Encore dans la mire 26

Encore dans la mire

Michel-Olivier Gasse, André Jacques, Jean Pettigrew, Simon Roy et Norbert Spehner

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 572Ko) d’Alibis 26, Printemps 2008

Quand on joue avec le feu…

[couverture] L’inspecteur John Rebus et sa collègue Siobhan Clarke sont envoyés à South Queensferry, une petite ville côtière au nord d’Édimbourg, où a eu lieu une fusillade. Un tueur est entré dans une école, a abattu deux étudiants et en a blessé un autre avant de retourner l’arme contre lui. Plusieurs faits viennent compliquer cette affaire sensationnelle qui fait jouir les plumitifs à sensation. L’étudiant blessé est le fils d’un politicien local, un type puant, ambitieux, un démagogue de la pire espèce qui a un compte à régler avec la police (il a déjà été interpellé en compagnie d’une prostituée). Un des adolescents tués est un neveu de Rebus, chose qu’il est obligé de cacher à ses supérieurs sous peine de se voir retirer l’enquête. Mais les ennuis de Rebus ne s’arrêtent pas là… Il a les mains ébouillantées – accident domestique, prétend-il –, il ne peut donc ni conduire, ni téléphoner, ni allumer sa cigarette. Et il a les Affaires internes sur le dos : un truand, qui harcelait sa collègue, est mort dans l’incendie de sa maison. Or John Rebus a été vu en sa compagnie. Le voilà donc soupçonné d’incendie volontaire, voire d’homicide volontaire. À tout moment, il peut être retiré de l’enquête pour se présenter devant le tribunal de ses pairs. Comme si cela ne suffisait pas, deux enquêteurs militaires plutôt coriaces et paranoïaques viennent compliquer l’existence de Rebus et de Siobhan Clarke dont la personnalité complexe et attachante s’impose dans chaque nouvelle intrigue.

Dans Cicatrices, Ian Rankin nous propose la quatorzième enquête de John Rebus. Ce nouveau chapitre de la vie du héros est exemplaire à plus d’un point de vue. L’intrigue, complexe à souhait, est d’une précision chirurgicale : les événements s’enchaînent parfaitement, sans digressions inutiles, sans éléments extérieurs pouvant nuire à la progression d’une enquête menée selon les règles de l’art jusqu’à un double dénouement plus que satisfaisant. On en apprend aussi un peu plus sur le passé de Rebus. En effet, Herdman, le tueur d’étudiants, a servi dans les SAS, un régiment d’élite dans lequel Rebus s’était engagé. On découvre ainsi qu’il n’a jamais réussi à s’intégrer : il a craqué avant ! Il ne s’en est jamais vraiment remis. Cette affaire évoque donc de douloureux souvenirs, mais aussi cela lui permet de mieux comprendre la psychologie du tueur et d’approcher plus facilement certains témoins qu’il aborde comme des frères d’armes.

À cause du cauchemar éditorial de la publication des œuvres de Rankin éparpillés entre plusieurs maisons, je n’ai pas lu toutes les enquêtes de John Rebus. Mais jusqu’à preuve du contraire (Le Masque devant continuer à les (re)publier), Cicatrices est de ses meilleurs romans, un des plus achevés, un de ceux qu’on a du mal à lâcher avant la fin. (NS)

Cicatrices
Ian Rankin

Paris, Le Masque, 2007, 428 pages.

Horreur et raffinement

[couverture] Né à Shanghai, Qiu Xiaolong est venu aux États-Unis pour y poursuivre des recherches et soutenir une thèse sur T. S. Eliot. Au moment où surviennent les événements de Tian’anmen, il décida de ne pas retourner en Chine. De sang et de soie est le cinquième polar qu’il publie en anglais. Ses romans sont aujourd’hui publiés dans une douzaine de langues. Et heureusement pour les lecteurs francophones, son éditeur français les a publiés dans l’ordre.

Une femme, vêtue seulement d’un qipao rouge déchiré est assassinée et laissée presque nue dans un endroit public à Shanghai. Cette robe moulante était, avant la Révolution culturelle, le symbole de l’élégance bourgeoise. Mais les temps ont bien changé dans la Chine nouvelle, même si d’anciennes rancunes subsistent. Comme le meurtre semble avoir une portée politique, on fait appel à l’inspecteur principal Chen, spécialisé dans ce genre d’enquêtes.

Mais celui-ci vit alors une forme de dépression et se réfugie dans ses recherches littéraires sur la représentation de la femme dans les romans classiques chinois. Trois autres crimes identiques surviendront dans les semaines qui suivent. Dans tous les cas, le meurtrier s’attaque à de jeunes femmes reliées aux milieux de la prostitution : une « compagne de repas », une « compagne de danse » et une « compagne de chant ». Évidemment, dans la Chine moderne, prude et prospère, la prostitution n’existe pas ! C’est sous ces euphémismes que l’on cache cette fonction interdite et jugée dégradante. Évidemment aussi, il ne peut être question d’ameuter la population avec des révélations qui laisseraient entendre qu’un tueur en série, autre réalité « inexistante », sévit dans la ville.

Mais, en l’absence de Chen, l’enquête menée par son assistant, l’inspecteur Yu, piétine et les supérieurs de la brigade spéciale (un peu comme les lecteurs) s’impatientent et s’énervent.

Malgré ce début un peu lent, malgré l’attitude de l’inspecteur Chen qui demeure hors de l’enquête (la suivant de loin comme un dilettante à la Dupin), De soie et de sang demeure un excellent roman. L’intrigue, si on la compare à celles des quatre précédents romans, semble, à première vue, débalancée. Ce n’est qu’à la moitié du livre que Chen sortira de sa léthargie et de sa retraite intellectuelle pour plonger vraiment dans l’action.

Mais si ce rythme lent agace un peu le lecteur féru de péripéties galopantes, il ne nuit en rien à la qualité du roman qui repose sur une écriture raffinée et complexe. En effet, à travers les très intellectuelles recherches de Chen et à travers son enquête marginale et peu orthodoxe, c’est la finesse et la complexité de la culture chinoise qui nous sont une fois de plus présentées par Qiu Xiaolong. Finesse de la poésie et de la philosophie traditionnelles chinoises, finesse de l’art de vivre, de la cuisine, des vêtements. C’est toute une culture millénaire et presque mythique que le lecteur découvre dans ces apartés sinueux.

