Encore dans la mire 13

Encore dans la mire

De Christine Fortier, Marie Claude Mirandette, Norbert Spehner, François-Bernard Tremblay

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 633Ko) d’Alibis 13, Hiver 2005

Quelques polars québécois…

Tout d’abord, éliminons deux titres qui passent parfois pour des polars, mais qui n’en sont vraiment pas. Dans Trois nuits au colibri (JCL), de Daniel Boivin, il y a certes une enquête policière à la suite d’un double meurtre, mais cet aspect de l’histoire est absolument secondaire et sert de point de départ à une satire du monde du journalisme à la petite semaine. Ce roman n’a donc rien d’un polar, pas plus d’ailleurs que Péril à la radio (Stanké), de Robert Blondin, qui se veut une satire de la radio et plus particulièrement de Radio-Canada. Malgré une épidémie de morts mystérieuses, un semblant d’enquête et un procès, l’intrigue (un bien grand mot dans les circonstances) n’a rien à voir avec un récit policier. Dont acte.

[Couverture]Par contre, La Souris et le Rat (Vents d’Ouest), de Jean-Pierre Charland, même s’il n’est pas présenté comme un polar (il est sous-titré « Petite histoire universitaire »), est un bon petit roman noir qui se moque joyeusement du milieu académique dans le cadre d’une intrigue policière. Une jeune étudiante, jolie et particulièrement douée, jette son dévolu sur un vieux professeur, vice-doyen antipathique, vieux satyre en chaleur plutôt repoussant qu’elle embobine de façon magistrale. La belle Hélène Buteau est loin de se douter que ses petites manigances vont avoir des conséquences aussi inattendues que mortelles. Pas vraiment original dans sa thématique – les coucheries entre profs et étudiant(e)s – La Souris et le Rat est un récit qui se lit avec plaisir – il y a des passages fort drôles – même s’il ne révolutionnera pas le genre.

[Couverture]Cela ne risque pas d’arriver non plus avec Les Mensonges sont mortels (JCL), de Diane Gagnon, qui est malheureusement le polar le plus inepte à avoir été publié depuis fort longtemps au Québec. Un récit tout juste bon à figurer dans notre rubrique assassine « Ici on flingue ! » et digne d’une bonne séance de maltraitement de texte. Je n’en dirai pas plus, je risquerais de faire augmenter ma tension !

[Couverture]Les Larmes du renard (La Veuve Noire), de François Cannicioni, est le deuxième polar de cet auteur à paraître dans la collection « Le treize noir ». Ce nouveau récit n’est pas aussi intéressant que le premier ( Que ma blessure soit mortelle ), car l’intrigue est assez artificielle, « fabriquée » et passablement tirée par les cheveux. Tout comme dans le premier roman, l’inspecteur Léonard Agostini enquête sur une série de morts mystérieuses qui, on le découvrira, ont un rapport avec un épisode oublié de la Seconde Guerre mondiale. Le début du roman ressemble à une brochure publicitaire pour la Corse, l’écriture est moins maîtrisée (abus de clichés), bref, c’est un récit plutôt banal, pas vraiment ennuyeux mais qui ne nous accroche pas vraiment non plus.

[Couverture]L’Évangile de Judas (Robert Laffont), de Robert Leroux et Patrice Lavallée, a été lancé avec fracas – des Québécois publiés chez Laffont ! –, mais disons-le franchement, c’est un pétard plutôt mouillé… Je n’ai jamais vraiment embarqué dans ce récit qui mélange polar et fantastique, et cela pour plusieurs raisons. La première partie est une joyeuse collection de clichés et de lieux communs auxquels s’ajoutent quelques non moins joyeuses invraisemblances. La thématique générale n’est pas du tout originale – souvenez-vous de La Malédiction et des dizaines de récits clonés sur le même moule – et il y a plus grave: à la page 188, des policiers véreux encerclent un restaurant dans l’intention évidente de faire un mauvais parti au héros. Heureusement pour lui, ces professionnels de la chose ont oublié de surveiller l’arrière du restaurant. Cheap shot ! Cela s’appelle se payer la tête du lecteur ! Côté positif, maintenant… Il est indéniable que ces deux auteurs ont un réel potentiel. Il y a du rythme, un certain sens du suspense et du rebondissement, des dialogues crédibles. Ils connaissent les ficelles de ce genre de récit, en ont probablement lu un certain nombre. On attendra donc qu’ils récidivent avec cette fois un sujet original, et surtout une plus grande maîtrise de l’intrigue.

