Encore dans la mire
Michel-Olivier Gasse, André Jacques, Martine Latulippe, Jean Pettigrew et Norbert Spehner
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.33Mo) d’Alibis 31, Été 2009
Foncer dans le tas en riant
On connaît bien Stéphane Dompierre (les plus jeunes, du moins) pour son roman Un petit pas pour l’homme paru chez Québec Amérique en 2004, tout comme en France chez Robert Laffont. Dompierre a fait son chemin depuis pour devenir l’un des jeunes auteurs québécois les plus lus, et il a relevé le défi des Coups de Tête en se lançant dans un genre totalement différent de celui, plus contemporain, qu’on lui connaît.
Mais à bien y regarder, on change de décor plus que de genre. On troque le Plateau Mont-Royal pour la mer des Caraïbes et hop, un petit roman de pirates qui se lit avec plaisir en un rien de temps.
Morlante est écrivain, mais c’est pour ses talents au combat qu’il est employé par la flotte anglaise. Mais bon, il est travailleur autonome et la fidélité ne faisant pas partie de ses principes de vie, il va où bon lui chante. En plus d’être une terreur (souvent imitée, jamais égalée) sur la mer, il est également une légende sur la terre ferme, où il mangerait les enfants qui tardent à rentrer de l’école, en plus de violer des femmes après les avoir décapitées. Aussi bien jouir de son statut.
Mais lorsque se présente au loin le navire coloré de Lolly Pop, la célèbre pirate dont il s’est si souvent inspiré pour ses romans, Morlante se met à ressentir une palette d’émotions qu’il avait jusque-là préféré éviter. Comme quoi même les plus grands guerriers ne sont pas totalement à l’abri de l’amour.
Les lecteurs de Dompierre ne seront pas déstabilisés. On y retrouve le même ton léger et moqueur, voir badin et souvent cabotin presque limite (on joue beaucoup sur l’aspect « moderne » de la vie des pirates, on comprend vite). Peut-être nous aurait-il perdus si le roman avait été plus volumineux, mais en 154 pages, on n’a pas le temps de s’ennuyer et Dompierre nous divertit à merveille avec certaines scènes dignes de mention, notamment celles avec le capitaine Marshall et son comptable Gibson. Sinon, ce sont les dizaines et les dizaines de morts atroces, toutes aussi violentes et imaginatives les unes que les autres, dont on se régale avec un sourire en coin.
Morlante est un court roman plaisant et violent, un petit livre qui donne envie de dégainer les machettes et de foncer dans le tas en riant. Pas une histoire qui vous suivra des semaines durant, mais qui vous fera sans aucun doute passer un bel après-midi. (MOG)
Morlante
Stéphane Dompierre
Montréal, Coups de tête 19, 2009, 154 pages.
Entre siesta et tequila !
Après les Coups de tête, lectures favorites de notre jeune confrère Gasse, voici la collection « 3/4 Polar » aux éditions des Allusifs, collection qu’ils inaugurent avec trois titres de l’écrivain mexicain Gabriel Trujillo Munoz. Né en 1958 à Mexicali, en Basse Californie, Gabriel Trujillo Munoz est à la fois poète, romancier, essayiste, journaliste et critique littéraire. Sa note biographique indique par ailleurs qu’il a « pratiqué la médecine comme un hobby ». Pas très rassurant tout ça…
Le nom de la collection me semble bien choisi puisque ces trois polars sont en fait des mini-romans (des novellas ?) en format de poche d’au plus 88 pages, ce qui en fait une lecture d’été idéale entre la sieste et l’apéro du soir.
Dans Tijuana City Blues, nous faisons connaissance avec le héros de la série, le privé Miguel Angel Morgado, un avocat qui s’est officiellement consacré à la défense des droits de l’homme. Un charpentier nommé Blondie lui demande de retrouver son père, disparu en 1951 et dernier ami resté fidèle de l’écrivain William S. Burroughs quand celui-ci est sorti de prison après avoir logé une balle dans la tête de sa femme. Burroughs a confié un paquet suspect au père de Blondie, paquet qu’il devait convoyer à Tijuana. Et il n’en est jamais revenu.
Exception faite des allusions littéraires et des tribulations de Burroughs, l’enquête est plutôt anodine, le personnage de Morgado est à peine esquissé, bref, rien de bien passionnant.
Les choses se corsent dans Loverboy, plus noir, plus violent, car il y est question de trafic d’organes et des moyens peu catholiques employés pour se procurer la marchandise. Ça ne vaut pas cher, la peau d’un Mexicain… Ajoutez un fou meurtrier, une belle et grande poulette (quatrième de couverture dixit) avec un film étrange, un meurtre non élucidé, des flics corrompus, une violence omniprésente, et vous avez là un cocktail explosif condensé en moins de cent pages. Mais on n’en sait toujours pas plus sur le « plus privé des privés »…
On retombe dans la routine avec Mexicali City Blues. Un pilote d’hélicoptère a disparu avec son appareil et ses deux passagers dans le désert aux abords de Mexicali. C’est un gringo, un ex de la Navy dont la femme Cécilia a été le premier grand amour de Morgado (tiens donc… quelle coïncidence heureuse !). À la demande pressante de son ex-flamme, le plus privé des privés va résoudre cette épineuse affaire même si tout n’est que faux-semblant et mise en scène.
Comme les trois histoires sont assez courtes, on n’a pas le temps de s’ennuyer, mais exception faite de Loverboy, ce sont des récits plutôt banals, dans le registre de l’anodin. Le héros n’a rien de bien particulier, en tout cas rien de mémorable et les intrigues sont sans réel suspense. On n’apprend pas grand-chose de particulier non plus sur le Mexique : la corruption généralisée, la violence omniprésente, la rivalité avec les États-Unis, on connaît déjà. Bref, rien de bien neuf sous le soleil de Mexico !
On surveillera tout de même cette nouvelle collection, au cas où elle nous réserverait de meilleures surprises… (NS)
Tijuana City Blues
Gabriel Trujillo Munoz
Montréal, Les Allusifs (3/4 Polar), 2009, 88 pages.
Loverboy
Idem, 84 pages.
Mexicali City Blues
Idem, 86 pages.