Qiu Xiaolong nous entraîne ainsi dans une sorte de « jardin aux sentiers qui bifurquent » qui, par plusieurs aspects, fait songer à l’univers de Jorge Luis Borges. Univers tout en arabesques et en faux-semblant, peuplé de mises en abyme constantes entre l’intrigue policière et les autres récits dont le roman est parsemé. Même la confrontation finale avec le meurtrier se présente comme une sorte de partie de go intellectuelle où l’inspecteur étale ses théories comme étant le résumé d’un roman policier qu’il désirerait écrire. Le récit dans le récit, le jeu des miroirs.

Un roman exceptionnel donc, pour quiconque veut découvrir la complexité de la pensée et de la culture chinoises. Les amateurs de gastronomie seront particulièrement choyés par la description (et parfois même les recettes) des plats que l’inspecteur déguste.

On en sort en se léchant les doigts. (AJ)

De sang et de soie
Qiu Xiaolong

Paris, Liana Levi, 2007, 358 pages.

Gros problèmes, problèmes de gros

[couverture] Je mène une relation ambiguë avec les biographies romancées. D’une part, le plaisir d’apprendre dans le cadre d’un roman, et de l’autre, ce questionnement récurrent sur les limites de la frontière fictionnelle. Car sous l’étiquette « roman », il peut se passer bien des choses…

Jerry Stahl est scénariste (CSI, Twin Peaks) en plus d’avoir écrit un roman (À poil en civil) publié chez Rivages, ainsi qu’une autobiographie (Permanent Midnight) axée sur sa toxicomanie, pas encore traduite en français.

Moi, Fatty se veut l’autobiographie romancée de la vie mouvementée de Roscoe « Fatty » Arbuckle, première vedette hollywoodienne de cinéma muet, premier acteur à gagner un million de dollars par an, l’inventeur même du gag de la tarte à la crème (y’a de ces choses que l’on croyait avoir toujours existé…). D’un père violent et d’une mère pieuse, Roscoe est accusé d’avoir détruit la féminité de sa mère « en voyant le jour au Kansas avec son gros cul par-devant ». Sa taille imposante sera sujet de railleries tout au long de sa vie, et ce surnom qu’il déteste (qui prendra même place du vrai nom dans les génériques) ne fera que lui rappeler sans cesse son père et ses violences.

Ami de Chaplin et surtout de Buster Keaton, qu’il a découvert, Arbuckle travaille sans arrêt et on lui voue une admiration sans bornes des deux côtés de l’Atlantique. Pas mal pour un enfant abandonné qui débuta dans les vaudevilles à l’âge de huit ans. Mais la bouteille le fait trébucher plus souvent qu’à son tour et l’héroïne, qu’on lui prescrit après une piqûre d’araignée, devient son principal port d’attache. Il réussira à se défaire de son addiction (pour un temps), mais un sort bien pire l’attend. Lors d’une fête qu’il organise dans un hôtel de San Francisco, la jeune actrice Virginia Rappe trouve la mort et Arbuckle est accusé à tort. S’en suivra un tollé médiatique jamais vu (cette affaire entraîna les journalistes à devenir ces taches de paparazzis), trois procès, et une carrière (et une vie) brisée. À l’issue du troisième procès, le jury décrète que l’acquittement n’est pas assez et présente ses excuses à l’accusé, une première dans l’histoire de la justice américaine. Trop tard, Arbuckle est ruiné, moralement et monétairement et Hollywood (qu’il a bien failli, par ricochet, entraîner dans sa chute) lui ferme ses portes. Allez donc refaire votre vie après avoir été perçu des années durant comme la pire expression du vice et de la perversion que ce pays n’aie jamais connu…

Moi, Fatty, est digne des plus crasses romans noirs qui ont pu brosser ce portrait peu valorisant du sud des États-Unis. L’histoire nous est contée par la voix d’Arbuckle lui-même, en courts chapitres. Stahl raconte dans son introduction que ces récits lui étaient soutirés par son valet japonais resté avec lui, même après que ses procès l’aient laissé sans le sous. Le valet ne lui donnait sa ration d’héroïne qu’à la suite d’une partie de son histoire. Quant à savoir comment ce manuscrit atterrit entre ses mains, il s’agit-là, dit Stahl, d’« une saga exigeant un second volume », et pour ce qui est de l’authenticité du document, « la question reste ouverte là aussi, le jury délibère encore ».

Quoiqu’il en soit, Moi, Fatty constitue un document passionnant sur la naissance du cinéma, sur les conditions de travail douteuses des premiers acteurs, et sur les moyens déployés par ses dirigeants pour prouver aux bonnes gens qu’Hollywood n’était pas l’incarnation même du démon. Difficile de distinguer la part de Stahl de celle d’Arbuckle, la biographie du roman. Et si on lisait une histoire ? (MOG)

Moi, Fatty
Jerry Stahl

Paris, Rivages (Thriller), 2007, 270 pages.

De l’amour, de la mort, et de toutes ces sortes de choses…

[couverture] J’aime de plus en plus les anthologies ! Qu’elles aient 300 ou 500 pages, peu importe… Depuis que j’ai trouvé le mode d’emploi – prendre son temps, lire un texte de temps en temps et jamais plusieurs à la file, etc. – je les apprécie d’autant plus que mon carnet de reproches et de lamentations vis-à-vis des romans ne cesse de se remplir, de quoi fournir un chapitre de livre ou un prochain article dans Alibis : surcharge pondérale narrative, clichés à répétition, thématiques usées jusqu’à la corde, etc. La liste est longue, la vie est courte, donc vive la nouvelle quand elle est peaufinée, de longueur raisonnable, avec une histoire qui accroche. C’est le cas de presque toutes les dix-neuf nouvelles du Jour où la mort nous sépare, une anthologie des Mystery Writers of America, dirigée par Harlan Coben.

Le thème de cette antho : l’amour, toujours l’amour, mais de cette sorte (y en a-t-il une autre ?) qui brûle tout sur son passage, qui va jusqu’à anéantir l’objet qu’il chérissait ! Ridley Pearson ouvre le bal avec « Queeny », l’histoire d’un cauchemar : quand sa femme disparaît, le narrateur est suspecté, arrêté, interné pendant des mois, avant que la police ne découvre que… j’en ai trop dit déjà !

Une histoire noire qui fait frémir et qui donne bien le ton de l’ensemble. Règle générale dans ce genre de recueil, certaines histoires sont meilleures que d’autres. Parmi mes préférées, « Hors de danger », de Lee Child, ou comment Wolfe trouva l’amour et bien plus encore en prenant son lunch. Un récit ingénieux, à l’humour macabre. « La Solution de Chellini » de Jim Fusilli est une de ces histoires de vengeance comme je les aime. De l’affront initial au dénouement à la fois heureux et sanglant, le « héros » est calme, réfléchi, et diablement efficace. Harlan Coben nous propose « L’Imposteur » : une femme signale la disparition de son mari. À la maison, elle rencontre quelqu’un qui prétend être l’époux disparu. Il a la même voiture, des papiers d’identité en règle, etc. Il a tout pour prouver qu’il est bien le disparu, sauf qu’elle prétend mordicus qu’il est un imposteur ! Un thème angoissant qui aurait plu à ce vieux filou d’Alfred Hitchcock !