[Couverture]Le Canon sur la tempe , de Roger Lafrance, est une agréable surprise. Le début est assez laborieux et j’ai bien failli laisser tomber au bout de quelques pages. Par exemple, à la page 6, on trouve une dizaine de fois le mot « enquêteur », dont cinq fois en un seul paragraphe de douze lignes. Vous voilà donc prévenus… Une fois passé les deux ou trois premiers chapitres, on finit par embarquer dans cette histoire qui se passe dans une petite ville aux confins des Cantons-de-l’Est et qui met en vedette Raymond St-Amand, un garagiste qui découvre le cadavre d’un de ses clients. De fil en aiguille, il va se transformer en détective provoquant des réactions insoupçonnées dans sa petite communauté. Une bonne histoire, bien ancrée dans le monde rural québécois, au milieu des champs de maïs et des plantations de marijuana, avec un héros sympathique, bien campé. Moyennant quelques retouches, ce roman mériterait d’être publié dans une collection un peu plus « visible ». (NS)

La Souris et le Rat
Jean-Pierre Charland
Gatineau, Vents d’Ouest (Azimuts), 2004, 241 p.

Les Mensonges sont mortels
Diane Gagnon
Chicoutimi, JCL, 2004, 205 pages.

Les Larmes du renard
François Cannicioni
Longueuil, La Veuve Noire (Le Treize noir), 2004, 193 pages.

L’Évangile de Judas
Robert Leroux & Patrice Lavallée
Paris, Laffont (Best-Sellers), 2004, 308 pages.

Le Canon sur la tempe
Roger Lafrance
Cap-Saint-Ignace, La Plume d’oie, 2004, 243 p.

À en perdre la Boole

[Couverture]Le Théorème de Boole est le deuxième roman de l’avocat montréalais Pascal Cloutier et ce deuxième livre est la suite (sans en être vraiment une) du Mystère Boojerooma (2002).

Qu’est-ce qui peut bien relier des personnages vivants aux quatre coins de la planète, dont un ancien policier de la Sûreté du Québec voulant mettre à jour le mystère entourant le décès de ses deux neveux ; l’un des héros du Mystère Boojerooma , le bipolaire Gustave Rolland, débarqué à Shanghai après un séjour en Éthiopie et qui se sent toujours traqué par un tueur à gages ; un jeune étudiant néerlandais à Paris qui découvre que sa nouvelle blonde lui a caché un nébuleux passé ? Croyez-vous aux formules mathématiques ? Peut-être est-ce le créateur de l’algèbre de Boole (qui a donné naissance à l’informatique), Georges Boole, qui détient une partie des réponses possibles? Pas facile de comprendre où veut nous amener Pascal Cloutier dans son deuxième roman et les formules mathématiques de Boole ne sont pas là pour clarifier les choses. Mais le concept est le concept… Dès le départ, le premier prologue ouvre sur une nébuleuse histoire de sorcière; par la suite, l’auteur nous inquiète sur le sort d’un petit Bolivien. Au premier chapitre, nous avons droit à notre première de plusieurs rencontres avec Georges Boole, puis nous faisons la rencontre de Théodore, un des trois protagonistes de ce roman. Le chapitre deux nous fait renouer avec un héros du Mystère Boojerooma , Gustave Rolland tandis que le troisième chapitre nous présente Normand, l’ancien policier de la SQ.

