André Jacques et Norbert Spehner
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 092Ko) d’Alibis 25, Hiver 2008
Le silence et l’ennui
Håkan Nesser est né en 1950 en Suède où il est reconnu comme l’un des auteurs importants dans le domaine du polar. Ses œuvres se sont valu de nombreux prix et quelques-unes ont été adaptées pour la télé suédoise. Le Mur du silence est le troisième de ses romans à être traduit en français.
Tout le roman se déroule durant un été caniculaire dans un pays d’Europe du Nord qu’on a un peu de mal à identifier. L’inspecteur Van Veeteren approche la fin de sa carrière. Fatigué, épuisé, il rêve à sa retraite. Il rêve surtout aux vacances en Crète qu’il prendra d’ici quelques semaines.
Mais c’est sans compter ce fâcheux appel à l’aide de l’inspecteur Kluuge, un collègue inexpérimenté d’une ville voisine. Celui-ci remplace son patron, parti en vacances en précisant qu’il ne veut pas être dérangé. Or, un événement curieux est survenu : une femme a téléphoné à Kluuge pour lui dire qu’une jeune fille séjournant dans une colonie de vacances a été assassinée. Mais on ne retrouve pas le corps. Le jeune inspecteur ne sait trop comment réagir. Il décide donc de faire appel à un collègue plus expérimenté : Van Veeteren.
L’enquête commence par une visite au camp de vacances. Ce camp est tenu par les membres d’une secte : La Vie Pure. On y trouve le pasteur-gourou Oskar Jellinek, trois femmes aux allures de grandes prêtresses tout droit sorties d’une commune des années 70 et une douzaine de jeunes filles au seuil de l’adolescence qui y suivent une forme de noviciat en vue de leur initiation à la Vie Pure.
Van Veeteren interroge le pasteur, les trois surveillantes et deux des adolescentes. Personne n’a remarqué qu’une jeune adepte avait disparu. Isolés dans leur paranoïa, les membres de la secte refusent de répondre aux questions de l’inspecteur et dressent entre eux et lui un « mur de silence ». Quelques jours plus tard, au moment où les policiers doutent de la réalité de cette histoire, la mystérieuse femme du début téléphone de nouveau à Kluuge pour l’avertir qu’une seconde jeune fille a été assassinée. Cette fois, elle donne des indications précises qui permettront aux policiers de retrouver le cadavre, celui d’une des deux jeunes filles que Van Veeteren a interrogées au début de son enquête.
L’enquête redémarre donc. Mais s’enlise rapidement. Le pasteur Jellinek est disparu dans les heures qui ont suivi la mort de la jeune fille et les trois prêtresses se murent dans un silence total. Quant aux jeunes pensionnaires du camp, elles ont, elles aussi, reçu la consigne du silence et la plupart ne disent rien. Il est donc très difficile pour Van Veeteren, Kluuge et les autres policiers dépêchés sur les lieux, de faire progresser l’enquête dans un tel climat de paranoïa et de silence.
On sait, depuis les événements survenus il y a quelques années et mettant en scène l’Ordre du Temple Solaire, combien il est ardu et laborieux d’enquêter sur une secte hermétique. Le roman de Nesser le confirme. La police y piétine, impuissante face au silence.
Plusieurs aspects du roman de Håkan Nesser sont fort intéressants. L’atmosphère caniculaire où l’air semble lourd comme une chape de plomb, l’impression d’un temps suspendu dans cette chaleur, tout cela contribue à rendre étouffant ce récit. Les personnages principaux (Van Veeteren, intelligent mais fatigué, et Kluuge, ambitieux mais incompétent) sont bien dessinés et crédibles.
Mais Le Mur du silence souffre aussi d’un certain nombre de faiblesses. À cause des choix narratifs de l’auteur, on s’enlise peu à peu dans une intrigue au rythme très lent qui devient à la longue ennuyeuse. On a beau bien décrire le travail des policiers pris avec une enquête figée et bloquée, le lecteur y trouve difficilement son compte d’émotion. À partir de la moitié du roman, on assiste ainsi à une forme de dérive de l’enquête (et du récit) où même l’inspecteur Van Veeteren, le personnage principal, semble lui-même se dissoudre et disparaître au profit d’autres enquêteurs qui triment aussi pour éclaircir ces événements mystérieux. Van Veeteren, guidé par d’étranges intuitions, réapparaîtra à la fin pour nous livrer la solution du problème. Solution qui semble plutôt rapide.
Bref, un récit qui s’enlise un peu trop. Pourtant, au tout début, l’exergue, tiré d’un poème de M. Barin laissait présager mieux :
Imaginez une petite fille de douze ans.
