Camera oscura (VI)
Christian Sauvé et Daniel Sernine
Exclusif au supplément Internet (Adobe Acrobat, 1 229Ko) d’Alibis 6, Printemps 2003
D’année en année, le même scénario se répète : soucieux d’améliorer leurs chances dans la course aux Oscars, les studios lancent leurs meilleurs films aussi tard que possible de manière à ce que ceux-ci demeurent bien frais dans la mémoire des membres de l’Académie. La période de décembre à février devient ainsi une épreuve d’endurance pour les cinéphiles alors que, après des mois de disette, des douzaines de films intéressants déferlent sur les écrans en l’espace de quelques semaines. Camera oscura a su séparer le bon grain de l’ivraie.
Double dose de Leo
Cinq ans après le méga succès de Titanic (se souvient-on même de Celebrity, The Beach ou The Man In The Iron Mask, pourtant sortis depuis ?), voici que Leonardo DiCaprio revient au grand écran dans rien de moins que deux films impressionnants. Vedette des derniers-nés de Steven Spielberg et de Martin Scorsese, DiCaprio s’attaque en plus à deux rôles bien substantiels. Dans les deux cas, il s’agit de protagonistes à la morale corrompue, de gentils mauvais garçons pour qui des vies criminelles sont en grande partie des tentatives de regagner l’admiration de leurs pères respectifs.
Dans Catch Me If You Can, inspiré d’une histoire vraie, son personnage de Frank Abagnale Jr. fuit un contexte familial déplaisant pour mener une vie d’escroc. Durant sa carrière, Abagnale se fera passer pour un pilote d’avion de ligne, un médecin, un avocat et réussira à détourner plus de deux millions de dollars grâce à des chèques contrefaits. En cavale en Europe, sa capture par un agent du FBI persistant (Tom Hanks) n’est pas la fin de ses soucis alors qu’il doit apprendre à réintégrer la vie civile.
Spielberg s’est manifestement bien amusé en réalisant Catch Me If You Can et ce plaisir est contagieux. Comment résister à cette reconstitution des années 60, pleine de couleurs et de musique entraînante ? Abagnale est un gentleman fraudeur plein de charme et le ton léger de la production est jubilatoire. Alliant des éléments de jeu entre chat et souris et des détails procéduraux fascinants à une réalisation bien classique, Spielberg signe ici un divertissement presque parfait. Même la finale – un peu longuette, il faut dire – échappe aux écueils qu’on redoutait: Abagnale réussit son retour dans le droit chemin grâce à un triomphe éclatant sur le système qu’il a si longtemps déjoué.
Certes, cette fiction n’est pas entièrement fidèle aux faits historiques (entre autres « ajustements dramatiques », le véritable Abagnale n’était pas enfant unique, n’était pas le fils d’un petit escroc et ne fut pas la cible d’un seul agent du FBI pendant des années), mais peu importe : Catch Me If You Can sait comment satisfaire son public tout en donnant un aperçu fascinant du domaine de l’escroquerie. Un excellent film, bien appuyé par une interprétation habile de DiCaprio d’un homme aux cent personnalités onctueuses.
En revanche, son rôle dans Gangs Of New York est beaucoup plus dur. Soit, Amsterdam Vallon est beau garçon, mais il évolue tout de même dans un environnement impitoyable: New York durant la guerre civile américaine est un endroit parfois pire que le Far-West en ce qui concerne la loi et l’ordre. Des gangs de rue s’affrontent pour le contrôle du territoire et c’est durant l’une de ces batailles que le père d’Amsterdam (Liam Neeson) est tué par l’impitoyable Bill « Le Boucher » Poole (Daniel Day-Lewis, resplendissant). Amsterdam jure vengeance et, pour l’essentiel, Gangs Of New York décrit son ascension comme bras-droit de Bill, alors même qu’il planifie ses représailles. Cette quête deviendra de plus en plus compliquée par la trahison d’un de ses amis, la présence d’une jolie fille (Cameron Diaz) et l’admiration que Bill entretient pour le père d’Amsterdam.