Manipulations génétiques, complots et toutes ces sortes de choses…
On le connaissait sous le nom déstabilisant (un peu inquiétant) de Mornevert… Mais dans le monde très fermé du renseignement et/ou de l’espionnage, une identité (ou une légende, dans le jargon du milieu) n’est jamais que provisoire. On le retrouve donc sous le nom de Patrick de Friberg, respectable citoyen amateur de cigares habitant près de Québec, sur les rives du Saint-Laurent (cherchez sur Internet, on y trouve des entrevues avec le personnage), ci-devant auteur d’une nouvelle série de douze thrillers d’espionnage dont le premier, Le Dossier Déïsis, vient de paraître dans la collection Momentum des éditions du Castor Astral. De cette collection, on retiendra que « Patrick de Friberg interroge l’Histoire en cours. Faisant exception parmi ses confrères, il a en effet choisi de traiter essentiellement de la Russie contemporaine, ce pays qu’il connaît sur le bout des doigts et qui reste un parfait mystère pour les Occidentaux. À travers ses fables percutantes, il montre avec une rare maestria comment la volonté de puissance du Saint Empire russe n’a pas été éradiquée avec l’effondrement du régime soviétique ».
Dans chacun des romans de la série, l’auteur aborde les grands problèmes géopolitiques de notre époque, dénonce les divers maux qui affligent la planète. Dans Le Dossier Déïsis, il est question de manipulations génétiques, de désinformation et des machinations internationales sophistiquées. Les deux héros de la série, le général Carignac, et son bras armé, le commandant Lefort, s’intéressent à un accord entre la Russie et le Soudan : du pétrole à volonté contre un maïs transgénique parfait, capable de pousser dans le désert. Mais la culture de ce maïs exceptionnel va entraîner une catastrophe écologique : les abeilles vont muter et devenir meurtrières. C’est une alerte mondiale !
Je n’entrerai pas dans le détail de l’intrigue mais comme dans tout bon thriller d’espionnage, l’action et ses rebondissements ne manquent pas. Le « body count » (nombre de cadavres par chapitre ou au mètre carré) est élevé… Mais nous ne sommes pas dans l’univers phantasmatique d’une aventure de James Bond. On voit que l’auteur est préoccupé par les grands enjeux du monde de demain. Ces romans se veulent autant de cris de révolte et d’alarme. À cet effet, Le Dossier Déïsis est un grand coup de gueule contre ces politiciens puissants et corrompus qui laissent crever de fin des millions d’enfants alors que les richesses abondent. Si j’en juge par ce premier volume (et par Homo Futuris, paru hors collection) la série est prometteuse. Seul élément discutable : le style ! Patrick de Friberg a une bonne plume, un vocabulaire riche et varié, mais certains passages auraient mérité une plus grande vigilance éditoriale. Il y a quelques lourdeurs, notamment un abus de phrases binaires (phrases à deux éléments symétriques séparés par « et »). Des défauts mineurs, mais qui peuvent devenir agaçants si on n’y prend garde. À surveiller donc dans les prochains volumes… (NS)
Le Dossier Déïsis
Patrick de Friberg
Bordeaux, Le Castor Astral (Momentum), 2009, 282 pages.
L’art de faire douter de tout
Je n’avais encore jamais lu Laura Lippman, auteure de la populaire série Tess Monaghan. N’empêche que mes attentes étaient élevées… pas surprenant quand on constate que le roman dont je vous parle ici, Ce que savent les morts, a reçu le Anthony Award, le Barry Award et le Macavity Award… Difficile de ne pas se créer d’attentes. Le mieux dans tout ça ? Elles ont été comblées.
Le roman s’annonce intrigant dès le départ : il y a une trentaine d’années, deux sœurs, Heather et Sunny Bethany, onze et quinze ans, ont disparu en plein centre commercial, à Baltimore. On présume qu’elles ont été enlevées, mais rien ne le prouve : on ne retrouve pas les corps, on ne reçoit pas de demandes de rançon. Rien. Chez les parents, on l’imagine, se bousculent la douleur, l’espoir, l’incompréhension. C’est aussi la ronde des étrangers qui tentent de s’approprier leur drame.
Soudain, alors que tous ont renoncé, que plus personne n’attend de suite dans cette affaire, beaucoup plus tard, lors d’un accident de voiture, une femme prend la fuite, se fait arrêter et prétend alors être Heather, la plus jeune des sœurs Bethany… Elle fait cette affirmation sous le coup de la panique, puis refuse d’en dire plus. Entre cet accident et le supposé enlèvement, un trou de presque trente ans… Que s’est-il passé depuis la disparition ? Si Heather était libre de ses gestes, pourquoi ne pas être revenue avant ? N’est-ce qu’un mensonge, un prétexte que cette femme utilise pour éviter des accusations de délit de fuite ? Le policier chargé de l’affaire, Kevin Infante, ne prend pas l’inconnue trop au sérieux… Pour dire les choses moins poliment : il la prend carrément pour une folle ! Cette jeune femme est-elle une illuminée ou une des sœurs Bethany ? Pourquoi ne veut-elle rien dire, une fois la panique passée ? Puis viennent des bribes de révélations. Le lecteur ignore ce qui est vrai et faux dans ce qu’elle affirme. Infante fouille son passé pour l’identifier, pour confirmer ses dires, mais il s’avère truffé de culs-de-sac… et de morts. Impossible d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’Heather. Tout ce qu’elle raconte sur sa vie passée aurait pu être trouvé dans les journaux de l’époque ou sur le Web, et elle ne se livre pas du tout quant à sa longue absence. Les policiers sont loin d’être convaincus ! De plus, la fille est vraiment étrange, elle adopte de drôles de comportements… Mais bon, après ce qu’on imagine qu’elle a vécu, qui n’en ferait pas autant ?
Le roman est construit de façon très habile : Laura Lippman dose les révélations. Elle fait en sorte que l’inconnue en dise juste assez pour qu’on soit intrigué, mais pas assez pour qu’on comprenne ! Nous voulons savoir ! Comme la même scène peut être vue par plusieurs personnages, chaque révélation est mise en doute, analysée, on ne sait plus que croire. Les informations émergent peu à peu, lentement, dans un désordre chronologique total : on suit la présumée Heather maintenant, les sœurs Bethany plus jeunes, leurs parents avant et après la disparition, l’enquête jadis et maintenant… L’auteure nous tient jusqu’à la fin, on veut continuer, comprendre ce qui s’est passé. Le suspense est mené sur plusieurs plans : s’agit-il bien de Heather ? Où était-elle toutes ces années ? Qu’est-il arrivé à sa sœur ? Lippman aborde le thème de la disparition d’enfants avec beaucoup de sensibilité – sujet délicat s’il en est un, avec toute l’horreur et la douleur qu’il entraîne. Elle joue avec le lecteur, sème le doute, informe sans jamais confirmer, livre l’interprétation de chacun, bref elle réussit à garder notre attention et notre intérêt constamment. On se demande même parfois comment elle va s’en sortir pour conclure efficacement ce roman… et pourtant elle réussit, sans l’ombre d’un doute ! (ML)
Ce que savent les morts
Laura Lippman
Paris, Seuil (Policiers), 2009, 382 pages.