Avouez que ça fait beaucoup de personnages, assez en effet pour décourager plusieurs lecteurs de poursuivre leur lecture. Dommage, car plus on avance dans le texte et plus les choses se placent. Il y a cependant beaucoup de digressions qui n’aident en rien la cause de l’auteur et Cloutier perd beaucoup de temps à nous faire faire du tourisme littéraire à Shanghai, aux États-Unis et à Paris ainsi qu’à nous intéresser à la vie du mathématicien britannique Georges Boole plutôt que de nous tenir bien selle pour le suspense intéressant qu’il est en train de bâtir. Parfois l’écriture est porteuse de belle chose – je retiens ici l’assassinat de Lili qui montre bien que l’auteur a du talent –, parfois, c’est plus laborieux et on se croirait dans les notes éparpillées d’un journal de voyage. Conseillons à Cloutier d’être moins pressé la prochaine fois, mais de continuer à être aussi présent et dynamique dans les salons du livre de la province. (FBT)

Le Théorème de Boole
Pascal Cloutier
Chicoutimi, JCL (Suspense), 2004, 333 pages.

Espion jusque dans la tombe

[Couverture]Devinette : Qui a été finaliste en 2004 au prix Saint-Pacôme du roman policier, a une bibliothèque de la Côte-nord qui porte son nom et est toujours vivant ? Si vous avez répondu Camille Bouchard, vous visez dans le mille. L’auteur pour la jeunesse présente ici un roman d’espionnage bien documenté et d’une grande qualité dont trois extraits avaient été publiés, à l’origine, dans la revue Alibis.

On est espion jusque dans sa tombe, pourrait vous dire Bastien, le protagoniste du roman d’espionnage Les Enfants de chienne de Camille Bouchard. Du moins pourrait-il vous dire qu’un espion n’est jamais à la retraite. En effet, ce dernier qui, par le passé, avait participé à plusieurs missions secrètes est bien installé en Afrique et pensait bien avoir fini de servir la France. Mais là, ce sont les Américains qui débarquent à l’assaut et réclament ses services. Ils veulent envahir un état du continent africain. Qui Bastien doit-il croire ? Et s’il disait non ? Bastien doit bien se rendre à l’évidence que ces gens-là sont prêts à compromettre tout le monde et qu’encore une fois, il est peut-être en train de servir un complot.

Camille Bouchard a su donner un ton des plus poétique à son roman pour nous faire découvrir tout l’exotisme de ce continent qu’il a lui-même parcouru. Il le fallait peut-être pour créer cette véritable histoire d’amour entre le personnage de Bastien et le continent noir. Le livre est bien documenté et l’on voit bien le rôle joué par les gouvernements, les rebelles et les organismes internationaux. L’histoire, qui se déroule sur seize années, présente des protagonistes sensibles et généreux. Il y a toute cette corruption politique, le trafic d’enfant et les complots qui font du roman de Bouchard l’un des trois meilleurs polars québécois de l’année 2004. Aux dires de plusieurs, nous avons droit ici au meilleur titre publié à ce jour chez La Veuve noire. (FBT)

Les Enfants de chienne
Camille Bouchard
Longueuil, La Veuve noire (Le treize noir), 2004, 305 pages.

L’évangile selon Lucas

[Couverture]J’aime beaucoup les polars de John Sandford (alias John Camp). Je les ai presque tous lus. L’inspecteur Lucas Davenport fait partie de ces quelques personnages de fiction que l’on aime bien retrouver de temps à autre parce qu’on se sent bien en leur compagnie. Mais je dois aussi reconnaître que les romans de cet auteur relèvent du simple divertissement. Ce sont de purs produits de consommation à l’américaine, construits selon des schémas très prévisibles et qui correspondent exactement à ce que l’on attend d’un produit de série : une certaine répétition, pour un lectorat qui ne vise pas l’originalité mais qui tient à se retrouver en territoire connu. Un peu comme les lectrices de roman Harlequin qui non seulement acceptent mais souhaitent même retrouver les mêmes ingrédients d’un roman à l’autre.

