Dans le sac fourre-tout de Camera oscura ce numéro-ci : biographies de criminels et de héros, le rôle du bouffon (dire la vérité) et les résultats spectaculaires de collisions entre genres. Les résultats ne sont pas toujours plaisants à contempler, mais ils sont souvent instructifs…
Biographies criminelles
La fascination du cinéma pour les biographies de célèbres criminels ne date pas d’hier et ne s’éteindra pas demain. Mais si le sous-genre a atteint les plus grandes lettres de noblesse du cinéma (souvent sous la direction de Martin Scorsese), toutes les biographies criminelles ne sont pas créées de façon égale. Il faut plus que des faits réels fascinants pour conduire à un film prenant…
On prendra comme exemple Black Mass [Messe noire], un film qui s’intéresse à Whitey Bulger, un gangster qui a dominé le crime organisé bostonien à la fin des années 1970. Criminel à la vie ponctuée de tragédies personnelles, Bulger était non seulement le frère d’un sénateur d’État, mais aussi un homme capable d’une brutalité exceptionnelle lorsque ses intérêts étaient menacés, se hissant au sommet de la pègre en parvenant à des ententes avec les forces policières censées le mettre derrière les barreaux. Considérant que Bulger est incarné par un Johnny Depp en pleine forme (physiquement méconnaissable et abandonnant la plupart des tics ayant marqué ses performances depuis une décennie), que des acteurs comme Benedict Cumberbatch et Joel Edgerton tiennent d’autres rôles importants et que le film peut profiter de l’atmosphère d’époque, il y a de quoi se demander pourquoi ce visionnement s’avère si… ordinaire.
On a l’impression de voir du réchauffé, évidemment. Et pour cause : si « crime organisé bostonien » rime maintenant avec The Departed, c’est parce que le chef-d’œuvre de Martin Scorsese s’inspirait du film hongkongais Infernal Affairs, en le transposant à la vie de Bulger lui-même. Le passage de cette même vie vers le docudrame s’avère moins réussi, restreint par les exigences de la réalité. Il faut aussi mentionner que le scénario n’est pas des plus dynamiques – pour chaque scène plutôt réussie, le film s’égare en pièces déconnectées, sans grand plaisir continu de visionnement. Black Mass est, en d’autres mots, un film curieusement ordinaire, trop bien réalisé par Scott Cooper pour être minable, mais trop convenu pour atteindre le plein potentiel de sa prémisse.
Des failles similaires affligent Legend [Légende], tentative réussie (mais sans plus) de présenter l’incroyable histoire des frères jumeaux Kray, qui trônaient au sommet de la pègre londonienne durant les années 1960. Ici, l’intérêt provient non seulement de l’atmosphère du moment, mais aussi de la relation entre les frères jumeaux, la façon dont ils tentent de se légitimiser, et les liens parfois pervers entre pègre et politique britannique. Le tout est narré par la petite amie du frère le plus admirable, narration qui n’avantage pas vraiment le film en induisant le public en erreur et en en disant un peu trop.
Il y a de fort bonnes choses dans Legend. On ne soulignera pas suffisamment les performances convaincantes de Hardy en frères jumeaux très différents, jouant à la fois le stoïque Reggie et le bouillant Ronnie – surtout quand ils en viennent aux coups. Le film atteint occasionnellement un bon rythme, comme quand il explique pourquoi les autorités britanniques étaient si hésitantes à s’attaquer aux Kray… de peur que ceux-ci révèlent trop de secrets.
Mais l’impression générale du film nous laisse sur notre faim. Étant donné le matériel à la disposition des cinéastes, il est décevant de constater que Legend peine à accrocher les spectateurs du début à la fin. La finale consciemment larmoyante ne réussit pas à convaincre, le film n’ayant pas créé un quelconque attachement. Comme d’autres biographies criminelles, Legend profite des personnalités opposées des jumeaux pour en condamner un et bien faire paraître l’autre, mais il ne réussit ni à bien faire comprendre les Kray ni à livrer une dénonciation convaincante de leurs actions. Bref, un film moyen, avec des hauts, des bas et amplement d’opportunités manquées.