Tueurs en séries : le chef-d’œuvre qui a enfanté le monstre…
Il aura fallu attendre trente ans (et non pas vingt-cinq comme le prétend l’éditeur qui ne sait pas compter : 2009 – 1979 = 30, non ?) pour que soit enfin traduit By Reason of Insanity, l’incontestable chef-d’œuvre noir de Shane Stevens, sous le titre de Au-delà du mal. C’est ce récit d’une noirceur absolue et d’une violence extrême qui a généré la vague de romans sur le thème du tueur en série. James Ellroy, Thomas Harris, Brett Easton Ellis et compagnie, à qui l’on attribue parfois (à tort) la popularité du thème, sont venus après… Ce sont tout au plus des imitateurs, talentueux certes, mais qui n’ont rien inventé. On ne sait pas grand-chose de ce Shane Stevens sinon qu’il est né à New York en 1941 et qu’il a écrit cinq romans avant de disparaître dans la brume. Même Wikipédia est avare de détails.
Écrit dans un style journalistique qui rappelle les « docu-fictions » d’un Truman Capote ou d’un Norman Mailer, ce récit, qu’on pourrait qualifier de roman d’apprentissage, raconte le parcours d’un tueur de femmes, depuis son enfance jusqu’à sa mort. Enfance malheureuse, il va de soi, avec une mère complètement frappée, persuadée qu’elle a été violée par Caryl Chessman et qui inculque à son rejeton la haine et le dégoût des femmes. À l’âge de dix ans, le malheureux Thomas Bishop tue cette mère abusive et la brûle dans le poêle familial. C’est le début d’un long cauchemar pour cet enfant perturbé qui est persuadé qu’il est le fils du célèbre Caryl Chessman (qui n’a jamais tué personne mais a tout de même été exécuté pour vol, viol et kidnapping après une longue et atroce saga judiciaire) dont il veut être le digne rejeton. Thomas Bishop va être placé dans un institut psychiatrique d’où il s’échappera quinze ans plus tard pour entamer une odyssée meurtrière à travers les États-Unis, laissant derrière lui un nombre incalculable de cadavres.
La mise en scène ingénieuse de sa fuite, avec un complice dont il se débarrasse et dont il endosse l’identité, fait que pendant des mois les forces policières vont traquer la mauvaise personne, courir après un fantôme. Une chasse à l’homme hallucinante implique divers corps de police qui pataugent lamentablement, même si deux d’entre eux pressentent la vérité. C’est Adam Kenton, un journaliste futé, véritable Sherlock Holmes, qui va peu à peu se rapprocher de l’insaisissable tueur et découvrir sa véritable identité.
Ce roman est d’un réalisme cru, avec quelques scènes assez horribles. Thomas Bishop est un jeune homme charmant et séducteur, mais c’est un vrai tueur en série, pas un personnage de composition à la Hannibal Lecter ou un psychopathe lettré qui exécute ses victimes avec un rituel complexe (laisser des poèmes, des roses rouges et autres pratiques bizarres qui relèvent du fantasme d’écrivain). Mais ne vous y trompez pas, ce livre est aussi et surtout un roman policier de première classe, remarquablement bien construit, avec un suspense bien mené et une tension narrative qui nous tient jusqu’à la dernière ligne où le machiavélique écrivain vient bouleverser tout ce que nous avons appris sur le tueur !
Remarquable et incontournable pour quiconque s’intéresse à cette icône culturelle des temps modernes qu’est le serial killer. (NS)
Au-delà du mal
Shane Stevens
Paris, Sonatine, 2009, 766 pages.
Prochainement à l’écran…
Michaela Brand et Dylan Meserve, deux jeunes qui rêvent de devenir acteurs, disparaissent mystérieusement un soir après un cours d’art dramatique. Trois jours plus tard, dans les montagnes qui surplombent Malibu, ils sont retrouvés. Vivants mais traumatisés. La police réalise vite que l’enlèvement est un coup monté par les deux apprentis sorciers en vue de s’attirer un peu de publicité. Ils sont donc accusés de tromperie et de fausse déclaration.
La LAPD confie alors au docteur Alex Delaware l’évaluation psychologique de la belle et naïve Michaela. Le procès se déroule au pas de course et les deux jeunes tourtereaux sont condamnés à des travaux communautaires. Quelques semaines plus tard, le corps de la jeune femme est découvert. Elle a été étranglée et poignardée. Cette fois, il ne s’agit plus d’un canular. D’autant moins que Dylan Meserve demeure lui aussi introuvable.
Le lieutenant Milo Sturgis de la LAPD est chargé de l’enquête et il demande l’assistance du docteur Delaware. Peu à peu, les enquêteurs découvrent qu’au cours des années précédentes, d’autres jeunes femmes venues chercher la gloire à Los Angeles sont disparues sans laisser de traces. Et quelques indices pointent chaque fois vers la PlayHouse, une école d’art dramatique tenue par une certaine Nora Dowd, actrice ratée qui offre des ateliers de style Actor’s Studio. Le premier suspect est un certain Reynold, le concierge de l’école, qui possède un dossier criminel pour voyeurisme et qui traumatise toutes les élèves de la PlayHouse. Il y a aussi les deux frères de Nora Dowd : Billy, un quadragénaire attardé dont l’âge mental ne dépasse pas dix ans et le grand frère, Brad, un playboy souriant qui gère les avoirs de la famille et collectionne les voitures de luxe.
Empêtrés dans les fausses pistes et les témoignages contradictoires, Sturgis et Delaware entraîneront le lecteur de Sunset Boulevard à Malibu. Il ne manque qu’une visite des studios Universal.
Je n’aime pas particulièrement le polar américain moderne. J’adore bien sûr les grands classiques (Chandler, Hammett, McBain) et quelques-uns des auteurs modernes (Lehane, les premiers Connelly, Carol O’Connell, Martin Cruz Smith, d’autres…). Pour le reste, j’ai trop souvent l’impression que l’auteur prépare déjà le scénario d’un film à venir plutôt qu’un vrai roman. Et le polar californien me semble encore plus touché par cette maladie.
Comédies en tout genre de Jonathan Kellerman ne manque pas à cette règle. Les cent vingt premières pages servent simplement de mise en place et on se croirait dans une série télévisée. Quelque part entre Colombo et C.S.I. Le style est banal, l’action est lente, ponctuée de pages entières d’interrogatoires dialogués.
Heureusement, vers le milieu du livre l’intrigue devient plus complexe. Les personnages prennent enfin un peu plus de densité. L’action aussi s’anime. Mais longtemps avant la fin, on devine le dénouement qui n’apportera aucune surprise. Sauf dans la description de l’horreur des événements survenus. Une horreur qui fait songer, comme dans tous les romans de tueurs en série, à l’univers macabre d’Hannibal Lecter.