Dès ses premiers moments, Gangs Of New York est un film saisissant. La reconstitution du New York de 1863 est étonnante et la réalisation dynamique de Scorsese en tire le meilleur parti. Certaines images défient notre conception de l’époque: on notera en particulier un plan continu montrant comment les immigrants européens étaient immédiatement recrutés dans l’armée, puis envoyé au front à bord d’un navire qui ramenait des dépouilles… Gangs Of New York nous plonge dans un passé aussi étranger qu’un roman de science-fiction. (Des compagnies de pompiers préférant s’affronter plutôt que d’éteindre un incendie ?) Dur choc qui rappellera que l’Amérique n’a pas une histoire sans taches.
Malheureusement, le poids de l’histoire new-yorkaise finit par triompher du conflit personnel qui oppose Amsterdam à Bill le Boucher. Après un rythme mesuré, le film s’achève de façon précipitée en passant à une tout autre intrigue, une finale qui risque certainement de susciter la controverse critique. S’agit-il d’un retournement qui nous prive d’un affrontement final dramatiquement approprié, ou bien d’une leçon sociale que tente de nous inculquer Scorsese ? Nul ne niera l’importance des émeutes de la conscription… mais, par sa structure, Gangs Of New York ne semble pas mener logiquement vers un pareil dénouement, ni bien expliquer les vraies raisons derrière ces émeutes. Fort dommage, car si l’histoire de New York et celle d’Amsterdam Vallon sont intéressantes, leur collision empêche une exploration satisfaisante des deux. Peut-être faudra-t-il attendre la sortie du DVD pour mieux comprendre : des rumeurs planent au sujet d’une trentaine de minutes laissées sur le plancher de la salle de montage…
Gangs Of New York intéressera sans doute beaucoup les férus d’histoire américaine et ceux qui ont un penchant pour les grandes fresques historiques. Mais encore là, on explique difficilement que des sujets fascinants tels que Boss Tweed et son Tammany Hall disparaissent presque sans éclat de l’intrigue. Un public pour qui cette époque n’est pas familière risque de s’ennuyer un peu, surtout lorsque le film change d’engrenages lors de ses dernières minutes.
À la recherche de bons agents
Travailler pour le gouvernement ne veut pas nécessairement dire passer ses jours dans un bureau comme fonctionnaire. La paye sera dérisoire, la célébrité inexistante et les dangers omniprésents, mais quand la CIA vient vous taper sur l’épaule pour vous suggérer une vie d’aventure au service de la patrie, comment refuser ?
C’est l’offre que fait le personnage d’Al Pacino au protagoniste de The Recruit, un jeune futé de l’informatique joué par Colin Farrell. Qui plus est, Pacino lui offre ce que Dell, Microsoft ou IBM ne pourraient jamais : de l’information sur la disparition mystérieuse de son père. La tentation est irrésistible ; tel père, tel fils et, sous peu, Farrell se trouve à « La Ferme », l’académie de la CIA. C’est là qu’il apprendra les raffinements de la surveillance, de l’interrogation et de l’opération en territoire ennemi à travers une série d’exercices de plus en plus réalistes.
Hélas, à force d’insister sur le fait que tout est un test et qu’il ne faut pas se fier aux apparences, The Recruit éventre ses propres surprises. Les revirements de situations sont prévisibles et même la conclusion n’est pas particulièrement étonnante, alors qu’on se doute bien qu’il y a anguille sous roche. Dans sa hâte à tout boucler de façon haletante, le film évite même de discuter des conséquences d’un acte grave commis par le protagoniste alors qu’il est en cavale, un signe distinctif parmi tant d’autres d’un scénario mitigé. En revanche, la performance de Pacino comme mentor a beau ne pas être innovatrice, elle demeure prenante. Le film avance également avec une efficacité raisonnable grâce à la réalisation sans artifices. Sans qu’il s’agisse d’une œuvre inoubliable, on y passe tout de même un bon moment.
Difficile pour des civils de départager la fiction de ce à quoi pourrait ressembler le véritable entraînement des agents secrets américains, mais The Recruit fait un effort crédible pour imaginer en quoi cela pourrait consister… mis à part plusieurs raccourcis dramatiques. L’impression relativement convaincante de réalisme qui se dégage de ce film n’est pas étrangère au regain d’intérêt récent à l’écran pour la « véritable » CIA, qu’il s’agisse de films comme Spy Game ou bien de séries télévisées comme « The Company ».