Certaines histoires sont plus banales, notamment le texte de Charles Todd intitulé « Le Retour », (qui flirte avec le fantastique) ou « Cyberdate.com », de Tom Savage, plus convenue. « Boniment. Bonimenteur », de Steve Hockensmith, est la seule nouvelle que je n’ai pas appréciée. D’une part, je ne suis pas bien sûr d’avoir saisi toutes les « subtilités » de ce qui semble bien être un exercice de style « littéraire », et d’autre part, je ne supporte pas les auteurs qui crachent dans la soupe de la littérature populaire tout en gagnant leur vie avec cette « merde » (terme employé dans la nouvelle) qu’ils dénoncent comme médiocre, tout en proclamant haut et fort qu’ils pourraient faire tellement mieux, mais bon il faut bien gagner sa croûte, etc. Des poseurs, des vantards, des imposteurs et des frustrés !

À noter qu’au sommaire on retrouve relativement peu d’auteurs très connus. Parmi les « célébrités » : Laura Lippman, Ridley Pearson, Lee Child, Charles Todd, Jeff Abbott, R. L. Stine et Harlan Coben. Quant aux Charles Adai, Bonnie Hearn Hill, Tim Maleeny et autres P. J. Parrish, ils me sont parfaitement inconnus.

Un ensemble solide et quelques bons moments de lecture ! (NS)

Le Jour où la mort nous sépare
Harlan Coben (dir.)

Paris, Albin Michel, 2008, 376 pages.

On n’est pas sortis de l’auberge

[couverture] On appelle Auberge rouge ces établissements inquiétants dont on n’est pas sûrs de ressortir vivant. Cette appellation viendrait de plusieurs faits divers ayant eu lieu en Ardèche entre 1815 et 1830 alors que des aubergistes auraient exécuté bassement leurs clients pendant leur sommeil pour les détrousser. Les présumés coupables, Pierre Martin, sa femme Marie Breysse de même que leur homme de ferme Jean Rochette, ont été accusés puis inculpés pour avoir prétendument assassiné dans leur auberge de Peyrebeille un notable, Enjolras. On les a condamnés à périr guillotinés. Indice du retentissement de l’affaire, selon les estimations, plus de 30 000 personnes auraient assisté à leur exécution. La légende s’est bien sûr nourrie de l’anecdote initiale ; depuis, on l’a récupérée et gonflée à l’hélium de l’exagération sensationnaliste : on prétend par exemple que Marie Breysse aurait fait manger aux clients de l’auberge des mets – pâtés et ragoûts – apprêtés avec des morceaux prélevés sur les cadavres des victimes de son mari. D’autres laissaient courir la rumeur selon laquelle le couple Martin aurait brûlé leurs victimes dans le four après les avoir ébouillantés.

L’auberge de Pierre Martin s’était méritée, après le procès, les surnoms évocateurs de Coupe-gorge, Ossuaire, Auberge sanglante. Pour le moins lugubres. Si ce préambule déclenche en vous certaines réminiscences d’un récit intitulé Le Malentendu, sachez que la chose est normale puisqu’Albert Camus se serait inspiré de ces événements pour écrire ce court récit dont nous retrouvons déjà l’esquisse dans L’Étranger. L’expression populaire « on n’est pas sortis de l’auberge » tirerait aussi ses origines de la triste réputation du gîte de Pierre Martin, au sens où l’auberge est dépeinte comme un théâtre tragique où l’on rencontre la mort.

En faisant œuvre d’historien, Gérald Messadié mène l’enquête sur ces faits divers scabreux ayant marqué l’imaginaire collectif. Il fait ressortir dans son étude les nombreuses incohérences de la poursuite judiciaire ayant conduit à la décapitation de ceux que l’on considérait – à tort selon lui – comme des serial killers avant la lettre. Aurait-on guillotiné trois innocents afin de préserver des intérêts supérieurs ? Messadié laisse croire que ce fut le cas au moyen d’une analyse méticuleuse des documents et des témoignages de l’époque. Que penser du fait que les pièces originales permettant l’étude archivistique de ce dossier aient disparu ? Messadié se pose en sceptique face à l’affaire et cherche à rétablir les faits au nom de la Justice.

Selon l’historien, les fantasmes d’horreur de la population s’étant emballés, toutes sortes de récits ou fables ont été imaginées, gonflant les événements de l’auberge rouge, lui conférant un statut de légende où l’exagération des méfaits entrave le traitement de la vérité. Systématiquement, en reprenant un à un les témoignages de l’époque, Messadié montre toute l’absurdité de certains raisonnements : la rumeur du village laissait courir le bruit que le vent chassait « au-dessus de la cheminée du second four une fumée nauséabonde », « répandant une odeur de chair brûlée »… Messadié se demande en quoi la chair humaine calcinée dégage une odeur différente de celle de l’agneau ou du bœuf…

Comme un Voltaire de notre temps, il essaie de jeter un éclairage lucide grâce aux lumières de l’analyse et de l’examen critique et méthodique sur les faits que la vindicte populaire, tout autant que l’appareil judiciaire, avait biaisés et corrompus. L’imagination fertile s’abreuve souvent à la source des préjugés. D’autant plus lorsqu’il s’agit du regard rétrospectif de citadins jugeant sévèrement les comportements considérés comme arriérés de ruraux frustes et sauvages. L’analyse de l’historien mérite d’être considérée, surtout à la lumière du contexte politique post-révolutionnaire qu’il prend le temps de nous présenter : période charnière de l’histoire moderne française, les années ayant suivi la Révolution ont vu naître un clivage entre royalistes et républicains qui a eu des répercussions sociales considérables, dignes des pires abominations. C’est donc dans ce climat de terreur et de vengeance que s’inscrit la légende de l’Auberge rouge.

Messadié réussit à faire la preuve que l’enquête a été bâclée, que le procureur royal n’avait aucun scrupule à tourner les coins rond. Le jugement fut incontestablement partial, fécondé par les croyances et médisances du peuple. Il ressort très clairement que les témoignages sont un tissu, que dis-je, une courtepointe d’incohérences, de contradictions, de singularités visant l’objectif ultime d’une condamnation. La mauvaise réputation des Martin, Breysse et Rochette s’est transformée en présomption de culpabilité. L’opinion publique exigeait la condamnation du trio maudit et on a tout simplement satisfait à leurs désirs acharnés.