Il faut aussi ajouter deux invraisemblances qui font tiquer le lecteur et qu’on pardonne difficilement à un auteur chevronné comme Kellerman. Premièrement, si l’on peut assez bien concevoir qu’un enquêteur de la LAPD fasse appel à un psychologue privé comme Delaware pour éclairer le comportement de certains suspects, il paraît douteux qu’on lui confie des pans entiers du travail d’enquête. Deuxièmement, et c’est plus grave, au début du roman, le rapport d’autopsie sur le corps de Michaela indique qu’elle a été étranglée et poignardée, mais qu’il n’y a pas de traces de violence sexuelle. Pourtant, à la fin, dans la liste des pièces à conviction rassemblées par les enquêteurs, on note : un DVD où le suspect a enregistré tous les viols commis sur les victimes disparues, y compris sur Michaela. Alors ???
L’intérêt du roman ne réside finalement que dans l’analyse psychologique des protagonistes qui s’affine de plus en plus au fur et à mesure que l’intrigue progresse. Ce qui n’est déjà pas si mal. Il faut dire qu’avant d’être romancier, Jonathan Kellerman a d’abord été un spécialiste en psychologie enfantine. On le sent bien ici.
Pour le reste, attendez donc le film ou mieux… le DVD. (AJ)
Comédies en tout genre
Jonathan Kellerman
Paris, Seuil (Policiers), 2009, 444 pages.
Skin sans head & peau de balle !
Que se passe-t-il avec Mo Hayder ? Depuis le magistral Tokyo, elle ne cesse de me décevoir (Pig Island était nul, Rituel était passable, sans plus…). De l’avis de nombreux clients britanniques d’Amazon.uk, Skin est probablement son roman le plus raté et je partage entièrement leur avis. Je dirai même que c’est un ratage magistral…
On connaît l’adage « Qui trop embrasse mal étreint ». Dans Skin, il y a trois trames narratives, ce qui exige une certaine vigilance du lecteur et beaucoup de dextérité de l’écrivain. Ce roman est la suite directe de Rituel puisque l’histoire reprend environ une semaine après les événements du récit précédent. Jack Caffery est toujours obsédé par le « monstre », le fameux « tokoloshe » qu’il a dû affronter dans Rituel. Rien n’est résolu et cette histoire, qui interfère avec les autres, ne connaîtra pas non plus de dénouement cette fois. Un coup d’épée dans l’eau… Pour s’y retrouver, le lecteur aurait intérêt à lire le roman précédent d’abord. Par ailleurs, Caffery est confronté à deux autres affaires : une jeune femme dont le corps a été retrouvé aux abords d’une voie ferrée de Bristol, et la disparition mystérieuse d’une autre femme.
Dans le premier cas, Caffery réfute la thèse officielle du suicide et son enquête va le confronter à un tueur en série obsédé par la peau humaine. Faute de temps, il ne s’intéresse que de loin à la deuxième affaire. Le pauvre, s’il pouvait savoir… Par ailleurs, le sergent Flea Marley connaît de sérieux ennuis. Son frère, un connard irresponsable, se trimballe avec dans le coffre de son auto le cadavre d’une femme qu’il a heurtée accidentellement (le hasard fait bien les choses, c’est justement celle que tout le monde recherche !). Il confie le problème et le cadavre à sa sœur qui n’en parle à personne et qui va tenter d’arranger les choses à sa manière. C’est tellement invraisemblable que ça en devient risible et l’unique raison pour laquelle je n’ai pas tout de suite mis ce bouquin puant dans la poubelle, c’est parce que je voulais savoir comment cette fliquette d’élite allait se sortir de cet épouvantable pétrin. Pendant quelques pages (mais pas plus) on ne peut s’empêcher d’admirer l’imagination et le côté retors de Mo Hayder qui nous embarque dans un truc complètement rocambolesque. Mais le dénouement est à hurler !
Bref, voilà un navire qui prend l’eau de toute part, avec des trames narratives bancales, dispersées et peu concluantes. Fidèle à son habitude, Hayder nous sert quelques scènes juteuses et horribles. Cette histoire pue littéralement le cadavre en putréfaction page après page. C’est gros, c’est énorme, on nous prend pour des lecteurs de romans de gare ! Exemple : au poste de police, Marley trouve que ça sent plutôt mauvais. Elle pense que ses hommes (qui repêchent des noyés) ont mal nettoyé leur équipement. Les malheureux récurent, brossent, encore et encore, rien n’y fait. L’odeur est forte, persistante, pestilentielle. Marley découvrira à la maison que son frère avait laissé mijoter un cadavre dans le coffre de l’auto stationnée devant le poste. Mais pendant tout le trajet, assise dans cette même auto, elle n’a rien remarqué ! Ni le matin, ni en rentrant le soir ! Incroyable ! Finalement, seule l’histoire de l’amateur de peau humaine trouve un quelconque dénouement. Celle du monstre reste en suspens (roman suivant ?), quant aux démêlées méphitiques de Marley avec son cadavre puant, il y aura forcément des suites, vu le simili-dénouement (spectaculaire mais peu crédible) que nous inflige l’auteure.
Les Anglo-Saxons ont une expression pour désigner ce genre de sous-produit faisandé : « Rubbish ! » Je lirai encore un roman de Mo Hayder, mais si elle s’obstine à rivaliser de médiocrité avec Patricia Cornwell, je lui réserverai une place de choix dans mon palmarès des citrons ! (NS)
Skin
Mo Hayder
Paris, Presses de la Cité (Sang d’encre), 2009, 366 pages.
Trouver du noir où il n’y en a pas
Aucun doute que, de nos jours, chaque genre emprunte à un autre les caractéristiques qui lui plaisent pour arriver à ses fins, qu’elles soient littéraires ou purement commerciales. Heureux métissages ou combinaisons douteuses, d’une manière ou d’une autre il devient difficile d’insérer des œuvres dans ces bonnes vieilles cases de styles prédéterminés qui nous simplifient si bien la tâche. Venant d’un critique, une telle classification hybride peut-être infiniment variable, venant d’un éditeur de mauvais goût nous pencherions davantage vers l’opportunisme. Mais quand un éditeur respectable comme le Seuil nous offre un livre étiqueté « Roman noir » avec la présentation conséquente, nous sommes en droit d’avoir des attentes.
Il faudrait éviter de beurrer épais avec le noir. La simple déchéance d’un personnage peut-elle expliquer l’application du terme ? N’est-ce pourtant pas là l’un des éléments que l’on retrouve dans une grande partie des œuvres de fiction en général ? Quoi qu’il en soit, ce roman de Patrick Mosconi aurait mieux trouvé sa place dans une collection régulière et moi, je n’aurais pas perdu mon temps à le lire.