Bref, une fois que j’ai lu un roman de Sandford, j’ai passé un bon moment mais je reste tout de même avec une impression de déjà lu, tout en étant incapable, quelques jours après, de me souvenir du moindre élément de l’intrigue. Ce qui, dans ce cas bien précis, n’a guère d’importance puisque dans à peu près tous ses livres, Sandford confronte son héros à un tueur en série! Son talent naturel de conteur, son style et son personnage font que je reviens malgré tout à son œuvre et cela sans trop me faire d’illusions.

Dans Une proie sans défense , Lucas Davenport, qui a mis un peu d’ordre dans une vie sentimentale aussi agitée que la politique du Moyen-Orient, est aux prises avec un tueur de femmes qui est aussi un respectable professeur d’histoire de l’art. Son obsession: photographier des jeunes femmes blondes et utiliser leur image dans des montages pornographiques. Son rituel : les séduire, les étrangler et les enterrer au même endroit, sur une colline isolée. La routine, quoi ! On me pardonnera mon cynisme, mais j’ai déjà lu ça des dizaines et des dizaines de fois. Et pourtant, une fois commencé, on a du mal à lâcher ce fichu bouquin. C’est là toute la différence entre un pro, un vrai, et un tâcheron. (NS)

Une proie sans défense
John Sandford
Paris, Belfond (Nuits noires), 2004, 404 pages.

Les feux de l’enfer

[Couverture]L’Ange de feu est le premier roman de Lisa Miscione. Il met en scène Lydia Strong, écrivain spécialisé dans les affaires criminelles et profiler à ses heures, avec des intuitions si fulgurantes qu’il faut au lecteur une certaine dose d’indulgence pour avaler quelques couleuvres narratives. Hormis ce petit détail mesquin, il faut reconnaître que Miscione a du talent pour bâtir une histoire plutôt noire, voire sanglante par bouts. Pour exorciser les démons qui la hantent, oublier le meurtre et le viol de sa mère qui a eu lieu il y a quinze ans, Lydia Strong est allée habiter dans un trou perdu du Nouveau Mexique appelé Angel Fire. Là, il faut à nouveau que le lecteur indulgent fasse taire son scepticisme naturel et accepte qu’une série de meurtres bizarres se produise dans ce trou improbable.

Des paroissiens meurent dans des circonstances atroces. Seul lien entre les victimes : l’église locale, son prêtre plutôt sinistre et son adjoint, un aveugle amateur de guitare. Quand Lydia met son nez dans l’affaire, oh surprise ! le tueur la prend dans son collimateur et le chasseur devient la proie. Pourquoi ai-je soudain l’impression d’avoir déjà lu ça quelque part? Lydia reçoit l’aide de Jeffrey Mark, un ancien flic recyclé comme détective et dont elle est amoureuse. L’est-elle vraiment ? Est-ce bien raisonnable pour une jeune femme de son âge de tomber dans les bras de son mentor plus âgé? Ça tergiverse, ça tergiverse… L’incontournable et inévitable intrigue sentimentale vient se greffer sur cette traque du tueur mais heureusement, cette fois, l’héroïne a la bonne idée de se brancher assez vite et de sauter presto dans un lit avec son Roméo, ce qui nous évite bien des longueurs et des fadaises.

J’ajouterai que les motivations et les réactions du tueur ne m’ont pas paru très crédibles, que Lydia Strong a souvent un caractère de chien (elle est bornée, colérique), mais que Lisa Miscione réussit malgré tout ça à tirer son épingle du jeu et à créer un assez bon suspense. Pas trop mal, donc, pour un premier roman, mais j’espère qu’il y aura moins d’irritants dans le prochain. (NS)

L’Ange de feu
Lisa Miscione
Paris, Albin Michel (Spécial suspense), 2004, 288 p.

Que justice soit faite !

[Couverture]New York City Blues a été publié en version originale anglaise en 1992 sous le titre Mistress of Justice . Pourquoi n’a-t-il pas été traduit avant? Impossible de trouver la réponse dans Internet. Aucun doute là-dessus, ce roman de Jeffery Deaver a bien vieilli, même si l’évocation des tours jumelles du World Trade Center dès les premières pages fait presque sourciller. On réalise dès lors que le décor – et le monde – a beaucoup changé en douze ans.