On peut reprocher à l’étude le fait qu’on cherche à laisser le lecteur sur l’impression que l’auteur compense cet aveuglement populaire qui a conduit à l’exécution des aubergistes par un autre aveuglement, celui-là voulant les disculper avec le même manque de nuances. Messadié, dans cette étude cérébrale et minutieuse, troque une certitude pour une autre, là où à tout le moins on se serait contenté d’une indécision. Un avocat de la défense convaincu qu’il a raison ne procéderait guère autrement pour semer le doute raisonnable chez un jury chargé de trancher quant à la culpabilité des accusés. (SR)

Le Secret de l’Auberge rouge
Gérald Messadié

Paris, L’Archipel, 2007, 256 pages.

Papy fait de la résistance…

[couverture] Salué comme étant le « Thoreau de l’Ouest américain » par Larry McMurtry, un des grands romanciers westerns contemporains, Edward Abbey (1927-1989) était aussi un écologiste pur et dur avant l’heure, de la variété « agitateur » et « contestataire ». Pionnier d’une prise de conscience environnementale aux États-Unis, icône de la contre-culture, il a laissé une œuvre littéraire variée dont plusieurs romans qui font la synthèse parfaite du western et du roman noir (voir mon article dans Alibis 17 ou celui de Pierre Monette dans le n˚ 25).

Le Feu sur la montagne en est un bon exemple. Cette histoire, basée sur des faits réels, nous est racontée par Billy, un gamin de douze ans plutôt vif d’esprit, qui adore son grand-père John Vogelin chez qui il va passer quelques jours de vacances. Vogelin possède un immense ranch et le vieil homme ne partage sa terre qu’avec les coyotes, les cougars et les autres animaux qui peuplent les montagnes et les déserts. Mais ce havre bucolique est menacé quand l’Armée de l’Air décide d’installer un champ de tir de missiles sur la propriété du vieillard. Le problème : John Vogelin refuse de se laisser exproprier, prend sa Winchester et organise la résistance. David contre Goliath ! Mais il n’est pas certain que cette fois le petit l’emporte sur le géant. Tout dévoué à la cause de son grand-père, Billy voudrait lui donner un coup de main, mais il est trop jeune pour cela et le grand-père décide de le renvoyer dans sa famille quand les événements se précipitent. C’est sans compter avec la détermination, la débrouillardise et le courage de ce garçon qui refuse d’être mis à l’écart dans les moments difficiles.

Publié en 1962, ce roman n’a rien perdu ni de son actualité, ni de son intérêt. Il y a des passages magnifiques, élégiaques sur la nature sauvage du Nouveau-Mexique, passages qui s’intègrent parfaitement au reste de l’intrigue. Les dialogues sont souvent savoureux, notamment les joutes oratoires entre le grand-père et les représentants du gouvernement, complètement époustouflés par le comportement inattendu du vieux cowboy têtu comme une mule et bien décidé à mourir les armes à la main pour défendre son coin de paradis. À noter que le dénouement, quoique prévisible en partie, est particulièrement original.

Le Feu sur la montagne est un autre de ces hymnes crépusculaires qui déplorent la disparition progressive des terres sauvages de l’Ouest, synonymes de beauté et de liberté. L’auteur aimait tellement cette nature primitive qu’à sa mort il demanda à être enterré dans le désert. Exception faite des amis qui procédèrent à l’inhumation, personne ne sait où se trouve sa tombe.

Le livre est publié dans la collection Noire, chez Gallmeister. J’aime beaucoup leur présentation très soignée, avec de belles photos de paysages sauvages. Par contre, malgré son format intermédiaire (entre le livre de poche et le grand format) et ses 212 pages, ce livre se vend à un prix disons… surprenant ! (NS)

Le Feu sur la montagne
Edward Abbey

Paris, Gallmeister (Noire), 2008, 212 pages.

Badineries et pédophilie

[couverture] Rien, au départ, n’inciterait un adulte sérieux à arrêter son choix sur Le Vengeur des Catacombes, si ce n’est la bande rouge le proclamant récipiendaire du prix du Quai des Orfèvres 2008. Le titre racoleur, l’illustration de couverture, criante de mauvais goût, et la taille exagérée des caractères évoquent davantage un mauvais roman d’épouvante pour adolescents. Heureusement, ce livre est meilleur qu’il n’en a l’air.

Les catacombes en question, ce sont les nombreuses galeries qui forment le Paris sous-terrain où l’on retrouve rangés côte à côte, le 16 juin à 2 heures du matin, deux cadavres en décomposition auxquels on a soigneusement tranché la tête et les mains. L’enquête est confiée au capitaine Amélie Boursin, de la brigade criminelle, une femme pour ainsi dire parfaite, rousse canon, entêtée, et qui sait prendre les coups. Sous les conseils de son patron, François Simeoni, Boursin mène l’enquête avec le turbulent journaliste David Meyer, un ami d’enfance de Simeoni. C’est que Meyer se spécialise dans le criminel et travaille de façon indépendante, et même si on a pu, au fil des années, le qualifier de « fouille-merde » ou de « cure-poubelle », son professionnalisme et son efficacité ne font plus aucun doute.

Meyer est une grande-gueule. Romantique et charmeur bidon, il reste néanmoins attachant et, pire que tout, il le sait parfaitement. Je ne brûle rien de l’intrigue en vous disant que le journaliste – tout en restant professionnel – mettra sa vie en branle pour que la belle capitaine s’entiche de lui. Prévisible. Mais Meyer est déterminé de tous les côtés, et c’est une superbe collaboration de la presse avec les forces de l’ordre qui nous est présentée ici, tant au commissariat que dans le lit.

L’enquête est lancée avec pratiquement aucune information en poche, et le lecteur progresse au fil des chapitres titrés par un indice de lieu et de temps (Paris – 17 juin – 11h30), évoluant tantôt au quart d’heure près, tantôt à intervalles de quelques jours. La piste mènera peu à peu à l’affaire Deschamps, vieille de quelques années, où un homme apprenait le viol brutal et le meurtre de ses deux jeunes filles par un pédophile récidiviste, jugé apte à la libération après huit ans de psychiatrie. La publication anonyme dans les journaux d’une liste de maniaques sexuels en liberté vient raviver le sujet et enflamme la population française.

La narration nous raconte l’histoire soit à la troisième personne, soit à la première, via la voix de David Meyer lui-même, et c’est là que ça se gâte un peu. Je veux bien d’un personnage qui s’auto-magnifie, mais les lois du narrateur omniscient doivent cependant être mises de côté dans ces cas-là. Ainsi, Meyer n’hésite-t-il pas à se décrire physiquement, à nous vanter son caractère, à parler de lui à la troisième personne et à nous détailler la décoration de son salon, le tout ponctué d’un nombre audacieux de points d’exclamation.