L’histoire. Un triangle amoureux entre une anesthésiste (Violeta), une patiente dans le coma (Mariane) et un infirmier muet (Tristan). Une passion s’installe entre Violeta et Tristan. Ils passent ensemble des nuits entières, où Violeta raconte et Tristan noircit les pages d’un cahier. Les Nuits de Pleine Lune, qu’ils ont appelé ça. À mesure que les rencontres avancent, Violeta dévoile sa fascination secrète pour Mariane, et Tristan en vient à retrouver la parole. Tiens donc.
Dans son coma, Mariane parle et révèle vaguement des événements troublants, où il est question de viol, de meurtre, de noyade. Ça pourrait devenir intéressant. Mais lorsque Tristan suggère de soumettre le cas de Mariane à l’un de ses amis sorciers, ça devient beaucoup trop pour le lecteur déjà clément. Les supposés démons de Mariane écartent toute possibilité d’action, de suspense ou d’intrigue. Sans parler de la crédibilité.
Je ne suis pas au courant de la production antérieure de Patrick Mosconi, que l’on décrit comme étant une « figure marquante et inclassable du roman noir français », mais si c’est le cas, ce roman m’aura au moins convaincu d’une chose que je savais déjà : je préfère les auteurs américains. (MOG)
Mélancolies
Patrick Mosconi
Paris, Seuil (Roman Noir), 2009, 247 pages.
Martin ou Comment devenir un meurtrier terrible en six courts chapitres
Les amateurs de la série Grant County, de Karin Slaughter, risquent d’être décontenancés : Pas de pitié pour Martin, la récente parution de l’auteure, s’avère bien différente de ses autres romans, en dépit de certains traits communs qu’on y retrouve. On présente le livre comme un roman noir. C’est noir, c’est vrai ! Cependant, le terme novella me semble plus approprié que roman, puisqu’il s’agit ici d’une plaquette de quelque cent cinquante pages seulement et d’une histoire menée si rondement qu’on a parfois l’impression que certains passages n’ont été qu’esquissés plutôt que développés.
Karin Slaughter nous présente, à titre de personnage principal, Martin. Martin a près de quarante ans et est doté d’un physique vraiment ingrat. Rien ne semble pouvoir l’améliorer. Il travaille chez Super Sanitaires depuis seize ans. Il habite dans la petite ville de Géorgie qui l’a vu naître et se retrouve par conséquent à travailler et évoluer avec tous ceux qui le persécutaient à l’école… La situation n’a pas changé. Il mène une existence bien ordinaire et vit toujours chez sa mère, en espérant qu’elle mourra bientôt… Bien sûr, Martin a aussi des qualités : il est généreux, il est bon comptable – bien qu’il n’ait aucune autorité sur son assistante, qui ne l’appelle jamais autrement que « crétin »… Mais étrangement, ses qualités ne pèsent pas lourd dans la balance. Soyons honnête : Martin semble être le souffre-douleur idéal. Le lecteur a beau le prendre en pitié, il ne peut s’empêcher de le trouver parfois exaspérant ! Voilà. Charmant portrait, pas vrai ? Toutefois, sa vie bascule soudain lorsqu’il se retrouve accusé de meurtre. Les preuves sont accablantes. Tous croient qu’il est coupable, sauf l’étrange inspectrice Albada, menteuse invétérée. Martin tombe immédiatement sous son charme. On le libère, mais voilà qu’un deuxième meurtre est commis. Encore une fois, toutes les preuves mènent vers Martin. Vous l’aurez compris, l’homme n’a jamais eu de chance. Mais là, vraiment, avec ces accusations portées contre lui, le sort s’acharne. Tout va de pire en pire. Entre une mère ravie de le voir en prison et un avocat qui n’en a rien à faire (il aiderait même plutôt les policiers…), Martin semble vivre une situation purement cauchemardesque… Est-ce vraiment si terrible, pourtant ?
On passe un bon moment en lisant Pas de pitié pour Martin. La résolution des deux meurtres ne nous conduit pas vers la surprise du siècle, mais le ton est juste, l’humour grinçant, les personnages que Slaughter présente sont tous plus déjantés les uns que les autres, et on referme ce petit roman noir et caustique à souhait en trouvant quand même un peu dommage qu’il soit si court ! (ML)
Pas de pitié pour Martin
Karin Slaughter
Paris, Grasset, 2009, 153 pages.
Enquête au Ghana
Les auteurs de polar africains ne sont pas encore très nombreux ; en voilà un nouveau dont on entendra sûrement reparler ! Kwei Quartey est ghanéen, mais il vit aujourd’hui en Californie, où il exerce la médecine. Épouses & assassins est son premier roman. Il s’ouvre sur le meurtre de Gladys, une étudiante en médecine, bénévole pour un programme de prévention du sida. Gladys est retrouvée morte, tout près du village de Ketanu. Son corps ne porte aucune marque de violence à première vue. La nouvelle se propage très rapidement, et plusieurs soupçonnent aussitôt la sorcellerie d’avoir un rôle à jouer dans cette mort. Darko Dawson, un inspecteur de la ville d’Accra, est chargé de l’enquête. Il doit retourner dans le village où sa propre mère a disparu vingt-trois ans plus tôt. L’enquête sur le meurtre de Gladys le replonge dans les souvenirs de son passé et décuple sa sensibilité. Il est plus que jamais résolu à résoudre cette affaire. Mais tout joue contre lui : Addo, le chef de la police locale, voit son arrivée d’un mauvais œil, persuadé que Dawson se sent supérieur parce qu’il vient de la ville. De plus, les conditions pour mener une enquête sont loin d’être idéales ! Sitôt le corps de Gladys retrouvé, on se hâte de déplacer le cadavre pour ne pas offenser le dieu de la forêt… tant pis pour la scène du crime ! Également, pour la plupart des habitants de la région, et même pour certains policiers, le scénario le plus probable est qu’une sorcière ait tué Gladys dans la région astrale ! Enfin, au Ghana, il y a un médecin pour 145 000 habitants ; en plus de soigner les vivants, ce dernier est aussi en charge des autopsies. Il n’a pas toujours d’électricité, il travaille avec des gants et des scalpels usagés… Bref, on est à des années-lumière des romans de médecine légiste à la fine pointe de la technologie qui abondent ces années-ci ! Dawson se retrouve plus souvent qu’autrement plein de colère et d’impuissance, avec peu de moyens et peu d’alliés. Plusieurs suspects possibles apparaissent au cours de l’affaire, et plus l’enquête avance, plus chacun semble avoir des motivations crédibles…
Kwei Quartey nous offre un premier roman efficace, avec quelque chose de très sympathique dans le ton, une écriture qui semble parfois un peu maladroite, un peu naïve. Cette candeur n’est pas sans rappeler le ton des aventures de Mma Ramotswe, cette détective du Botswana d’Alexander McCall Smith qui, comme Dawson, a aussi à évoluer dans un univers lourd de traditions et de superstitions. Épouses & assassins n’est pas un de ces romans page turner dont Deon Meyer a le secret, par exemple, ce qui n’empêche pas l’auteur, à travers une ambiance plus bon enfant que Meyer, de s’inquiéter, par la voix de son enquêteur, de certaines croyances qui empêchent la société d’avancer. On parle beaucoup notamment de la tradition des trokosi, jeunes filles vierges offertes au prêtre par la famille, réalité toujours en cours qui devrait être complètement dénuée de sens aujourd’hui. Quartey s’inquiète aussi de la propagation du sida en Afrique (sujet également abordé récemment avec beaucoup d’efficacité par Henning Mankell dans Le Cerveau de Kennedy). La société ghanéenne qui nous est présentée est dépaysante et attirante à plusieurs égards, mais le poids de la tradition pèse si lourd qu’il la condamne trop souvent à l’immobilisme. Ces considérations sont abordées avec doigté dans le roman, mais ce qui demeure surtout, quand on le referme, c’est l’impression d’avoir passé un fort bon moment de lecture, dans un univers très éloigné des romans policiers qu’on lit habituellement. (ML)
Épouses & assassins
Kwei Quartey
Paris, Payot (Suspense), 2009, 345 pages.