Si on le compare à Whitey Bulger et aux Kray, appeler le scénariste hollywoodien Dalton Trumbo un criminel est étirer la définition du terme de façon absurde… Mais les faits historiques racontés par Trumbo [v.f.] sont sans équivoque : lors de la chasse aux sorcières communiste à la fin des années 1940, Trumbo refuse de répondre aux questions d’un comité du Congrès américain au sujet de ses amis sympathisants communistes à Hollywood. Condamné pour manque de respect envers le HUAC congressionnel, il finit par passer onze mois en prison. À sa sortie, personne ne veut plus faire affaire avec lui… de manière officielle, car Hollywood a toujours besoin de scénarios malgré la blacklist. C’est ainsi que Trumbo se retrouve à coécrire des scénarios pour des amis et surtout à travailler anonymement pour un producteur de films de série B qui n’a rien à faire de ses opinions politiques. La réalité de son histoire défie la fiction : il remporte pas moins de deux Oscars pour des scénarios écrits sous pseudonyme (il apprend sa victoire assis à la maison, en regardant la cérémonie, sa famille autour de lui), il utilise ses enfants comme courriers et fonde une petite entreprise de scénaristes sous-contractuels. À divers moments de l’intrigue, des personnages historiques tels Hedda Hopper, John Wayne, Kirk Douglas et Otto Preminger viennent nuire à Trumbo ou viennent l’aider ; il se recrée peu à peu une réputation et il assainit ses liens avec sa famille.
On aura compris que l’élément criminel du film est tangentiel, malgré le passage déterminant de Trumbo en prison. Le propos le plus substantiel du film concerne l’établissement de la blacklist hollywoodienne, et la manière dont plusieurs carrières ont alors pris fin – Trumbo étant une exception singulièrement déterminée. Mais un peu de retenue n’aurait pas fait de tort… car si le ridicule dangereux de cette chasse aux sorcières est maintenant évident, le film en met un peu trop et finit par agacer. Ce qui fonctionne mieux, c’est la description de la vie d’un scénariste professionnel obsédé, ne perdant pas une occasion pour écrire… même si cela veut dire se réfugier dans la baignoire pendant le seizième anniversaire de sa fille ! Pour ceux qui considèrent les scénaristes comme des héros de l’industrie hollywoodienne, Trumbo offre un regard sur un « écrivain-comme-combattant », pratiquement passé dans la légende en cette ère de scénarios par comités. Si un moralisme un peu trop appuyé au sujet des conséquences du maccarthysme est le prix à payer pour la biographie d’un scénariste, ce n’est pas trop mal.
On soulignera aussi la performance de Brian Cranston en Trumbo, trouvant ainsi un autre point commun avec Black Mass et Legend – des personnages passés dans la légende demandant des performances exceptionnelles… ce qui est d’autant plus important quand le reste du film a des ratés ! Cela n’assure en rien un résultat final complètement réussi, mais ça peut sauver un film ordinaire d’un oubli immédiat.
Biographies héroïques
Si on s’éloigne des criminels pour s’intéresser à d’autres personnages extraordinaires, quelques biodrames récents peuvent impressionner… même s’il faut parfois prendre ses distances de la stricte définition d’un film à suspense pour pouvoir en parler dans le cadre de Camera oscura.
Philippe Petit, par exemple, n’a rien d’un criminel. Comme le raconte The Walk [La marche], ce qui finit par amener l’attention des forces policières new-yorkaises sur cet amuseur public parisien en 1973 est un tour de haute voltige exubérant plutôt qu’un acte de basse morale. En apercevant le nouveau World Trade Center, Petit décide que la mission de sa vie est d’ériger un câble entre les deux tours jumelles et de marcher d’un sommet à l’autre. C’est techniquement illégal, certainement dangereux et passablement compliqué à organiser. Petit doit s’établir à New York, cultiver les contacts nécessaires pour entrer dans le bâtiment toujours en construction, et surtout trouver le moyen de résoudre les défis techniques d’un fil tendu quatre cents mètres dans les airs… Avoir une idée grandiose est une chose ; parvenir à l’exécuter en est une autre !