Ce réalisme n’est certainement pas au menu de Confessions Of A Dangerous Mind, une fantaisie autobiographique où le producteur télé Chuck Barris s’imagine avoir été recruté par la CIA pour des opérations délicates. Ici, la vie d’agent secret devient une métaphore pour exprimer le dépit de Barris en ce qui concerne une vie qu’il considère décevante… et son penchant pour la mise en boîte. Le créateur du « Dating Game » et du « Gong Show » était-il vraiment un tueur à gage pour son pays ? Bien sûr que non… mais sa fantaisie avait peut-être une utilité alors qu’il contemplait ses critiques, qui l’accusaient de produire de la télévision de plus en plus superficielle. Ce n’est sans doute pas un accident si, dans le film, sa vie secrète prend fin le jour de son mariage.
Confessions Of A Dangerous Mind est un délire de 90 minutes, soit, et la vision très stylisée de l’espionnage du scénariste Charlie Kaufman doit plus aux clichés des années 60 qu’à la réalité. Pour ceux avec un faible pour le cinéma presque expérimental, ce film comporte sa part de plaisir, qu’il s’agisse d’une vision trop brève de Julia Roberts comme femme très fatale et de George Clooney (qui a également réalisé le film, à Montréal de surcroît) comme mentor équivalent au personnage d’Al Pacino dans The Recruit. Mais n’espérez pas une narration facile, plaisante ou réaliste.
Bleu sombre
Depuis le succès critique de Training Day, la corruption policière semble être revenue au goût du jour dans le domaine du polar média. En plus de séries policières telle « The Shield », voici qu’arrivent en salles Dark Blue et Narc.
Dark Blue, au moins, ne camoufle rien lorsque vient le moment de rendre hommage à ses sources d’inspiration. Non seulement le film a-t-il lieu à Los Angeles durant les quelques jours menant aux émeutes raciales de 1992 (émeutes causées, on se souviendra, par le verdict de non-culpabilité rendu dans le procès des policiers blancs accusés d’avoir usé de force illégitime en battant sauvagement un jeune Noir nommé Rodney King), mais il s’agit d’un scénario de David Ayer (qui a également scénarisé Training Day), adapté d’un concept original de James Ellroy (l’auteur du roman L.A. Confidential).
Les ressemblances entre ce film et Training Day sont évidentes, alors qu’un jeune policier naïf (Scott Speedman) est pris en charge par un vétéran aux méthodes peu orthodoxes. Tout comme Denzel Washington avait fait jaser avec un rôle de policier corrompu, Kurt Russell livre ici une de ses meilleures performances dans le rôle d’Eldon Perry, un dur de dur qui préfère sa justice à celle définie par la loi. Verre d’alcool dans une main, pistolet dans l’autre, Russell demeure sympathique malgré tout en incarnant l’équivalent moderne du sheriff. Il n’est d’ailleurs pas seul ripou à la LAPD, alors qu’il œuvre au sein d’une confrérie d’initiés qui partagent le même point de vue… mais qui ne se font définitivement pas confiance. L’étranger à ce bon vieux système, c’est Ving Rhames, un officier senior qui n’a plus rien à perdre et entend bien tout dévoiler au grand jour. Alors que la ville se prépare à des émeutes sanglantes, une enquête sur un vol dans un dépanneur devient une affaire qui mettra en jeu la conscience de tous les personnages. Mais s’agit-il de remords éveillés ou bien d’instincts de survie ?