De l’honnêteté à la loyauté
Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que de lire un roman policier qui traite d’une ville où l’on désire aller en vacances. J’ai Chicago dans la mire depuis un bout de temps, et voilà que j’en suis presque à préférer passer des vacances à Sherbrooke ou Joliette.
Il faut dire que les touristes sont rares, dans les ghettos de Chicago. Il est fortement déconseillé de s’y promener sans défense ni bonne raison, mais Cassy Cruz, elle, n’y voit aucun problème, si c’est pour faire avancer son histoire. Jeune reporter aux affaires criminelles du Chicago Chronicle, elle épluche chaque jour les crimes de la veille pour en traiter dans le journal. À parler de misère et de morts violentes de façon quotidienne, la vie et le vocabulaire de Cruz s’en trouvent fortement affectés, comme par exemple de parler d’un « meurtre banal », ce qui n’est pas loin de faire frémir sa mère. C’est ce genre de meurtre dit banal, une histoire de poker qui tourne mal, qui met Cruz sur une piste pour accuser la police de Chicago de trois homicides, ainsi qu’un médecin légiste pour avoir trafiqué les rapports d’autopsie.
La jeune reporter portoricaine est sans contredit sur le plus gros scoop de sa jeune carrière et compte bien faire tomber entre autres un policier véreux qui aurait déjà tué un collègue pour ensuite faire porter le blâme sur un jeune Portoricain qui a grandi avec Cassy. Par solidarité, le corps policier s’est toujours tenu les coudes. Loyauté ou honnêteté ? Cassy Cruz fait face au même dilemme en constatant qu’elle ferait tomber du même coup un chef de police portoricain, voisin et ami de la famille depuis toujours. C’est l’heure des choix.
Linnet Burden a été journaliste d’investigation puis grand reporter, couvrant entre autres la guerre de Bosnie et la première guerre du Golfe. Il n’y a pas à dire, le milieu journalistique est couvert, expliqué et maîtrisé de bord en bord dans ce roman qui est son tout premier. L’affaire compte de nombreuses ramifications et le tout est mené de façon efficace, bien que l’écriture soit plutôt fade et n’offre aucun relief. L’action prend un certain temps à décoller. C’est que Cassy Cruz doit couvrir l’ensemble des activités criminelles de la ville, et qu’avant d’avoir le OK de son rédacteur en chef pour se consacrer à son enquête, qui prend source dans une affaire mineure déjà réglée aux yeux de plusieurs, elle doit continuer son boulot quotidien. Je veux bien croire que tout ça est mis en place pour illustrer le mieux possible la réalité du travail de reporter, mais ce n’est malheureusement rien pour aider le lecteur. Cependant, il n’y a pas à dire, Linnet Burden tient quelque chose avec son personnage de Cassy Cruz. Reste seulement à trouver les bonnes épices. (MOG)
Les Ombres de Chicago
Linnet Burden
Paris, Payot Suspense, 2009, 393 pages.
Petite histoire sordide, mais très bon suspense…
La vie est un long fleuve tranquille, paraît-il… Jusqu’au moment où surgissent les obstacles, les récifs, les imprévus et autres aléas de l’existence. Parlez-en à Benedetta Vitali. Alors qu’elle assiste à l’inhumation du corps de Patrizia, une demi-sœur oubliée, tenue à distance des années avant de réapparaître de la plus atroce des façons, dans un fossé, tuée par un chauffard sur une petite route de campagne, voilà que l’opérateur de la pelle mécanique frappe le cercueil qui s’ouvre. Stupéfaction ! Il est vide ! Où est passé le cadavre de Patrizia ? Pour éviter scandale et publicité intempestive, Benedetta s’adresse alors à Anna Pavesi, une psychologue qui a une réputation (non fondée) de détective et lui demande de retrouver le corps de sa demi-sœur. D’abord réticente (« Je ne suis pas détective ! »), elle finit par accepter (pour des raisons bassement pécuniaires) et commence à fouiner dans le passé de cette mystérieuse disparue.
À partir de là, il devient difficile d’ajouter quoi que ce soit sans nuire au suspense de cette histoire digne d’un scénario d’Alfred Hitchcock. La construction même de l’intrigue crée une tension dramatique. Le premier chapitre nous montre une femme qui creuse frénétiquement quelque part dans un boisé, la nuit, et qui, pour vaincre sa peur, se remémore les événements qui l’ont conduite dans ce lieu de tous les dangers. Puis retour en arrière avec Anna Pavesi comme narratrice qui reconstitue le fil des événements. Commence alors l’interrogation des gens qui ont connu Patrizia, ainsi que des médecins l’ont soignée (en vain) après l’accident. Déjà à l’hôpital, Anna fait des découvertes troublantes dans les rapports médicaux. C’est aussi l’occasion pour elle de rencontrer un docteur séduisant qui n’est pas insensible aux charmes de la belle divorcée. Sexe à tribord !
Le titre Une petite histoire sordide est éloquent. Ce que découvre Anna est une sorte de drame de mœurs, somme toute assez banal, mais qui finit dans le sang. Et Alessandro Perissinotto, en habile conteur, en fait une histoire prenante qu’on a du mal à lâcher. Et plus Anna creuse, au propre comme au figuré, et plus la tension monte et plus il devient difficile d’interrompre sa lecture. Ce livre est la preuve évidente qu’on peut écrire des romans noirs prenants, bien ficelés, sans constamment recourir à l’artillerie lourde des agents secrets, des tueurs en série ou des légistes sanguinolents. Dans Une petite histoire sordide, il n’y a que des gens ordinaires qui vivent un drame somme toute banal, un de ces trucs à la con qui fait que le grand fleuve tranquille, sans crier gare, se transforme en rapide, en torrent impétueux et dévastateur. Remarquable ! (NS)
Une petite histoire sordide
Alessandro Perissinotto
Paris, Gallimard (Série noire), 2009, 264 pages.
