranglé par une corde à piano dans son appartement parisien. Du moins est-ce ce que l’on veut bien laisser croire… L’exécution (un meurtre maquillé en suicide) s’est faite entre quatre et cinq heures du matin, pendant ce qu’il est convenu d’appeler l’heure du loup, heure blafarde où la chasse aux anciens criminels de guerre nazis commence. N’ayant pas de piste tangible à laquelle se raccrocher, César Dreyfus devra fouiller dans le passé de Dieter Bock.
Déjà à ce stade précoce, un roman de détection classique digne des modèles les plus convaincants du polar procédural, L’Heure des loups stupéfie par sa capacité à donner une profondeur, une consistance rares chez son personnage principal, César Dreyfus, lui qui, enfant, a perdu en 1942 ses parents juifs déportés vers les camps de concentration. Or, comment le responsable d’une enquête impliquant un ancien SS peut-il alors garder son jugement et son sens analytique ? Est-il légitime et éthique de se servir du prétexte d’une telle enquête policière pour venger ses parents, non seulement en obtenant réparation, mais en la provoquant soi-même ? Difficile de ne pas ressentir un effet cathartique à la lecture de cette histoire réparatrice de l’orphelin Juif chassant sa proie nazie.
L’affaire Dieter Bock se démarque par sa subtilité et son intelligence par moments paranoïaque tant toutes les suppositions s’enchevêtrent, se contredisent et se complètent pour brosser un tableau magistral à l’échafaudage complexe, qui ne peut poursuivre son développement que dans la trame sinueuse d’un complot politique. Maniaque dans le souci du détail, ce roman met sur la table tous les possibles non aboutis de l’œuvre, ce qui, en soi, pourrait donner une sorte d’architecture de roman résiduel tout aussi valable et stimulant que le résultat final.
En plongeant dans cette chasse aux SS trente ans plus tard, l’inspecteur César Dreyfus met en relief les contours nébuleux de la collaboration française au régime nazi. Plus l’inspecteur fourre son nez là où il ne le devrait pas aux yeux de certains, plus il se positionne clairement en cible à atteindre : lever le voile sur les mystères du passé peut s’avérer une mission risquée, à plus forte raison quand on met au jour d’occultes magouilles économiques de nazis influents.
Les nombreux lecteurs captivés par Au-delà du mal, roman qui a assuré la réputation de Shane Stevens en tant qu’écrivain majeur auprès du lectorat francophone, retrouveront ici encore le même degré élevé de précision réaliste. Pour les lecteurs rompus aux procédés ingénieux de l’Américain, la lecture de L’Heure des loups représente un intérêt manifeste, ne serait-ce que pour tous les liens que l’on peut établir entre les deux œuvres, comme si l’une était l’écho politique de l’autre.
Dans les deux cas, on peut considérer qu’il s’agit certainement des romans comptant parmi les plus profonds à avoir été écrits sur la genèse d’un monstre assassin, que ce soit à l’échelle d’un individu ou d’une nation. Voici L’Heure des loups, un roman âpre, sans compromis, minutieux dans le témoignage de la cruauté démentielle des nazis, ultimes meurtriers de masse du XXe siècle.
Des œuvres aussi exigeantes, maîtrisées et riches en ramifications souterraines, on en prendrait certainement quelques-unes par année.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, le plus pertinent polar paru en français en 2011 pourrait bien avoir été écrit il y a un quart de siècle. (SR)
L’Heure des loups
Shane Stevens
Paris, Sonatine, 2011, 524 pages.
John Wayne Cleaver
À l’école secondaire de Clayton, quand on demande aux élèves dans le cours d’histoire de rédiger une dissertation sur un personnage important, John choisit de plancher sur le cas du tueur en série Dennis Rader, alias le BTK strangler. L’année précédente, sa curiosité déviante s’était portée sur Jeffrey Dahmer, aussi appelé le cannibale de Milwaukee…
Adolescent diagnostiqué sociopathe par son psy, John Wayne Cleaver (voilà un nom peu banal) éprouve une fascination inquiétante pour le mal ainsi que pour la mort. En raison du fait qu’il porte le nom d’un célèbre tueur en série (John Wayne Gacy, alias Pogo the clown, avait enterré trente-trois jeunes hommes dans la galerie creusée sous sa maison en banlieue de Chicago) doublé d’un patronyme signifiant couperet, le jeune de quinze ans sent qu’il est prédestiné à devenir inévitablement un tueur en série. Au fond, John aimerait être pareil aux autres, capable d’épanchement émotionnel. Ou plutôt, nuance importante, il aimerait qu’on le perçoive comme un garçon normal.
Car John n’est pas de ceux qui se bercent d’illusions : il est conscient qu’une force in-domptable le condamne à vivre à l’écart des autres et à mépriser leurs lâches comportements consensuels. Or les astres semblent s’aligner pour lui car depuis quelque temps, un tueur en série sème la panique dans la communauté habituellement tranquille qu’il habite.
Je ne suis pas un serial killer, tome inaugural d’une trilogie annoncée, est le tout premier roman de l’Américain Dan Wells, dans lequel on suit les déchirements internes d’un jeune sensible à tout ce mal enfoui en lui, comme si le monstre tapi au fond de son être cherchait à sortir de cette période de latence (ce Mister Monstersymbolisant la partie la plus ténébreuse de John), pour enfin abattre le mur qui l’empêche de s’affirmer violemment et ainsi donner libre cours à ses pulsions assassines.
« Pareilles à des vers sur une charogne, de sombres pensées grouillaient en moi, j’avais le plus grand mal à les étouffer. », avouera-t-il lucidement.