Pendant presque tout le film, on embarque sans effort. Il y a un réel plaisir à voir Kurt Russell mordre dans un rôle bien étoffé, ainsi qu’à suivre le déroulement d’une enquête bien peu conventionnelle. Les difficultés surviennent quelques minutes avant la fin, où un oubli inexplicable d’un des protagonistes (laisseriez-vous votre partenaire se précipiter dans une situation dangereuse sans gilet pare-balles alors que vous en portez vous-même un?) a des conséquences graves et qu’une hideuse coïncidence facilite l’appréhension d’un fugitif. Comme si ce n’était pas assez, le scénario culmine lors d’un « discours-qui-dit-tout » bien cliché, un événement difficile à justifier étant donné les émeutes qui font rage ailleurs dans la ville. Des émeutes qui, finalement, n’apportent pas autant au film que l’on pourrait l’imaginer : les téléphones cellulaires avaient beau être plus encombrants en 1992, il y a très peu de spécificité historique ou thématique à l’histoire que raconte Dark Blue. Le gaspillage d’opportunités ne s’arrête pas là: Ving Rhames semble regarder la conclusion au même titre que l’audience, son personnage n’ayant somme toute que très peu d’influence sur le dénouement. Triste sort pour un projet plein de potentiel. Le résultat est satisfaisant, mais pas particulièrement distinct de tant d’autres drames policiers.
Alors que Dark Blue se déroule sous le ciel ensoleillé de Californie, Narc nous faire grelotter sous l’hiver de Detroit (à laquelle Toronto, où le film a été tourné, sert de doublure) avec une histoire qui a sa part de similitudes avec le film précédent. Ici, Jason Patric incarne un policier chargé de trouver la vérité à propos du meurtre d’un officier undercover. Pour ce faire, il doit composer avec l’ex-partenaire de la victime, un détective brutal interprété de façon impressionnante par Ray Liotta. Ce qu’il découvre au cours de son enquête est de plus en plus affligeant : le policier décédé semble non seulement être passé du côté des trafiquants, mais des forces à l’intérieur même de la police tiennent à ce que la vérité ne soit pas révélée.
Mis à part une séquence d’ouverture choc, Narc met un temps fou à atteindre sa vitesse de croisière. Un peu comme dans Dark Blue, l’enquête avance surtout à coup de méthodes discutables. Deux séquences sombrement amusantes ponctuent le film de façon étrange, alors que le reste du scénario ne semble guère exhiber un sens de l’humour. Mais la tension ne cesse d’augmenter, menant finalement à une confrontation prenante entre les deux trafiquants qui savent quelque chose… mais quoi, exactement ?
Affligé par un budget modeste, Narc est généralement moins accessible que Dark Blue, mais possède l’avantage d’une finale plus réussie et d’un meilleur duel entre les deux protagonistes. Le scénariste/réalisateur de Narc, Joe Carnahan, est un talent à surveiller. Ce qu’il parvient à suggérer avec beaucoup d’économie est plutôt remarquable, tout comme les performances qu’il tire de ses acteurs.
Ni un ni l’autre de ces films ne passeront à l’histoire, mais que cela ne vous décourage pas d’y jeter un coup d’œil si vous préférez les films francs de… policiers avec une touche d’impureté.
Spectacle !
Certes, Narc et Dark Blue représentent l’archétype du film policier avec leur narration durement réaliste, mais le genre est beaucoup plus vaste que l’approche quasi-documentaire. Avec un peu d’imagination, de la musique et quelques pas de danse, un thriller juridique peut facilement devenir comédie musicale. C’est dans cet esprit que Camera oscura se doit de mentionner Chicago, l’adaptation cinématographique de la célèbre comédie musicale de Broadway.
Un simple résumé de l’intrigue sera immédiatement familier aux amateurs des genres policiers : la jolie chanteuse Roxie Hart (Renée Zellweger) devient la coqueluche des médias après son arrestation pour meurtre. Sa victime était-il son amant ou un intrus? Comme avocat de la défense, Billy Flynn (Richard Gere) tentera de convaincre jury, public et médias qu’il existe une bien meilleure version des événements. Mélangez à cette histoire une autre cantatrice meurtrière nommée Velma Kelly (Catherine Zeta-Jones), une gardienne de prison opulente (Queen Latifah), une presse crédule et un relent de scandale, et vous obtenez une histoire simple, mais digne d’un thriller honnête.