Russe un jour, Russe toujours
Racines russes nous présente une enquête d’Artie Cohen, le sympathique détective de Reggie Nadelson, journaliste travaillant pour Vogue USA, Financial Times et la BBC. Les quatre premières aventures d’Artie Cohen ont déjà paru aux éditions Bourgois. Celle-ci met en vedette Billy, le filleul d’Artie. Billy est un adolescent de quatorze ans drôle, attachant, parfois très naïf, d’autres fois d’une maturité étonnante. Il a cependant un passé déjà lourd… À douze ans, il a été accusé d’un meurtre particulièrement horrible. Billy s’est-il défendu ? A-t-il perdu la tête ? Serait-il malade ? On met du temps à en apprendre plus. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’il y a eu mort d’homme. Négligé par ses parents, Billy peut heureusement compter sur son parrain Artie, son modèle, qui est très près de lui. Enfermé depuis deux ans dans un centre pour adolescents, en Floride, le garçon obtient une « permission », un droit de sortir du centre pendant quinze jours. Ses parents sont absents (et, fidèles à leurs habitudes, ils ne changeront pas leurs plans pour lui…), c’est donc Artie qui l’héberge. La situation dérange. Artie reçoit même des menaces : on ne veut pas de Billy dans les parages. Plusieurs de ses proches le mettent en garde : Billy peut-il vraiment avoir changé à ce point ? Artie le croit. Plein de bonne volonté, mais déchiré entre ses diverses obligations et préoccupations, Artie laisse Billy seul à quelques reprises, geste qui peut paraître irresponsable, mais comment lui prouver autrement qu’il lui fait vraiment confiance ?
Au moment de la permission de Billy, divers crimes surviennent dans l’environnement d’Artie : un ado est battu à mort, un bébé est tué, et surtout une petite Russe de neuf ans, Luda, immigrée clandestine près de Billy, disparaît soudain… Le lecteur s’interroge : Billy a-t-il eu le temps de commettre ces crimes pendant les absences d’Artie ? L’enquêteur, son seul appui, doit-il se mettre à douter lui aussi ? Billy est déjà ébranlé par son triste passé et par son séjour dans le centre où il doit retourner sous peu ; si Artie se trompe et l’accuse à tort, il achèvera de le démolir…
Le roman est plutôt lent, Reggie Nadelson place les choses avec minutie, dresse les ramifications entre les personnages, en traçant notamment le portrait de la communauté russe de New York, qui semble un bien petit milieu, où tous se connaissent et où tout finit par se savoir. Le père d’Artie Cohen était un Russe appartenant au KGB et ces racines semblent sans fin. Impossible de s’en défaire. Artie a beau se considérer totalement américain, ne pas avoir d’accent, il sera toujours russe, fera toujours partie de cette communauté.
Le roman est très intérieur : tout est vécu à partir d’Artie, à la source même de ses émotions, sa vision des choses. On ne sait plus que croire… Billy est si sympathique ! Mais tout est rapporté par Artie, qui semble faire preuve d’un tel aveuglement quand il est question de son filleul… L’ambiance est déroutante, inquiétante, comme si on sentait toujours planer une menace sans savoir d’où arrivera le danger. Artie est policier à New York, et l’histoire se déroule au moment d’un attentat terroriste dans le métro de Londres… Le passé revient, on découvre New York continuellement dans la peur et la peine des attentats du 11 septembre.
Racines russes est un roman plus intrigant qu’enlevant, où l’auteure joue surtout avec les ambiances, les atmosphères. Nadelson présente une galerie de personnages très intéressants, et leurs liens, leurs personnalités, leurs différentes histoires prennent pratiquement le dessus sur l’intrigue principale. (ML)
Racines russes
Reggie Nadelson
Paris, Le Masque, 2009, 323 pages.
Polars et crime d’ignorance
Les littératures populaires, on le sait, souffrent d’un certain nombre de préjugés ou d’idées reçues véhiculées le plus souvent par des gens qui ne lisent ni romans policiers, ni récits de science-fiction ou de fantasy. À quoi bon ? Puisque ces braves gens « savent »… Pas besoin de lire un polar pour savoir que c’est du roman de gare. Ils savent que tous ces livres sont mal ou très mal écrits. Ils savent aussi que le roman policier est un genre presque exclusivement américain (quelle décadence !), que les polars racontent de sordides histoires de sexe, de crimes et de sang. Ce sont des œuvres pernicieuses, des trucs dégueus qui n’intéressent que les détraqués, qui donnent de mauvaises idées aux citoyens, et autres fariboles que tout amateur du genre a entendues ad nauseam dans la bouche de ces ignorants qui veulent notre bien. C’est pour combattre ce ramassis de clichés imbéciles, remettre les pendules à l’heure, que Daniel Fondanèche et sa charmante complice Audrey Bonnemaison (allez les voir) ont revêtu leur armure de passionnés du genre pour mieux pourfendre ces cuistres qui n’arrêtent pas de cracher dans la soupe.
Ils ont publié Le Polar, un petit bouquin de 128 pages, dans la collection « Idées reçues » que l’éditeur présente ainsi : « Les idées reçues sont tenaces. Nées du bon sens populaire ou de l’air du temps, elles figent en phrases caricaturales des opinions convenues. Sans dire leur origine, elles se répandent partout pour diffuser un “prêt-à-penser” collectif auquel il est difficile d’échapper.[…] Cette collection cherche à comprendre leur raison d’être, à déceler la part de vérité souvent cachée derrière leur formulation dogmatique, les tenir à distance respectable pour offrir sur chacun des sujets traités une analyse nuancée des connaissances actuelles ».