La trame de New York City Blues est plutôt simple ; Tracy Lockwood est assistante juridique dans une importante firme d’avocats le jour, et le soir, elle joue des airs de jazz au piano dans un petit club, dans l’espoir dérisoire d’être repérée par un ponte de l’industrie du disque. Un jour, le séduisant Mitchell Reece la convoque d’urgence dans son bureau pour lui confier une mission assez simple aux premiers abords : récupérer un document volé dans son coffre-fort. Malgré ses quelques réticences – Tracy craint de ne pas être assez compétente pour mener à bien sa tâche –, elle accepte. D’un côté, elle est terriblement attirée par le défi qu’elle compare à l’aventure d’Alice au pays des merveilles et de l’autre, cette mission lui permettra de mieux connaître le mystérieux avocat que toutes les employées du cabinet convoitent.

Sous le couvert d’un thriller, New York City Blues est en fait une histoire de sexe, de drogue et de jazz (à défaut de rock’n’roll!) où les retournements de situations sont tellement nombreux qu’on n’est pas toujours certain de comprendre le but de la quête de Tracy. En effectuant ses recherches, elle réalise rapidement que plusieurs personnes ont une dent contre le cabinet Hubbard, White & Willis, à commencer par ses deux associés principaux, Donald Burdick et Wendall Clayton. Ce dernier veut fusionner le cabinet avec une autre firme pour doubler ses revenus et évincer Burdick. Quant à Ralph Dudley, c’est un avocat vieillissant qui arrive à peine à entretenir sa petite-fille Junie, tandis que Sean Lillick est un jeune loup, pas très doué comme avocat, mais l’un des fidèles soldats de Wendall Clayton. Thomas Sebastien est sans aucun doute le plus retord des jeunes avocats de la firme et le plus frustré par sa situation chez Hubbard, White & Willis. Jusqu’où ira-t-il pour se venger de ses supérieurs, qui ont refusé qu’il devienne l’un de leurs associés? En tout cas, quand Tracy découvre qu’il a fait des recherches à son sujet, elle s’en méfie au plus haut point. Avant longtemps, elle regrette énormément d’avoir mis le pied dans cet immense panier de crabes, mais une fois partie, pas question de revenir en arrière. Avec humour, elle se lance à corps perdu dans son enquête et se retrouve de l’autre côté du miroir, comme l’Alice de son conte favori.

New York City Blues compte tellement de personnages et d’intrigues secondaires qu’il est parfois difficile de s’y retrouver. Les personnages sont plus grands que nature – pour ne pas dire clichés –, mais en réalité, cet aspect caricatural ne nuit pas vraiment à l’histoire, parce que l’humour est toujours sous-jacent. Jeffery Deaver, mieux connu pour Le Désosseur (paru chez Calmann-Lévy en 1998 et porté à l’écran depuis avec Denzel Washington et Angelina Jolie), prend plaisir à conduire le lecteur sur pleins de fausses pistes et c’est probablement le meilleur aspect du roman. Bien malin celui qui saura trouver le coupable avant la fin. (CF)

New York City Blues
Jeffery Deaver
Paris, L’Archipel (Thriller), 2004, 347 pages.

En route pour l’abattoir !

[Couverture]Je ne les ai pas comptés… Je suis désolé, mais je n’ai pas assez de doigts pour déterminer le nombre exact de cadavres qui parsèment l’intrigue explosive de La Cage aux singes , le récit ultra-noir de Victor Gischler, son premier roman à paraître dans la Série Noire. Ça tire dans tous les coins, du petit calibre, du moyen calibre, du gros calibre et les victimes tombent comme des mouches, page après page ! Et quand ça ne tire pas, ça étrangle, ça surine, ça crame, tout est bon pour trucider l’ennemi. Faut dire que le « héros » est un homme de main de Stan, un boss de la mafia d’Orlando. Et quand Stan a besoin de récupérer des dettes, de régler quelques comptes ou de redresser quelques torts, il peut toujours compter sur Charlie Swift, un as de la gâchette qui lui est dévoué corps et âme. Mais Stan se fait vieux et de jeunes loups convoitent la succession. Quand un dénommé Beggar Johnson décide que Stan doit passer la main, la bagarre éclate, la guerre est déclarée. En l’espace de quelques heures, Stan a disparu et ses hommes de main sont abattus les uns après les autres. Seul Charlie arrive à sauver sa peau in extremis . Il part à la recherche de Stan et en profite au passage pour régler quelques comptes avec les malfrats qui lui courent après.