Cependant, c’est là sans compter sur la danse et les chansons. Pour adapter ce musical à l’écran, le scénariste Bill Condon et le réalisateur Gary Marshal entrent dans l’imaginaire des personnages, alternant entre des scènes réalistes bien ordinaires et les numéros musicaux qui se déroulent dans la tête des gens impliqués. Il s’agit là non seulement d’un moyen idéal pour faire accepter des personnages chantants à l’improviste à un auditoire qui n’avait pratiquement rien vu de tel depuis des décennies, mais aussi d’un prétexte pour des métaphores audacieuses.
Le charme de Chicago tient à son attitude bien cynique fort contemporaine à l’égard du processus judiciaire, une attitude qui trouve sa libre expression lors des numéros fantaisistes. Une conférence de presse se transforme en spectacle où l’avocat manipule sa cliente comme une poupée ventriloque et les journalistes comme des marionnettes. Le procès est (littéralement) comparé à un cirque et Billy Flynn danse la claquette lorsque vient le moment d’entourlouper le jury !
Chicago est une réussite complète, qu’il s’agisse des performances exceptionnelles, de la chorégraphie somptueuse, du style visuel éclaté, du montage parfait ou encore de l’humour qui enveloppe tout le film. En salle, difficile de ne pas céder, voire ne pas se lever et d’applaudir lorsqu’arrive le générique. Il s’agit assurément d’un des meilleurs films de 2002, toutes catégories confondues. Ce n’est qu’une bénédiction supplémentaire si Chicago rejoint en plus les intérêts des amateurs de littérature policière et les lecteurs d’Alibis.
Dernière heure
À mi-chemin du thriller juridique et du drame carcéral, 25th Hour examine une situation rarement abordée au cinéma. Un petit trafiquant de drogue (Edward Norton) en est à sa dernière journée de liberté avant d’aller en prison pour sept ans. Famille, amis et associés en profiteront pour tenter de tout régler avant son départ, avec conséquences à l’avenant.
Adapté par David Benioff d’après son propre roman, 25th Hour dépasse le cadre de ses origines littéraires grâces aux efforts du réalisateur Spike Lee. Il s’agit du premier film à non seulement présenter un New York post-11 septembre, mais à en faire – parfois maladroitement, mais toujours honnêtement – une partie intégrale de sa thématique. Tout comme sa ville d’origine, le protagoniste refuse la solution facile, mesure l’ampleur des conséquences de ses actes et ne se laisse jamais abattre. Lee ne tente pas de camoufler le traumatisme subi par la ville, et utilise même Ground Zero comme arrière-plan à une conversation intense entre deux personnages. Le résultat paraîtra surfait pour certains, et d’une efficacité dévastatrice pour d’autres.
Certainement, il s’agit d’un film atypique pour Lee: la question raciale y est abordée de façon beaucoup plus subtile et – sans complètement faire l’économie de certaines complaisances – le film semble à plusieurs égards plus abouti que plusieurs des œuvres précédentes du cinéaste. Ce n’est pas un film spectaculaire à proprement dit, mais il est difficile de ne pas être fasciné par le déroulement de l’intrigue. Loin d’être un polar pur (l’élément criminel explicite ne fait qu’une brève apparition, fugace, dans le film), il s’agit plutôt d’un drame mettant en scène des personnages affectés par le crime. Le calibre des acteurs impliqués est impressionnant : On remarquera plus particulièrement une autre performance magistrale d’Edward Norton, délicieusement nuancé, sympathique malgré son métier répréhensible.
Malgré sa part de faiblesses, (quelques longueurs, une intrigue secondaire peu prenante entre Anna Paquin et Philip Seymour Hoffman), 25th Hour est un drame original et digne d’intérêt. Même s’il est rapidement disparu au box-office, il serait dommage de l’ignorer au vidéo-club.
Rien à voir avec les Oscars
Alors que Chicago, Gangs Of New York et Catch Me If You Can ont accumulé les nominations aux Oscars, ils ont brièvement côtoyé au box office d’autres films qui, eux, n’attireront jamais l’attention de l’Académie.