Imaginez-la violée, souillée, assassinée.
Prenez votre temps.
Ensuite, imaginez Dieu. (AJ)
Le Mur du silence
Håkan Nesser
Paris, Seuil (Policiers), 2007, 296 pages.
Docteur Folamour contre Al-Qaida
J’aime bien les polars de Nelson DeMille, mais je dois avouer que Opération Wild Fire m’a laissé perplexe. Examinons les faits.
Dès les premières pages, on nous présente les visées guerrières d’un groupe d’Américains richissimes qui ont mis au point un plan diabolique pour venger les attentats du 11 septembre. Appelé « Opération Wildfire », ce complot machiavélique consiste à atomiser deux villes américaines, à en attribuer la responsabilité aux extrémistes musulmans, puis à exercer de terribles représailles : 121 cibles situées en territoire musulman seraient réduites en cendres, y compris les capitales, La Mecque et Médina, lieux saints de l’Islam. Peu importe si cet holocauste nucléaire fait d’énormes dégâts collatéraux (femmes, enfants, vieillards, touristes étrangers, ambassadeurs, etc.) : la cause est noble ! L’opération mettrait fin aux visées sanguinaires de l’Islam et, surtout, elle assurerait une fois pour toutes les approvisionnements en pétrole des États-Unis. Il reviendra à l’agent spécial John Corey, à sa femme (et supérieur hiérarchique) Kate, de déjouer ce projet insensé, qui est expliqué en détail dès les premières pages par le cerveau de l’opération, Bain Madox, un fêlé de première qui a tout manigancé avec l’appui des membres du Custer Hill Club dont il est le fondateur.
Ce qui est inquiétant dans ce roman, c’est que DeMille a l’habitude de baser ses fictions sur des faits réels. Autrement dit, l’opération Wild Fire est-elle une pure invention romanesque ou y retrouve-t-on des éléments d’un plan bien réel pour neutraliser l’intégrisme musulman ? La question est posée et je ne suis pas sûr de vouloir entendre la réponse. Cet aspect du récit est fascinant. Le reste, par contre, c’est du James Bond sans la touche humoristique à l’anglaise. Les réparties soi-disant comiques du héros finissent par agacer. Par ailleurs, deux cents pages auraient largement suffi pour raconter cette histoire plutôt invraisemblable. On a du mal à croire qu’un seul homme, aussi chanceux et doué soit-il, puisse déjouer un complot d’une telle envergure qui est entouré de mesures de sécurité exceptionnelles. Mais rien n’arrête John Corey et le roman ne manque pas de scènes d’action. Finalement, malgré l’importance du sujet, ce récit se lit comme une bande dessinée qui demanderait une adhésion inconditionnelle du lecteur. Sinon, tout le livre vous apparaîtra comme un tissu d’absurdités, un autre de ces best-sellers destinés à un public américain sans grand sens critique, qui rêve de venger les attentats du 11 septembre et dont on flatte le poil dans le bon sens. (NS)
Opération Wildfire
Nelson DeMille
Paris, Michel Lafon, 2007, 482 pages.
Quand la mariée s’éclate…
Le pire ennemi du critique ou du chroniqueur (soyons modeste !), c’est l’ennui, la répétition : encore un tueur en série, encore un assassin qui a des liens avec la police, encore un inspecteur pris pour cible par le tueur, etc. Et puis arrive le petit miracle, la récompense du lecteur boulimique qui découvre la perle rare : un polar original.
C’est le cas de Babylone Dream, de Nadine Monfils. D’origine belge, elle vit à Montmartre. Sa feuille de route est impressionnante, mais c’est le premier de ses polars qui me soit tombé dans les mains. Ce qui est remarquable dans ce récit, ce qui est original, ça n’est pas l’intrigue qui, une fois résumée, nous raconte une sempiternelle traque de tueur en série. Ici, c’est une affaire de style, de personnages et d’ambiance. L’histoire est assez simple, quoique horrible dans les faits : quelqu’un s’en prend à de jeunes mariées en leur enfonçant une grenade dégoupillée dans le « je vous ne dirai pas quoi ! » Quand ça explose, bonjour les dégâts ! Un vrai casse-tête pour les flics et les légistes. L’enquête est confiée à l’inspecteur Lynch, un type bizarre qui se voit adjoindre Nicki, la profileuse aux pouvoirs étranges. Viendront s’ajouter un certain nombre de personnages secondaires, tous très typés, excentriques à souhait.