Le ton badin de l’écriture de Lambert rend la lecture certes très rapide et facile, mais les nombreux traits d’humour sont souvent convenus ou tombent à plat. L’enquête est cependant plutôt bien menée et documentée, et le sérieux du sujet prend heureusement le dessus sur les folâtreries évasives du protagoniste.

Il m’est avis qu’avec un peu plus de rigueur, le personnage de David Meyer aurait pu être drôlement plus percutant et maîtrisé. En espérant le voir mûrir dans les prochains efforts de P. J. Lambert qui, comme la plupart des récipiendaires du prix du Quai des Orfèvres, était jusqu’à présent inconnu au monde de la littérature (il est consultant financier international). Souhaitons-lui une nouvelle carrière… (MOG)

Le Vengeur des Catacombes
P. J. Lambert

Paris, Fayard, 2007, 440 pages.

Qui trop embrasse

[couverture] Il y a quelques années, j’avais rédigé, dans le numéro 18 d’Alibis, une critique louangeuse de Terminus Berlin, l’excellent premier polar de l’Allemand Pierre Frei. Hélas ! Je ne dirai pas autant de bien de son deuxième roman, La Main du ciel.

Cette fois, il nous sert une intrigue hallucinante et invraisemblable qui s’inscrit bien dans l’actuelle veine des « complots secrets au sein de l’Église ». Veine qui ne semble jamais se tarir depuis la parution de Da Vinci Code de Dan Brown.

En gros, voici une tentative de résumé de l’intrigue de La Main du ciel. Au départ, on assiste à l’élection d’un pape. Un pape de choc qui détonne face au traditionalisme de l’Église catholique. Un Écossais encore jeune, le cardinal James Clifton Lachlinvar Montgomery Stuart, se trouve investi de la mission quasi divine de diriger la barque de saint Pierre. Ouvert, moderne, le nouveau pape, qui a pris le nom de Jean XXIV, bouscule vite les milieux les plus rétrogrades du Vatican. Malheureusement, une organisation secrète, Manus Caelum (sic ! En latin, La Main du ciel se dit Manus Caeli et non Caelum), qui ressemble à s’y méprendre à l’image dan-brownienne de l’Opus Dei, veille au grain et met en place un plan diabolique pour ramener l’Église sur la voie de la stricte orthodoxie.

Lors de sa première visite à l’étranger, dans un vague pays d’Amérique du Sud qui pourrait ressembler à la Colombie, le pape est enlevé par des guérilleros dont le chef, aux allures de Che, est un ancien terroriste allemand.

Dès lors, Pierre Frei nous entraîne dans la plus rocambolesque aventure que j’aie lue depuis longtemps. Dans cette macédoine, on voit tour à tour surgir  des guérilleros de gauche, des banquiers véreux, un grand patron de presse milliardaire aux idées d’extrême-droite qui rêve de devenir chef d’une Italie nouvelle, des cardinaux corrompus, ambitieux et au passé trouble, des nonnes plus ou moins lubriques et libidineuses qui pratiquent le karaté, des mafiosi à la foi inébranlable, des journalistes de gauche et de droite, des agents secrets de différentes obédiences, de belles aventurières naïves et à la cuisse légère, un berger écossais (un vrai, pas le chien), demi-frère et sosie de Sa Sainteté, etc.

Ce joyeux amalgame, basé sur l’éternelle théorie du complot, est tellement invraisemblable qu’on en vient à sourire. Ce qui de toute évidence n’était pas le propos de l’auteur. Bob Morane, Indiana Jones et autres James Bond n’ont qu’à bien se tenir ! Avec une telle brochette d’éléments narratifs, Robert Ludlum a réussi à écrire une vingtaine de bons thrillers. Pierre Frei en fait un condensé qui tient en un seul vol volume de 304 pages. Une prouesse quand même !

Notons, à la défense de Pierre Frei, qu’il sait mener son intrigue galopante et que le lecteur, un sourire en coin, tourne les pages à une vitesse aussi vertigineuse que celle où les personnages tournent les angles. Un bon roman pour ceux qui cherchent l’aventure rapide, légère et pas trop intellectuelle. Un roman à lire dans un train. De préférence un TGV. (AJ)

La Main du ciel
Pierre Frei

Paris, L’Archipel, 2007, 304 pages.

Faux vraiment vouloir

[couverture] Philippe Bouin ne chôme visiblement pas. Auteur de deux séries publiées en grande partie chez Viviane Hamy, l’une mettant en scène la bonne sœur Blandine, l’autre située dans le Paris de Louis XIV, il publie ici son treizième roman policier depuis 2001.

Joachim Debbas fut un peintre pour le moins contesté. En pleine guerre de son Liban natal, Debbas se rendait sur les champs de bataille après les combats et s’y installait pour peindre les soldats mourants, plus particulièrement leurs yeux. C’est qu’au moment de passer à trépas, les yeux prendraient une dimension telle qu’on ne peut trouver d’équivalent chez un humain bien portant, une fenêtre qui s’ouvre sur l’inconnu. Les approches de Debbas ne faisant pas l’unanimité, il perdra la vie, accompagné de sa femme et de son fils, dans un attentat dirigé contre lui. Quand le célèbre galeriste Raymond Ayanhi découvre trente-sept tableaux de Debbas jamais connus à ce jour, pas de doute que son esprit est tout occupé à organiser le vernissage surprise du peintre décédé. Il n’a alors aucune idée d’où ça pourra le mener.

Pendant ce temps, ceux que l’on a baptisé « le gang des chapelles » sévissent en dévalisant des chapelles de leurs œuvres d’art, spécialité XIIe siècle. Le capitaine Flora Régnaud de l’OCBC (office central de lutte contre le traffic des biens culturels) est sur le coup. Pourvue d’une solide formation en arts, elle ne tarde pas à démanteler, à la suite d’une série de rébus artistiques envoyés par un expéditeur mystérieux, un réseau de traffic de « vrais faux » tableaux. Cette enquête la mènera, de fil en aiguille, aux étranges disparitions de peintres libanais de la Butte Montmartre. À ces victimes serait apparu le Golem de Debbas, vêtu de blanc, coiffé d’un Panama et fumant un cigarillo. Les histoires s’entremêlant, Flora Régnaud en vient à se lier d’une amitié sous couvert avec le jeune et prometteur peintre Vladi Burg qui, par ses connaissances, la mettra sur la piste de l’affaire Debbas. Comme Ayanhi, Burg ne sait pas qu’il met les pieds dans une histoire où l’on n’hésite pas à faire couler le sang pour garder un secret.