À première vue, The Life Of David Gale ressemble pourtant au candidat idéal pour les honneurs de fin d’année. Chapeauté par un trio d’acteurs respectés, voici un thriller qui s’attaque vigoureusement à un enjeu controversé. David Gale (Kevin Spacey) joue le rôle d’un intellectuel condamné à mort pour le meurtre d’une amie (Laura Linney), un sort ironique pour Gale qui a passé une bonne partie de sa vie à lutter contre la peine capitale. Quelques jours avant son exécution, il est interviewé par une journaliste (Kate Winslet), à qui il expose son innocence. Séduite par la conviction de Gale, trouvera-t-elle la vérité à temps ?
Fort bien. Ajoutez à cette prémisse une bonne performance (parfois cabotine) de Spacey, ainsi que l’illusion d’une certaine profondeur philosophique, et vous pourriez vous croire en face d’un drame judiciaire satisfaisant. Hélas, cette impression disparaît rapidement lorsque le film s’embourbe dans des scènes qui tentent de créer de la tension là où il n’y en a manifestement aucune. De drame criminel, on passe alors à un thriller hollywoodien grossier où tous les clichés sont permis : des téléphones cellulaires ne fonctionnent pas, des autos tombent en panne et des personnages commettent des actes inexplicablement stupides dans le seul but de tout rendre plus difficile durant leur course ultime contre la montre.
Le léger déplaisir se transforme en incrédulité ébahie lorsque roule la dernière minute du film, une conclusion qui n’a non seulement aucun sens dans la logique du scénario, mais qui banalise également le message que semble vouloir véhiculer le film. Loin d’être une exploration vigoureuse des enjeux reliés à la peine de mort, The Life Of David Gale se révèle n’être qu’une œuvre manipulatrice qui n’a même pas l’intelligence de s’apercevoir qu’elle finit par se contredire.
Aussi décevant que s’avère The Life Of David Gale, il y a eu pire. Prenons par exemple National Security, une « comédie policière » où, malheureusement, les deux genres coexistent sans harmonie.
Steve Zahn interprète un ex-policier qui enquête sur la mort de son coéquipier, alors que Martin Lawrence joue un garde de sécurité qui veut devenir policier. Zahn est tragique ; Lawrence est supposément comique. Hélas, son style de comédie est irritant (racisme et brutalité policière servent, pour ne donner que deux exemples, de terreaux fertiles à des blagues grossières à répétition) et le côté dramatique du film reste bien trivial. Des filles bien roulées et quelques cascades amusantes ne réussissent pas à susciter un intérêt particulier. Le scénario reste en deçà des standards élémentaires de compétence, affligé par le cabotinage insupportable de Lawrence et des trous de logique béants. Réalisateur et monteur trahissent un manque de confiance justifié à l’égard de leur matériel en adoptant un style chaotique et sans continuité. Comble de la déception pour ce type de film, National Security démontre peu d’imagination en ce qui a trait aux séquences d’action (on peut voir une automobile foncer à travers une fenêtre au moins quatre fois) et se conclut en queue de poisson avec une finale décidément peu impressionnante.
Non, National Security ne comporte aucune valeur rédemptrice au delà d’un faible plaisir très coupable. Tenez-vous loin de ce film, par crainte que son goût amer ne contamine le reste des choix valables qui s’offrent à vous ce trimestre-ci.
Même s’il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre, même Shanghai Knights est préférable à National Security. Cette suite décevante de la comédie western Shanghai Noon envoie Jackie Chan et Owen Wilson à Londres durant l’ère Victorienne, où ils auront à faire face à un complot visant à assassiner la famille royale. On comprendra, à la lecture de ce canevas, que la comédie facile prend le dessus sur les scènes d’action qui sont devenues la marque de commerce de Chan: nos deux héros sont évidemment hors de leur élément à Londres, et les différences anglo-américaines forment l’essentiel de la comédie du film.
Plein d’anachronismes, Shanghai Knights compte comme personnages secondaires des gens comme Jack l’Éventreur, Arthur Conan Doyle et Charlie Chaplin. Mais ne cherchez pas ici d’allusions steampunk astucieuses : le tout reste décidément construit pour une audience générale. Parfois paresseux, souvent bête à en rouler les yeux, Shanghai Knights demeure quand même un divertissement plaisant par la seule force du charme des deux acteurs en vedette. Un bon moment, mais sans profondeur.