Sur la couverture arrière se trouvent résumés les ingrédients de cette histoire hors norme : des caractères excentriques, de l’effroi, de la perversité revigorante, un peu de surréalisme, un brin de poésie déjantée, le tout assaisonné d’un érotisme singulier. J’allais oublier le dénouement particulièrement bien amené. Avec une longueur raisonnable de 285 pages, ce polar intelligent et distrayant de Nadine Monfils prouve hors de tout doute qu’il n’est pas nécessaire d’allonger la sauce sur 600 ou 700 pages pour obtenir un livre qui est un vrai plaisir de lecture. (NS)
Babylone Dream
Nadine Monfils
Paris, Belfond, 2007, 285 pages.
Que sont les espions devenus ?
L’action du Secret de la Double Croix, un roman d’espionnage plutôt convenu, commence le 1er décembre 1941. l’Europe est à feu et à sang. L’Angleterre, qui connaît les affres du Blitz, s’attend à un débarquement en force des hordes nazies, alors que l’Amérique reste neutre. Il reste 6 jours avant l’attaque surprise des Japonaises contre la base navale de Pearl Harbour. Mais à ce moment-là, tous les protagonistes refusent d’envisager une entrée en guerre du Japon. Tous, sauf un… Un espion allemand capturé par les Anglais qui affirme posséder la preuve des intentions belliqueuses des Japonais. Il exige de rencontrer Tom Wall, un officier américain, engagé volontaire qui a été grièvement blessé pendant la bataille de Crète. Mais Wall n’a qu’une obsession : retrouver son frère jumeau qu’il croit être responsable de la débâcle en Crète.
S’en suit un chassé-croisé d’agents de divers services qui se traquent mutuellement dans les rues de Londres dévasté par les bombardements. Les maîtres d’œuvre, ceux qui tirent les ficelles, font partie de la « Double Croix » ou Comité Vingt qui a réussi à retourner des membres importants des services secrets allemands. Dans l’ombre, ils manipulent les espions comme autant de pions pris dans un jeu mortel.
Il faut être très attentif pour comprendre les divers aspects de cette histoire complexe à souhait où les personnages changent d’allégeance comme de chemise… La question centrale reste cependant posée : pourquoi un espion allemand révélerait-il aux Anglais et aux Américains, qui en principe sont ses ennemis, les visées belliqueuses des Japonais qui sont ses alliés ? Est-ce une ruse ? Une manœuvre de diversion cachant d’autres sinistres desseins ? C’est à Tom Wall de démêler tout ça. Il aura l’aide de Harriet, l’épouse de son frère jumeau, dont il est follement amoureux. Mais Harriet, qui fait partie des services secrets britanniques, a son propre agenda, ce qui compliquera davantage les choses.
Ce récit est le premier roman de Joel N. Ross. Contrairement à ce qu’affirme Patricia Cornwell sur la couverture, je ne l’ai trouvé ni « superbe », ni « envoûtant », encore moins « inoubliable ». Ça se lit sans ennui, certes, mais il faut être très vigilant car les personnages sont nombreux, on s’y perd facilement. De plus, ils ne sont guère attachants. Plusieurs sont des clichés ambulants (le tueur sadique, la prostituée au grand cœur, etc.). Quant à l’intrigue, elle n’est pas très originale. On est dans le déjà-lu, déjà-vu (i.e. Joseph Kanon, Robert Wilson et d’autres) (NS)
Le Secret de la Double Croix
Joel N. Ross
Paris, JC Lattès (Suspense & Cie), 2007, 358 pages.
Le retour du Grand Guignol
Dans L’Échelle de Dionysos, une brique de 496 pages, l’écrivain italien Luca di Fulvio nous ramène à la grande tradition du feuilleton. L’action commence le 31 décembre 1899. Alors qu’une ère nouvelle s’annonce, un tueur machiavélique sème la terreur dans une ville imaginaire, jamais nommée. Il opère dans la Mignatta, un quartier mal famé, repaire de voleurs, de violeurs, de prostituées, de drogués et de misérables. C’est dans cet endroit sinistre et dangereux que les riches actionnaires d’une sucrerie ont construit leurs magnifiques villas. Et le tueur, qui se prend pour la réincarnation de Dionysos, s’est acharné sur le corps de ses victimes, des épouses d’actionnaires de la sucrerie.
Pour mettre fin aux agissements du meurtrier, la police envoie l’inspecteur Milton Germinal enquêter dans cette poudrière. Des agitateurs socialistes ou anarchistes fomentent des complots, organisent des arrêts de travail. La situation. déjà explosive, est exacerbée par les rituels sanglants de Dionysos. Mais Germinal (on rencontre aussi un cheval nommé Zola !) est un héroïnomane repenti qui vit une grave crise existentielle. Il doit travailler avec le Comte sans Manches, un étrange légiste qui n’a pas de bras mais qui est un expert en autopsies détaillées.