Natures Mortes est ce que l’on pourrait appeler un thriller intellectuel. Au départ, un néophyte sera quelque peu étourdi devant le nombre de références artistiques ayant trait principalement à l’art contemporain. Laissant de côté ce charabia d’initié ainsi que les fréquentes franchouillades que nous balance l’auteur, on embarque néanmoins rapidement dans ce thriller peu commun où se mêlent philosophie sur la place de la mort dans l’art et divergences entre les cultures moyen-orientales, juives et catholiques. On suit avec intérêt une enquête ramifiée et complexe, et on va même jusqu’à croire de bonne foi aux histoires d’apparitions. Au Moyen-Orient, spécifie-t-on à quelques reprises, on croit à ces choses-là. Soit. Mais on aurait tort de prendre le lecteur pour un con. Je veux bien qu’on me donne du paranormal, mais il faudrait être raccord. Alors ce dénouement à la Scooby-Doo, du genre « Monsieur X ! Vous êtes en fait madame Y ! – Oui, mais je suis aussi madame Z ! Elle retire ses fausses dents et sa perruque (c’est pas des blagues). – Mais madame Z ! Comment se peut-il ? Je vous croyais morte depuis des années ! », ça donne l’impression que Bouin, voyant le beau temps se pointer, a fini son roman à la hâte pour aller se faire une partie de golf.

Et comme si ce n’était pas assez, on nous sert un épilogue qui se déroule en 2125, quand un pauvre inconnu découvre une lettre enfouie dans le désert où le fond de l’histoire nous est raconté. Tout le reste du roman est beaucoup trop intelligent et structuré pour qu’on supporte une fin pareille. Insultant. (MOG)

Natures Mortes
Philippe Bouin

Paris, L’Archipel, 2007, 342 pages.

Sens dénaturé

[couverture] Natsuo Kirino écrit depuis 1984 et a remporté de nombreux prix littéraires au Japon. Cependant, Monstrueux n’est que son troisième ouvrage traduit en français, après Disparitions (10/18, 2004) et Out (Seuil, 2006).

Y aurait-il pénurie de traducteurs japonais-français ? Parce que Monstrueux est traduit à partir… de la traduction anglaise de l’original japonais. Ça commence à faire beaucoup d’intermédiaires. Avis aux intéressés, il y a peut-être un poste de libre aux éditions du Seuil. Après m’être renseigné sur les ouvrages précédents de Kirino, j’ai entamé Monstrueux avec le pressentiment que j’allais en manger toute une. Que mes repères de ce qui est bien et bon seraient effacés à grands coups de tabous défoncés. Je m’attendais à me faire dire ce que je n’imaginais pas et ne voulais pas entendre, et encore plus. J’ai été patient. J’ai acquiescé lorsque la narratrice m’a averti qu’elle devait raconter l’histoire dans tous les détails, et sans faute. J’étais prêt.

À quelque mois d’intervalles, deux prostituées sont retrouvées assassinées dans les mêmes conditions, étranglées et abandonnées dans une chambre minable. Si Yuriko, la sœur de la narratrice, est née pour le sexe et en fait une vocation dès son jeune âge, Kazue, la seconde victime, est diplômée et occupe un poste dans une grande entreprise le jour, et se prostitue le soir. Qu’est-ce qui peut bien relier ces deux meurtres ? Vous ne le saurez pas. La question est soulevée avant de partir au vent. Mais on vous parlera du fait que les deux sœurs ne se sont jamais bien entendues. C’est que Yuriko, au grand contraire de l’autre, est sublime. Pas seulement belle. Monstrueusement belle, vous faites le lien ? Belle au point de tout déranger sur son passage, une beauté déconcertante, qui va même jeter la mère dans un tourment de fierté et de malaise. J’ai accepté que la narratrice me parle de leur enfance, de cette vie au lycée le plus prisé de tout le Japon, de la superficialité de toutes leurs collègues de classe et des bouchées doubles fournies par cette fille de classe moyenne, et laide de surcroît, pour se sortir de cet enfer. Pendant plus de 300 pages. Je me disais que je n’étais encore qu’à la moitié. Que l’histoire allait bien finir par décoller.

C’est à ce moment qu’est apparu un nouveau narrateur, Zhang, présumé meurtrier, qui, sous le prétexte d’une déclaration écrite au juge, nous raconte sa vie en long et en large. Même si l’histoire de Zhang s’est révélée être plutôt intéressante, cette insertion impromptue ralentit sérieusement le rythme, en plus de donner cette impression d’abattre ce à quoi j’aspirais enfin, à savoir, entrer dans le vif du sujet. Puis la ronde des narrateurs a continué, j’ai lu le journal de Yuriko, puis celui de Kazue. Ma foi, des journaux intimes étrangement étoffés, dialogues, descriptions et tout et tout, avec des entrées de quinze à vingt pages. Les pauvres, elles en avaient gros à dire.

Le problème, avec Monstrueux, c’est qu’il n’y a pas d’intrigue. Il y a bien deux meurtres, mais nous en sommes avisés dès le début, le coupable est déjà démasqué. On nous sert plutôt des divagations sur la beauté et la réussite, dans un Japon impertinent qui impose à ses habitants d’être un peu plus que des humains. Chacun des personnages est dérangé et se raconte autant de mensonges à lui-même qu’au lecteur. De ce fait, il devient impossible de s’attacher de quelque façon que ce soit à aucun d’entre eux. Alors leurs jérémiades stériles sur leurs pauvres conditions durant plus de 600 pages, il faut avoir de bonnes raisons pour se rendre au bout.

Autant d’éléments qui font que ce roman psychologique relève davantage de la littérature générale que du suspense. Et si le mot « Thriller » sous-entend le souffle court et haletant, la seule altération à votre respiration ici sera le bâillement. (MOG)

Montrueux
Natsuo Kirino

Paris, Seuil (Thrillers), 2008, 615 pages.

Souvenirs, souvenirs…

[couverture] Avant de se lancer dans l’écriture de polars à succès (plus de cinq millions d’exemplaires vendus dans le monde), Greg Iles était musicien dans le groupe Frankly Scarlet. La Mémoire de sang est le quatrième roman à paraître en traduction française (il en a publié treize en tout jusqu’à présent), mais c’est le premier que je lis de cet auteur.