Professeur de littérature à l’université de Paris VII, Daniel Fondanèche est un vieux routier des paralittératures, auteur de plusieurs ouvrages sur la question et sur le polar. Audrey Bonnemaison est directrice d’une agence de communication éditoriale spécialisée dans les cultures populaires (littérature, musique, BD et comics). Dans chaque partie, ils s’attaquent à une idée reçue ce qui, mine de rien, leur permet de naviguer à travers le genre et ses subdivisions, son histoire, ses thématiques, etc. Excellente occasion pour les mordus de rafraîchir leurs connaissances ! Combattre les idées reçues est certes une noble cause, et j’en suis. Ma propre épée ruisselle du sang de ces dizaines de mécréants que je pourfends à l’année longue. Ce combat a toujours été le mien, même si avec le temps et avec l’âge j’ai tendance à dégainer moins vite. Pourtant, un tel ouvrage souffre au départ d’un sérieux handicap : quel public va-t-il vraiment rejoindre ? Les amateurs de polars n’ont pas besoin d’être convaincus. Quant aux autres, ceux qui véhiculent ces préjugés, pourquoi s’abaisseraient-ils à lire un livre sur le polar genre décrié, honni et bafoué ? Après tout, ils savent… Dès lors, comment va-t-on pouvoir les convaincre d’avaler la pilule alors qu’ils ignorent même qu’ils sont malades ? Joli paradoxe, n’est-ce pas ?
Petite remarque en terminant : pourquoi Maurice Dantec (un auteur important, je ne le nie point…) a-t-il eu une sorte de traitement de faveur ? Il est le seul à occuper deux pages ! Ça me laisse perplexe… Dans les annexes, il y a un glossaire, un index nominum, une bibliographie sur le film noir, une bibliographie et des sites webs dont celui d’Alibis, of course…
Un livre en mini-format de poche, chaudement recommandé ! (NS)
Le Polar
Daniel Fondanèche & Audrey Bonnemaison
Paris, Le Cavalier bleu (Idées reçues), 2009, 128 pages.
De la graine OGM de Maigret !
J’ai bien failli passer à côté de Fakirs, d’Antonin Varenne, comme je l’ai fait des deux premiers romans de cet auteur, Le Fruit de vos entrailles et Le Gâteau mexicain (ils sont parus chez Toute latitude). En fait, c’est en parlant de tout autre chose avec l’attaché de presse de chez Flammarion qu’a surgi le nom de cet auteur, né à Paris en 1973 mais qui vit à Toulouse. Comme mon interlocuteur avait été enthousiasmé par ce roman noir, j’ai été tenté d’y jeter un œil même si, ma foi, je ne peux pas dire que la couverture, elle, m’ait incité à le faire. Mais bon, on ne peut plaire à tout le monde, n’est-ce pas, et illustrer les polars, tout le monde sait que ce n’est pas de la tarte ! Bref, c’est là où ça compte, c’est-à-dire sous la couverture, que le déclic s’est produit, et dès la première ligne (« Lambert se bouffait les ongles. ») j’ai été happé par les personnages torturés de Varenne.
Depuis deux ans, à la suite d’une affaire difficile impliquant des membres du bureau des Homicides de la police judiciaire de Paris, le lieutenant Guérin a été relégué aux Suicides, avec pour seul assistant Lambert, un stagiaire que tous s’accordent à trouver pas très déluré. Ce poste, c’est le purgatoire du service, voire son enfer et l’on n’en sort, selon la légende, qu’à la retraite, la démission… ou en se suicidant ! Mais cette affectation que tout le monde redoute, Guérin s’en accommode, même que le lieutenant s’y sent bien, ce qui n’améliore pas sa cote parmi ses anciens collègues (en fait, ils lui vouent une haine dont on découvrira l’origine au fil des pages). Vite devenu une encyclopédie vivante des suicides parisiens, Guérin, qui a la lubie de croire que tout est toujours relié et qu’aucun événement ne peut être compris isolément, s’enferme lentement mais sûrement dans une théorie fumeuse voulant que plusieurs de ces suicides aient été provoqués par il ne sait trop qui, mais provoqués, voilà, il arrivera bien à le prouver un jour !
Parallèlement au travail de Guérin et Lambert, qui est loin d’être jojo (les cas de suicide sont toujours des constats de dramatiques et pitoyables échecs de vie), on suit le parcours de John Nichols, un Franco-Américain qui vit dans un tipi en pleine cambrousse non loin de Saint-Céré, petit village de la France profonde. Quand des gendarmes viennent lui annoncer le décès d’Alan Musgrave, un ami de longue date, il se rend à Paris pour comprendre ce qui s’est passé. Musgrave, qui présentait un spectacle sadomaso pendant lequel il défiait la douleur en s’écorchant de diverses façons, a succombé à ses propres blessures – il s’agirait donc d’une mort accidentelle ou d’un suicide.
On s’en doute, les deux trames, qui explorent deux réalités bien différentes mais aussi intéressantes à suivre l’une que l’autre, finiront par se rejoindre puisque Guérin aura à s’occuper du cas de la mort de ce fakir des temps modernes – décès qui apporte, selon le policier, d’autres preuves à sa grande théorie du complot.
Au-delà de l’intrigue, plutôt lente et qui attendra le dernier quart du livre pour accélérer (mais l’attente en vaut la peine !), c’est la façon que Varenne a de dessiner ses personnages et de les faire interagir qui fait l’intérêt de ce roman. Dès les premières pages, il est clair qu’on sera loin de l’urgence et de l’action trépidante, mais toujours immergé dans des ambiances glauques et pourtant chaleureuses, noires et pourtant lumineuses. Car Varenne possède ce talent qu’avait Simenon de faire jaillir l’humanité de ses personnages en quelques lignes, de camper des décors d’où suinte le vécu et dont l’amalgame génère des ambiances (et des situations) qui deviennent quasi palpables. C’est ainsi que la douce (et parfois violente) folie qui habite Guérin réussit à nous émouvoir (tout comme la dépression de Churchill, son perroquet), que la relation trouble qui unissait Nichols et Musgrave devient touchante et vraisemblable malgré certaines situations convenues et parfois cliché, que Bunker, l’ancien tôlard qui surgit dans la vie de Nichols, apparaît comme une figure décalée, rappel des dérapages d’une autre époque d’où a néanmoins germé une sagesse certaine, etc. Chaque personnage, de Guérin jusqu’au simple figurant, est doté d’une épaisseur qui nous le rend crédible, vivant, « vrai », ce qui est plus rare qu’on ne le croit en littérature, et c’est dû pour une bonne part au style, maîtrisé, et au ton parfois subtilement décalé (« Mon petit Lambert… qu’est-ce que tu dis de celui-là ? ») desquels jaillissent justement ces ambiances qui ne pourraient perdurer dans l’effervescence d’un rythme trop endiablé, ces personnages que l’on se prend à aimer malgré leur noirceur pathétique – et sans rien révéler, je mentionne que le final de ce roman n’a rien, mais alors rien à voir avec un happy end !
Je ne sais si les deux premiers romans de Varenne montrent cette maîtrise d’écriture et ce sens du noir qui font le charme de Fakirs, mais il est certain que j’attendrai avec impatience le prochain livre. (JP)
Fakirs
Antonin Varenne
Paris, Viviane Hamy (Chemins nocturnes), 2009, 284 pages.
Revue Alibis – Mise à jour: Juillet 2009