Quand il ne lit pas des études sur les tueurs en série dont il absorbe goulûment les informations, John travaille pour le compte de sa mère et de sa tante dans un funérarium, où il participe consciencieusement au rituel presque artistique de la préparation des morts pour l’embaumement. Or il ne se prive pas du coup de son statut privilégié d’apprenti à la morgue pour examiner l’état des cadavres qu’on y apporte, mutilés sauvagement, et s’adonner à des spéculations, à des analyses tout à fait plausibles de la démarche du Tueur de Clayton et de l’établissement de son profil psychologique. Il faut lui concéder qu’il en connaît un rayon en la matière. L’expertise du jeune Cleaver sur les pires tueurs de la société américaine dérange tant elle impressionne.
Je ne suis pas un serial killer épuise les stéréotypes d’un genre littéraire largement codifié, mais pour mieux en faire tomber les barrières. En analysant finement la démarche du suspect et ses motifs, Wells concocte le scénario criminel en même temps qu’il en expose le fonctionnement, comme s’il démontait pédagogiquement une mécanique sous nos yeux. Là réside le plus grand intérêt de ce roman au demeurant inégal.
L’auteur excelle dans la première moitié du texte dans cette présentation captivante de son personnage marginal, lui qui s’intéresse aux tueurs en série depuis l’âge précoce de huit ans. C’est grâce à cette recherche de cohérence interne de ce personnage singulier, déphasé, qui vit un décalage profond avec la réalité des jeunes de son âge (et de tout individu sain d’esprit, à tout prendre) que l’on consent de bonne foi à poursuivre cette lecture déroutante : en effet, vers le milieu du récit, Wells emprunte les voies du surnaturel pour développer une intrigue qui dévie du canevas conventionnel de la traque du serial killer pour nous entraîner, et ce littéralement, dans une invraisemblable chasse au démon (un certain Mr Crowley aux allures de loup-garou) qui atténue le degré d’adhésion provoqué par la lecture des cent si fascinantes premières pages.
Une résistance, une méfiance s’installent à l’égard de ce roman à deux tonalités, à moins bien sûr que l’on ne choisisse d’y voir une interprétation métaphorique du tueur en série, souvent dépeint comme un prédateur cédant à ses pulsions incontrôlables, chassant pour assouvir ce besoin vital de massacrer quelque proie vulnérable. (SR)
Je ne suis pas un serial killer
Dan Wells
Paris, Sonatine, 2011, 270 pages.
Attention : chef-d’œuvre !
Quand j’ai reçu Tonton Clarinette (Série noire) de Nick Stone (un parfait inconnu, à l’époque !) en 2008, je l’avais d’abord glissé dans ma pile des « Pas envie de lire ça ! » à cause de la couverture hideuse et du titre bizarre. Le hasard faisant parfois bien les choses, je l’ai lu quand même pour constater que j’avais en main un authentique chef-d’œuvre du roman noir, une œuvre puissante, avec une histoire solide, des descriptions d’une violence extrême et des personnages costauds. Le diable d’homme récidive avec Voodoo Land où Nick Stone reprend son personnage de Max Mingus.
L’action se situe avant les événements de Tonton Clarinette et se passe à Miami, en 1981, une ville devenue le terrain de jeux des apprentis sorciers de la coke colombiens, cubains et haïtiens. Max Mingus est flic, un ripou de première qui a du sang sur les mains, un spécialiste des interrogatoires musclés et des exécutions sommaires. Il fait équipe avec Joe Liston, un flic scrupuleux et honnête qui, contrairement à son acolyte, fonctionne selon les règles. La découverte d’un cadavre dont l’estomac renferme une potion à la sauce magie noire va les précipiter dans une affaire cauchemardesque.
Ils partent en chasse contre un adversaire redoutable, un certain Salomon Boukman, véritable mythe au sein de la communauté haïtienne. Boukman, c’est l’homme de l’ombre que personne ne connaît vraiment, sauf sa complice Eva, une diseuse de bonne aventure dotée d’étranges pouvoirs de voyance et qui sait fabriquer de « vrais » zombis meurtriers. Ce que Max et Joe ignorent, c’est que leur patron et mentor, Eldon Burns, est de mèche avec Boukman, ce qui fait que ce dernier a toujours une longueur d’avance sur ses poursuivants.
La formule est convenue, mais les âmes sensibles feraient bien de s’abstenir. Tout comme dans le roman précédent, il y a des scènes d’une violence extrême, d’un sadisme effrayant, avec en toile de fond une ville de Miami qui est très loin de la carte postale des circuits touristiques. Tout se passe dans un climat de corruption et de violence alors que les barons de la drogue bâtissent leur empire à coup de fusils à pompe. Dans ce roman d’une noirceur totale, les personnages sont particulièrement bien esquissés, notamment le duo Mingus/Liston, en proie à de terribles problèmes de conscience et que les circonstances obligent à agir en solo, à l’insu de leurs supérieurs. Max Mingus va finir par chercher une forme de rédemption, alors que Joe Liston est déchiré entre ses principes et son amitié indéfectible pour Max.
La narration est brillante et, malgré ses 592 pages, le lecteur a du mal à interrompre ce récit âpre et corsé, plein de bruit et de fureur, sur lequel plane l’ombre menaçante du vaudou et de ses rituels barbares.
À ne manquer sous aucun prétexte. Avec Le Léopard, de Jo Nesbo et Mélanges de sang, de Roger Smith, Voodoo Land est probablement ce que vous lirez de mieux cette année, même si la fin, un peu faiblarde, n’est pas tout à fait satisfaisante et semble annoncer une suite. Le retour de Salomon Boukman ? Pourquoi pas. À suivre… (NS)
Voodoo Land
Nick Stone
Paris, Gallimard (Série noire), 2011, 592 pages.
Revue Alibis – Mise à jour: Juillet 2011