L’histoire est complexe. Comme c’est de plus en plus souvent le cas dans le polar aujourd’hui, l’intrigue est double. Deux histoires pour le prix d’une. Évidemment, il est plus facile de remplir plus de 550 pages avec deux récits. Plus d’action, plus de personnages. Encore plus facile quand la première intrigue concerne une affaire de tueurs en série. Plus il y a de victimes, plus on peut vaincre sans stress excessif le symptôme de la page blanche ! Autant de trucs éculés qui permettent aux tâcherons de tous acabits de pondre des trucs obèses, mal fichus, pleins de coïncidences heureuses, avec des dénouements artificiels ou téléguidés. Précisons-le tout de suite, Greg Iles n’est pas vraiment un talent mineur, mais Mémoire de sang n’est pas pour autant un chef-d’œuvre.

En fait, mon appréciation est assez mitigée. Après un début laborieux, j’ai commencé peu à peu à embarquer dans cette histoire, tout en pestant contre le fait plus qu’improbable qu’un drame contemporain vécu par l’héroïne (elle est écartée d’une enquête sur un tueur en série pour cause de sérieux problèmes psychologiques) puisse avoir pour conséquence la découverte d’indices permettant d’expliquer la mort mystérieuse de son père, vingt ans auparavant. Plus incroyable encore, certains protagonistes de la chasse au tueur en série se trouvent mêlés au meurtre du père. Ça alors… le destin fait vraiment bien les choses, surtout quand il est aidé par la chance et boudé par les probabilités ! Dans l’absolu, les liens entre les deux affaires relèvent de la coïncidence extrême, de la « formule » polardière simpliste la plus élémentaire. Autrement dit, la réaction du lecteur cartésien devrait être : « Ça ne se peut pas, sauf dans les mauvais romans ! »

Le talent de Greg Iles consiste à nous embarquer malgré tout dans ce drame policier très psychologique où il est question d’inceste et autres abus sexuels, de mémoire refoulée, de vengeance, le tout étant raconté par une héroïne maniaco-dépressive, plus ou moins attachante, qui va déterrer de terribles secrets de famille (autre cliché du polar contemporain dont les résumés de quatrième de couverture ressemblent parfois à une série lassante de copier-coller de la même éternelle histoire !).

J’aurais davantage apprécié ce roman si l’intrigue de ce pur produit commercial américain avait été plus resserrée. Par moments, c’est un peu ardu. Par contre, l’auteur a su inventer un dénouement tout à fait satisfaisant, un exploit en soi si on considère qu’il y avait tout de même là deux histoires assez complexes et quelques pièges narratifs bien juteux ! Bref, un divertissement honnête, mais qui va vous bouffer quelques heures de votre temps vu son gabarit feuilletonesque.

Curiosa : sur le site web de l’auteur (ou sur Youtube), on peut voir une vidéo où Greg Iles chante (plutôt) faux en compagnie de Stephen King (qui chante tout aussi faux) et des Rock Bottom Remainders. Mais ils ont l’air de s’amuser beaucoup ! Ça m’a rappelé les bons souvenirs de mon propre groupe… (NS)

La Mémoire du sang
Greg Iles

Paris, Presses de la Cité (Sang d’encre), 2007, 550 pages.

Minute, papillon !

[couverture] Après la chute du mur de Berlin, symbole de la Guerre Froide, le roman d’espionnage a connu une période de vaches maigres, avant de reprendre du poil de la bête après la chute des deux tours (aucune allusion à Tolkien !). De manière générale, le récit d’espionnage est un domaine typiquement masculin, même si au cours de son histoire quelques femmes y ont fait leur marque, notamment Martha Albrand, Evelyn Anthony, Margery Allingham, Dorothy Gilman et quelques autres.

Au cours des derniers mois, on a vu apparaître de plus en plus d’auteurs féminins parmi lesquelles Gayle Linds, qui écrit des thrillers dans la veine de Robert Ludlum (avec qui elle a collaboré), Stella Rimington, qui a dirigé les services secrets britanniques, et quelques autres, dont Anne Rambach…

Bombyx est un récit d’espionnage d’Anne Rambach, une Française qui a surtout écrit des polars dont l’action se passe à Tokyo. Bombyx est un restaurant branché du quartier chinois à Paris. C’est là que Diane, l’héroïne du roman, journaliste d’investigation émérite a rendez-vous avec le destin. Alors qu’elle prend des photos pour un reportage quelconque, une fusillade éclate ; deux tireurs masqués mitraillent la foule, faisant de nombreuses victimes. Repérée par les tueurs, elle réussit à s’en tirer de justesse, non sans avoir pris note de certains détails troublants. Elle ne croit pas à thèse officielle d’un règlement de compte entre triades. Elle est persuadée que les tueurs visaient une femme en particulier, les autres victimes servant de diversion. À l’aide d’Elsa, une copine journaliste qui n’a pas froid aux yeux, elle va mener sa propre enquête, ce qui plongera les deux amies dans une aventure rocambolesque où s’affrontent les triades, la mafia russe et les services secrets de divers pays. Au cœur du litige, il y a d’abord le secret des roses bleues dont le commerce représente des milliards ! Mais tout cela n’est peut-être qu’une façade qui masque une réalité autrement plus terrifiante que le simple espionnage industriel : la menace du bio-terrorisme.

Anne Rambach connaît les ficelles de ce genre de récit où la manipulation, les fausses identités, les apparences trompeuses, la trahison, la violence d’état et l’actualité géo-politique récente sont des ingrédients de base. L’action est assez trépidante, les deux personnages féminins, bien nuancés et crédibles, ne manquent pas de ressources (elles ont parfois beaucoup de chance !), et la finale est digne des meilleurs scénarios d’Hollywood. (NS)

Bombyx
Anne Rambach

Paris, Albin Michel, 2007, 348 pages.

Le goût du sang

[couverture] Parfois, d’illustres auteurs y vont de quelques mots élogieux pour parler de la production d’un collègue. Ainsi, par le passé, Stephen King a encensé Dan Simmons et l’a recommandé vivement à qui voulait l’entendre. Les éditeurs, on le conçoit aisément, ne vont pas se priver d’une telle publicité. La page couverture met bien en évidence les propos hors contexte servant la cause de leur poulain. Se sentant en confiance, le lecteur sera enclin à poursuivre cette association littéraire en misant sur le bon goût et le sens critique de leurs auteurs favoris, surtout s’ils sont prestigieux. Imaginez l’impact, sur les lecteurs de polars, de commentaires positifs d’un écrivain aussi respecté et populaire que Michael Connelly, par exemple. Donald Harstad a cette chance inouïe de pouvoir bénéficier d’un coup de pouce du maître lui-même. Avouez que la promotion ne manque pas de panache. Connelly utilise les mots captivant, passionnant et perturbant pour qualifier le travail de son pendant du Mid-West. La table est mise.