Il est impossible de résumer ici tous les rebondissements de cette histoire rocambolesque à souhait, jamais ennuyante, qui flirte parfois avec le Grand Guignol avec sa galerie de freaks : un inspecteur intoxiqué par l’opium, un légiste manchot, une sorte de cirque ambulant où sévit l’Homme-Machine (un colosse de métal animé par un nain) et un tueur d’une cruauté inouïe, en quête de vengeance dont les pratiques macabres donnent froid dans le dos. Même la structure du roman est insolite. Une fois le tueur identifié, puis neutralisé, l’auteur fait un long retour en arrière (les seize degrés de l’échelle de Dionysos) qui explique pourquoi le tueur est devenu ce qu’il est. Avec un élément de surprise à la clé…
J’aime bien la couverture du livre qui semble annoncer une histoire à la Jack l’Éventreur : un effet de brouillard, une silhouette d’homme avec cape, canne et petite mallette de médecin (éléments qui font partie de l’iconographie de Jack) et, bien entendu, les indispensables réverbères à gaz. Ici, le tueur n’est pas Jack, mais il n’a rien à lui envier en terme de cruauté et de sauvagerie. Tout au long de l’histoire, Luca di Fulvio fait des clins d’œil à Émile Zola, dont il a la truculence, le réalisme, les préoccupations sociales et le sens du tragique.
Bref, L’Échelle de dionysos est un bon feuilleton, à la fois distrayant et enrichissant. (NS)
L’Échelle de Dionysos
Luca di Fulvio
Paris, Albin Michel, 2007, 496 pages.
L’inspecteur connaît la musique !
Le Coup au cœur, du Canadien Peter Robinson, nous raconte la quatorzième enquête du détective Alan Banks, le flic mélomane dont chaque aventure est parsemée de références musicales : rap, jazz, classique, rock, etc. Dans cet excellent polar, il va un peu plus loin et nous plonge directement dans l’univers des rockers puisque les deux affaires criminelles qui composent l’intrigue tournent autour d’un groupe de musiciens rock des sixties.
Tout commence en 1969. À la fin d’un festival de rock dans le Yorkshire, on retrouve le corps sans vie d’une jeune fille qui fréquentait un des groupes, Les Chapeliers fous. L’enquête est confiée au détective Stanley Chadwick. Trente ans plus tard, un journaliste est sauvagement assassiné alors qu’il préparait un article à sensation sur ce même groupe de superstars vieillissantes. Pendant un bon moment, les deux intrigues se déroulent en alternance jusqu’au moment où Banks se rend compte que le meurtre du journaliste a un lien avec celui de la jeune fille. Chadwick avait fini par trouver un coupable, mais Banks n’est pas satisfait de la tournure des éléments, et encore moins convaincu de la culpabilité de l’accusé.
Le Coup au cœur nous propose un retour aux années folles du Peace & Love, des hippies, des cheveux longs et des substances illicites. La première enquête, celle de Chadwick, nous fait découvrir les coulisses de la génération sex, drugs and rock’n’roll, génération qui revendiquait la paix, l’amour et l’harmonie. C’est aussi l’occasion pour Banks de nous faire part, une fois de plus, de ses goûts musicaux éclectiques.
Je n’ai pas lu les quatorze enquêtes de l’inspecteur Banks, mais j’en connais un certain nombre et cette dernière est une de mes favorites. Elle permet, entre autres, de comparer les méthodes d’investigation des flics telles que pratiqués à la fin des années 60 et les actuelles, qui baignent dans l’ambiance malsaine et hypocrite du politiquement correct. Par ailleurs, la vie sentimentale de Banks est toujours aussi chaotique. Il fait encore équipe avec Annie Cabbot, son ex-flamme. Entre les deux, le courant passe toujours, ce qui donne des scènes où règne une tension érotique assez amusante. Le Coup au cœur est aussi un parfait exemple de procédure policière.
Pour finir, une question : quand les éditions Albin Michel se décideront-elles à écrire quelque part que Peter Robinson, qui demeure à Toronto, ancien président des Canadian Mystery Writers, est un Canadien ? On en a marre de le voir annexé par les Britanniques !
Ah oui, j’allais oublier : ne manquez surtout pas la dernière page, les dernières lignes. (NS)
Le Coup au cœur
Peter Robinson
Paris, Albin Michel (Spécial Suspense), 2007, 422 pages.
Mise à jour: Décembre 2007