Menée à un rythme fou de pianiste speedé, l’intrigue déboule jusqu’au final sanglant comme il se doit. Entre-temps, Charlie a quand même fait la connaissance de la belle Marcie, taxidermiste de son état, ce qui apporte une petite lueur d’espoir, un peu de répit dans ce roman ultra- hard-boiled . Le problème avec ce genre d’histoire, aussi passionnante soit-elle (et elle l’est !), c’est que le lecteur s’identifie avec le personnage principal. Or Charlie, même s’il est très intelligent, sensible à sa rude manière, rusé, « héroïque », d’une loyauté à toute épreuve envers son boss et ses amis, Charlie donc est une petite frappe, un tueur redoutable qui élimine sans remord aussi bien les hommes que les femmes qui se trouvent sur son chemin. Ça nous met dans une position bien inconfortable puisque du coup, étant le narrateur, pour nous, il devient « le bon gars » de cette histoire qui sent la poudre. Mais quel conteur magistral! (NS)

La Cage aux singes
Victor Gischler
Paris, Gallimard (Série Noire), 2004, 288 pages.

Un fort parfum de corruption…

[Couverture]Baroud d’honneur , le premier roman de Stephen Solomita à paraître dans la Série Noire, est un des meilleurs polars que j’ai lus en 2004.

Voilà un livre magnifique qui est parfaitement à sa place dans cette collection, un bon gros roman hard-boiled dans la vraie tradition du genre, celle qui remonte à Chandler, Hammett et cie. Pas d’intrigue sentimentale artificielle pour séduire le lectorat féminin, pas de super-héros machos non plus pour les mecs, non, rien qu’un récit noir, réaliste, avec des personnages qui ont des tripes (et du sang, hélas !).

Tout commence par la découverte du cadavre d’une femme nue dans une voiture en stationnement. Malgré l’absence de preuves, les enquêteurs inculpent Billy, un jeune clochard pas très futé, à la limite de la débilité, qui est condamné par un juge corrompu. Peu de temps après, trois personnes vont reprendre l’affaire dans le but d’innocenter le malheureux Billy et de prouver la corruption de la police et de la justice. Ces trois personnages sont, dans l’ordre, un vieil avocat retors qui juge que le salut de son âme exige qu’il arrache de temps à autre un innocent aux griffes du système, un jeune privé engagé par le dit avocat, et un vieux flic alcoolique qui a participé aux premières étapes de l’enquête et qui a découvert que rien n’a été fait selon les règles. Malheureusement, nos trois acolytes vont se heurter à un mur de silence et d’hostilité, car si Billy n’est pas le coupable, il y a bien un meurtrier et il semble qu’il bénéficie de la protection de la police. L’enquête est longue, laborieuse, très dangereuse, et personne n’en sortira indemne.

La morale de cette histoire ? Avec Stephen Solomita, la ville de New York a peut-être perdu un chauffeur de taxi, mais elle a gagné un excellent écrivain ! (NS)

Baroud d’honneur
Stephen Solomita
Paris, Gallimard (Série Noire), 2004, 541 pages.

Ces équations qui tuent…

[Couverture]Mathématique du crime , de Guillermo Martinez, un auteur argentin, est un « polar pour érudits », un de ces trucs hors norme dont l’intérêt réside moins dans le déroulement de l’intrigue policière que dans l’idée générale de la chose.