Bien que le roman 5 octobre, 23 h 33 (Code 61, titre originel) soit un témoignage crédible ancré dans une vaste expérience du milieu interlope, force est d’admettre une fois le livre terminé que l’auteur du Poète y est allé un peu fort et que son jugement souffre peut-être d’un emportement excessif. Donald Harstad offre un roman procédural d’une grande efficacité mais d’une longueur injustifiée compte tenu de ce dénouement qui n’arrive plus à surprendre tellement les interminables interrogatoires pleins de demi-vérités et de secrets d’initiés l’avaient préparé.

Il faut admettre que le choix du point de vue interne crée une proximité toute désignée pour la narration de cette histoire qui se rapproche pendant les cent cinquante premières pages de ces enquêtes de chambre close qui ont fait les beaux jours du roman policier classique. Crédible, l’homme ? Avant de s’adonner à l’écriture d’histoires sordides, Harstad a lui-même occupé les fonctions de policier bon nombre d’années. Plus de vingt ans, en fait. Par le biais de ses personnages, Harstad met à profit son expérience et refile aux lecteurs toujours curieux quantité de trucs du métier, nous dévoile ses méthodes de travail, notamment sa routine lorsqu’il investit une scène de crime. En prime, il nous offre un accès privilégié au système de codes, allant au-delà du simple 10-4, depuis belle lurette éventé, celui-là. Cette connaissance solide des rouages du métier confère à ses romans un réalisme d’une rare pertinence. À certains égards, Harstad accorde quasiment à ses romans un traitement documentaire. Et quand ses connaissances frappent le mur de ses limites personnelles, il a recours aux services spécialisés d’experts de la police scientifique. Il transpose en quelque sorte des éléments de son vécu professionnel dans ses œuvres de fiction où le shérif adjoint Carl Houseman fait figure de socle au sein du poste de police du comté de Nation, en Iowa. C’est qu’il a du galon, le Houseman et on le respecte, lui qui commence à songer à la retraite à moyen terme. Il se sent vieillir et ses longues années de métier l’usent et grugent sa belle énergie. Ses activités sociales et sa vie sentimentale sont nulles, ayant passé dans le tordeur de la sphère professionnelle. On se doute que plusieurs caractéristiques du personnage principal sont puisées à même la source voisine de son créateur. On ne peut que souhaiter à Hartsad de communiquer avec sa femme autrement que par le canal distant des Post-it… S’il en a encore une, s’entend.

Le récit commence comme il se terminera, c’est-à-dire dans une scène d’action à l’emporte-pièce. Par une nuit d’automne, une jeune femme aperçoit à la fenêtre de sa résidence un homme au visage peint en blanc comme un clown. Ce dernier l’épiait, un sourire inquiétant aux lèvres. On aurait dit qu’il était suspendu dans les airs, flottant mystérieusement. Au fil de l’enquête, on se ravisera pour opter plutôt pour un ersatz de vampire… Deux longues dents pointues comme celles d’un serpent ne peuvent tromper longtemps après tout, surtout quand se manifeste quelque temps plus tard un chasseur de vampires tout droit sorti de l’imaginaire d’un caricaturiste de talent. Il y a de quoi sourire, en effet, lorsque le principal suspect d’une intrigue policière se trouve à être une sorte de Dracula 2000 (le suspect Dan Peale est-il vraiment un vampire ou se prend-il pour tel ? N’est-il rien de plus qu’un mythomane aux allures de gourou ? Voilà des questions qui ne trouveront leur réponse qu’au dénouement). Une fois la surprise passée, on accède à de nombreuses informations sur les notions vampiriques qui attestent une bonne connaissance du sujet (du mythe ?) de la part de l’auteur. Les pratiques rituelles liées à l’ingestion du sang auquel on voue un véritable culte, les rapports à la fois de pouvoir et de protection que le vampire entretient avec ses disciples. Les éléments du décor ajoutent à la création d’une atmosphère gothique (le récit se passe principalement dans un manoir qui n’est pas dépourvu de chambres interdites et de passages secrets menant à des lieux propices aux activités immorales ou criminelles).

Malgré ses responsabilités qui le conduisent dans des zones sinistres de l’aventure humaine, Carl Houseman est un shérif éminemment attachant ; bien qu’il ait vu le côté sombre de l’homme, il n’en a pas pour autant perdu sa fraîcheur. Son attitude pince-sans-rire, son cynisme et son sens de la repartie plein d’humour en font foi et le rendent sympathique, il n’y a aucun doute. (SR)

5 octobre, 23 h 33
Donald Harstad

Paris, Le Cherche Midi (Ailleurs), 2007, 363 pages.

Dessine-moi du noir

[couverture] Passeport pathogène, c’est d’abord un texte bref signé André Marois – une nouvelle dont la première version a paru dans le recueil Du cyan plein les mains (La courte échelle, 2006) sous le titre « Il voulait partir ». On y fait la connaissance d’un épidémiologiste qui, de retour de Chine où il a combattu un virus mutant, rencontre l’amour de sa vie alors qu’il s’ennuie à Montréal en attendant sa prochaine mission à l’étranger. Mais la narration ambiguë laisse croire qu’il s’agit beaucoup plus qu’une banale histoire d’amour et la chute finale nous propulse effectivement dans le cruel et le noir.

Mais Passeport pathogène, c’est aussi (je dirais même surtout) une merveilleuse suite impressionniste de croquis et d’esquisses, de dessins, d’aquarelles et d’encres de Chine de Pascal Hierholz, qui habille (ou habite ?) littéralement le texte de Marois (qui est aussi écrit à la main), voire toute la plaquette puisque même les pages de crédits et d’achevé d’imprimer ont été crayonnées par Hierholz. D’ailleurs, vous n’avez qu’à regarder la couverture pour avoir une idée précise du ton et de l’atmosphère que réussit à distiller la plume inspirée de Hierholz. Ainsi, Passeport pathogène n’est pas tant un « court polar », comme le suggère la couverture, qu’une série de planches non paginées qui raconte graphiquement un récit subtilement cruel.

Il n’est pas inutile de mentionner que Pascal Hierholz travaille dans le monde de la pub, tout comme André Marois l’a fait en son temps. Leur collaboration a donc ce côté frais et novateur que, parfois, les publicitaires réussissent à débusquer. C’est peut-être pourquoi j’ai eu autant de plaisir à « voir » Passeport pathogène. (JP)

Passeport pathogène
André Marois / Pascal Hierholz

Montréal, L’Héliotrope, 2007, [96] pages.

Revue Alibis – Mise à jour: Mars 2008

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