Un mot sur Spider
(Collaboration spéciale de Daniel Sernine)
Le lecteur se demandera pourquoi il est question d’un film de David Cronenberg dans une revue consacrée au polar et au roman noir. Cronenberg, en effet, nous a rarement proposé des œuvres qui ne relevaient ni de la science-fiction ni du fantastique. La dernière remonte à dix ans : Mr Butterlfy.
La plus récente, qui s’intitule Spider, pourrait tout aussi bien s’appeler Mr Spider. Au menu: folie insidieuse dans une ambiance lugubre, et un meurtre passé, du genre que les journaux qualifient de « drame familial ». Le scénario, et le roman dont il s’inspire, sont signés Patrick McGrath.
Spider, ou Dennis Cleg, le personnage incarné par Ralph Fiennes, est un schizophrène qu’on désinstitutionnalise après vingt ans d’internement et qui va prendre pension dans une maison de transition déprimante, dans l’East End de Londres. On pense à David Lynch et à certaines scènes de The Wall d’Alan Parker. Ce quartier, traversé par un canal et dominé par d’immenses réservoirs, est celui-là même où Spider a vécu son enfance, entre un père habitué des pubs et une mère lasse de l’attendre chaque soir. Ce petit bonhomme taciturne, apparemment sans amis, tissait au-dessus de son lit des enchevêtrements de cordes ; adulte il continuera de ramasser partout des bouts de ficelle et il tissera un nouveau réseau dans sa chambre sombre.
L’inquiétude s’installe graduellement. Sous son manteau défraîchi, qu’il n’enlève presque jamais, Spider porte quatre chemises superposées. Il fume constamment (surtout des mégots trouvés sur le trottoir), il cache sous le tapis un carnet de notes où il griffonne dans un alphabet de sa propre invention. Et surtout il se remémore, il revisite (littéralement) des scènes d’une période cruciale de son enfance. Mais quels souvenirs sont authentiques, et lesquels témoignent de sa perte de contact avec la réalité ? Car sa mère change d’identité à mi-chemin du film (avec un talent tel, de la part de Miranda Richardson, qu’on jurerait voir deux actrices différentes dans ce rôle). Pire encore, cette sinistre identité contamine même la responsable de la maison de transition, Mrs Wilkinson.
Le cinéaste canadien a eu recours à son directeur photo habituel, Peter Suschitzky. L’image est rarement innocente dans un film de Cronenberg ; ici, les vitres fracassées deviennent à la fois des casse-tête et le reflet de toiles d’araignée, les taches d’humidité ou de moisissure sur les murs sont en même temps des tests de Rorschach. Presque tout le film est sombre, glauque, quasi silencieux. Pour tout dialogue, Fiennes marmonne une vingtaine de phrases; j’ai heureusement vu une version sous-titrée en français, sans quoi le sens de la plupart de ses marmottements m’aurait échappé. (Les autres personnages parlent heureusement plus clairement, quoique pas tellement plus abondamment dans le cas de Gabriel Byrne, qui ne donne pas la meilleure prestation de sa carrière dans le rôle du père.)
Sans s’avérer aussi décevant qu’eXistenz, Spider n’atteint pas le niveau de Crash ou de Naked Lunch, pour citer deux fleurons de la filmographie de Cronenberg. Ici le basculement entre réalité et folie n’a ni l’impact ni la flamboyance de Naked Lunch, et le sentiment de doute est bien tempéré en comparaison avec ce que nous propose un David Lynch, par exemple. Les fervents de Cronenberg voudront voir Spider tout de suite, au grand écran ; les autres attendront la sortie du DVD et n’y perdront guère au change… (DS)
Bientôt à l’affiche
Alors que l’hiver s’achève, Hollywood se prépare déjà à l’été 2003. C’est ainsi que la livraison du printemps de Camera oscura s’intéressera à de tels apéritifs que Cradle 2 The Grave, Tears Of The Sun, The Hunted, Identity, 2 Fast 2 Furious, A Man Apart et Basic, tout juste avant que les gros canons de la saison estivale commencent à déferler sur nos écrans.
En attendant, bon cinéma !
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/
Revue Alibis – Mise à jour: Mars 2003