L’histoire se passe à Oxford, haut lieu du savoir, où un tueur en série adresse à l’éminent logicien Arthur Seldom de mystérieux messages qui sont autant de fragments d’une démonstration mathématique écrite en lettes de sang. Avec l’aide du narrateur, un féru de mathématiques, Seldom va tenter de résoudre cette énigme aussi cérébrale que sanglante. En cours d’enquête, le lecteur ébahi aura droit à des savantes considérations sur le plus ardu problème des mathématiques, le théorème de Fermat (à la veille d’être résolu), sur les abstractions de Wittgenstein et de Gödel (accrochez-vous les neurones !), sur les mystères des sectes pythagoriciennes et les antiques secrets de la magie. Et pendant tout ce temps, le tueur continue de faire des victimes… Tout cela est fort plaisant, élégamment érudit, certes, mais l’intrigue policière est mineure dans la mesure où elle est constamment interrompue par des considérations très savantes sur des théories mathématiques complexes. De plus, la résolution des crimes est assez décevante, à la limite de la duperie (du moins est-ce ainsi que je l’ai perçue !).

L’auteur, mathématicien et écrivain, a certainement dû prendre un certain plaisir à jongler avec des concepts aussi complexes et à les intégrer dans une intrigue de roman populaire. Mais pour le lecteur qui embarque volontiers dans les prémisses de cette histoire rocambolesque, la résolution de l’équation n’est pas à la hauteur des attentes. Tout se passe comme si l’auteur s’était piégé dans sa propre intrigue (phénomène assez fréquent dans le polar, notamment chez les auteurs débutants) : pour s’en sortir, il doit exécuter un tour de passe-passe pas très convaincant. (NS)

Mathématique du crime
Guillermo Martinez
Paris, Nil, 2004, 268 pages.

La femme qui a lu l’ours

[Couverture]L’Ours polar , cette revue bimestrielle qui a vu le jour à la fin du dernier millénaire, fait la preuve qu’une publication modeste, en terme de fréquence de parution et de format, peut néanmoins s’avérer viable. Et même s’imposer, lentement mais sûrement, par la qualité du travail de certains de ses collaborateurs et par leur réflexion sur un genre de plus en plus à la mode.

Dans ce numéro (septembre 2004), on retrouve quelques interviews d’auteurs qui ont récemment fait l’actualité littéraire et qu’il faut absolument découvrir: Jean-Paul Jody, rencontré lors de la sortie de son troisième opus, La Position du missionnaire , chez Les Contrebandiers, roman à la limite du soutenable se déroulant sur fond de guerre rwandaise ; Chad Taylor, auteur néo-zélandais dont le premier roman, Shirker , fut l’une des grandes découvertes de l’année 2002 et qui récidive avec Electric , chez Christian Bourgois (les deux interviewés par Sébastien D. Gendron) ; et le photo-reporter devenu romancier, Patrick Bard, rencontré lors de la sortie de son second titre, L’Attrapeur d’ombres (Seuil/Thriller). Si le ton familier de ce dernier entretien, signé Christophe Dupuis, dérange (le tutoiement a-t-il sa place dans un contexte professionnel, et ce même si les deux personnes en question sont intimes à la ville ?), le regard qu’il pose sur le travail de Bard n’est certes pas sans intérêt.

Au nombre des textes thématiques, mentionnons le texte signé par l’équipe polar de la librairie Mollat sur le polar adapté au cinéma, lequel ne manquera pas de susciter la curiosité des amateurs de film noir. Et comme à l’habitude, les « Lectures des Ours », les « Livres plus anciens » et la chouette section intitulée « Lectures des Oursons », consacrée au polar jeunesse. Et, comme c’est la règle, une nouvelle d’un auteur à découvrir : « Pomme Z », d’André Marois.

Si vous ne connaissez pas cette revue, le moment est bien choisi de le faire, car ce numéro est un assez bon cru qui incarne bien l’esprit de L’Ours : sympathique et convivial sans pour autant sacrifier à l’autel de l’accessibilité la qualité. Soulignons aussi que cette revue a permis à ses lecteurs de découvrir, au fil des ans, les littératures de diverses parties du monde, notamment de l’Afrique, ce qui n’est pas rien dans un univers trop souvent obnubilé par la seule littérature anglo-saxonne (surtout américaine, est-il besoin de le mentionner). Seul bémol à propos de ce numéro : un plus grand nombre de plumes permettrait de multiplier les points de vue et de varier les approches, ce qui manque parfois à L’Ours . Et puis, les noms des auteurs au sommaire sont franchement à s’arracher les yeux !

Pour en savoir plus sur le contenu des précédents numéros, on consultera le site de la revue ( http://patangel.free.fr/ours-polar/ ) qui, malheureusement, ne recense que les treize premiers numéros, soit de 1998 à 2001. Une mise à jour du site serait la bienvenue. (MCM)

L’Ours Polar 29
Saint-Macaire, 52 pages.

 

Trop, c’est trop ! Pis cétacé !

[Couverture]Voici une parution isolée d’un Poulpe, alors qu’on croyait la collection éteinte à jamais. De surcroît, il s’agit ici du troisième titre de J. J. Reboux de cette collection dans laquelle le cahier des charges original (qui semble bien loin des préoccupations actuelles de l’éditeur) limitait les auteurs à la production d’un seul titre. On apprend au début du livre que c’est Reboux qui se cachait derrière le pseudonyme Gabriel Lecouvreur (l’auteur, dans ce cas-ci, et non le personnage… en fait, l’information était déjà donnée dans le dico de Mesplède), ce qui lui fait maintenant autant de titre publié dans la collection (3) que Didier Daeninckx. Et puis après? Avait-on réellement besoin de ce roman qui, à la limite, n’est même pas un polar?

Gabriel Lecouvreur alias Le Poulpe part pour Cuba. Gérard, avec qui il vient de se brouiller une fois de plus, lui remet une enveloppe contenant des billets d’avion, carte et passeport. Sans se poser de question, Le Poulpe s’embarque… mais c’est à sa descente de l’appareil que les problèmes commencent quand il remet un faux passeport au nom de Walker Bush plutôt que celui qui portait son nom. On l’arrête, l’enferme. Mais qu’est-ce qu’il lui prend de crier dans son sommeil « Libérez Batista » ? Il sait que cela vient d’un graffiti qu’il a lu : « Libérez Battisti ! Enfermez Dantec ! » Deux types qu’il ne connaît même pas. Libéré, il déambule, fait des rencontres… des rencontres de gens qui lui sont inconnus, mais qui ne cessent de l’appeler Gabriel. Qu’est-il venu faire à Cuba. Qu’attend-t-on de lui? Et si c’était Fidel Castro lui-même qui lui expliquait le but de sa visite?

Lecouvreur n’a plus rien à voir avec Lecouvreur… Pas l’ombre d’un Poulpe dans ce Poulpe. Disparue la situation initiale, disparu le fait divers sur lequel Le Poulpe s’appuyait pour partir à l’aventure ; disparu le deuxième chapitre se déroulant au Pied de porc, troquet de Gérard et Maria, devenu le quartier général du héros, disparu Vlad, le cuisinier, disparu Jacques Vergeat, disparu Pedro, le parrain et fournisseur officiel du Poulpe qui a passé l’arme à gauche (ceci dit sans vouloir faire de mauvais jeu de mots), et pour finir, exit Cheryl, la pulpeuse coiffeuse et maintenant ex-petite amie de Gabriel. Question : Pourquoi écrire (et publier) un Poulpe quand on ne désire pas en faire un? Reboux devrait se mettre à travailler un peu plus sur son œuvre plutôt que d’essayer des coups douteux ici et là, idée que je partage tout à fait avec le collègue Paul Maugendre qui a déjà souligné ce fait à juste titre.

Il y a aussi tous les petits à côté sur la libération de Cesare Battisti, les propos contre Dantec qui a renié la France pour s’installer au Québec et la fin, cette fin de roman dont je ne dirai rien… parce qu’il y aurait trop et rien à dire à la fois. (FBT)

Castro, c’est trop !
Jean-Jacques Reboux
Paris, Baleine (Le Poulpe), 2004, 347 pages.

Revue Alibis – Mise à jour: Décembre 2004

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