L’issue de l’aventure n’est jamais mise en doute. Comme tout bon film de cambriolage qui se respecte, le suspense de la conclusion de The Walk n’est pas aussi intéressant que le vertige de son exécution. Les férus des documentaires se souviennent sans doute que le sujet a déjà été traité dans Man on Wire, justement récipiendaire d’un Oscar en 2009. Mais sous la lentille expressionniste de Robert Zemeckis, renommé pour son emploi des effets spéciaux en appui à une vision plus vraie que vraie, The Walk suscite une poussée d’adrénaline que Man on Wire ne pouvait que suggérer : l’incroyable marche du funambule au-dessus d’une recréation lumineuse de New York au début des années 70, sa vie ne tenant qu’à un seul fil. L’autre atout de The Walk est, évidemment, Joseph Gordon-Levitt en tant que Petit, présentant la douce folie du personnage avec une vigueur exubérante et un accent parisien convaincant pour des oreilles canadiennes. Le tout n’est pas parfait – il faut bien apprécier Petit pour embarquer dans sa narration du haut de la Statue de la Liberté, surtout quand les retours en arrière se multiplient. Quelques longueurs n’endommagent pas l’impact du dernier acte du film… ni quelques déviations de la réalité de l’événement, et ce, même si les faits de base s’avèrent tout à fait authentiques. Chemin faisant,The Walk réussit à créer autant de tension que n’importe quel autre film à suspense, sans la noirceur qui les accompagne souvent. De plus, le portrait du personnage est magnifique à sa manière.
Bien montrer des personnages historiques est tout aussi important en ce qui concerne Straight Outta Compton [v.o.a.], avec une difficulté supplémentaire : présenter la biographie romancée du groupe rap N.W.A. est compliqué par le fait que l’essentiel des sujets d’étude sont des personnalités publiques, à la biographie abondamment documentée au fil des ans. Les événements se fondent aisément dans ceux d’autres artistes du milieu ayant œuvré depuis les années 1980 (à tel point qu’on imagine une série de films s’intéressant aux multiples facettes de l’univers de la musique rap de la côte ouest), et l’histoire présentée à l’écran est celle rapportée par les gagnants… et les survivants.
Camera oscura ne discute pas souvent de biographies musicales, mais le cas de Straight Outta Compton est différent, puisqu’il s’intéresse à une sous-culture musicale, le gangsta rap, aux liens avoués avec le crime. Certains membres fondateurs de N.W.A. avaient des antécédents judiciaires, leurs thèmes s’inspiraient des ghettos assiégés par criminels et policiers, et la teneur explosive de leurs propos leur a valu quelques démêlés avec les forces de l’ordre – en particulier lors d’un spectacle à Détroit, où ils désobéirent à un ordre direct de ne pas jouer une chanson provocatrice, causant ainsi une mini-émeute. Le tout est coiffé d’affrontements musicaux entre membres du groupe, d’un gérant véreux et de la présence diabolique du dangereux Suge Knight (depuis accusé de meurtre). Pour ceux qui en savent déjà beaucoup sur le rap des années 1980, Straight Outta Compton s’avère une recréation prenante de l’époque, présentant avec rythme une tapisserie d’événements s’échelonnant sur plusieurs années. Pour ceux qui ne s’y connaissent pas trop en la matière, c’est une leçon d’histoire pop intelligible et divertissante. Ceci dit, il faut garder en tête que les événements ici présentés sont sélectifs – les mauvais agissements de certains personnages sont absents ou minimisés, et les différends entre les membres du groupe sont présentés selon une perspective subjective. Mais l’approche a également ses avantages – autrement, il aurait fallu se priver de la performance étonnante d’O’Shea Jackson Jr. jouant ici son père, le rappeur devenu acteur, Ice Cube. La réussite de Straight Outta Compton fut confirmée par le succès financier monstre (et inattendu) qu’a connu le film à l’été 2015 – ainsi que par les critiques aussi positives qu’étonnées.
Mais pour atteindre le summum cinématographique des docudrames héroïques, il faudra aller voir du côté d’un des favoris de l’oncle Oscar de la fin 2015 : The Revenant [Le revenant]. Ce film raconte une incroyable histoire de survie et de vengeance dans l’Ouest américain des années 1820. Un trappeur blessé par un ours est laissé pour mort par ses compagnons de voyage, mais pas avant que son fils ne se fasse tuer par l’un d’eux. Réussissant de peine et de misère à survivre à un périple de trois cents kilomètres à travers la nature, aux bêtes sauvages et à de nombreuses factions humaines qui s’affrontent, il s’embarque dans une quête de vengeance impitoyable.
Une chose est certaine : impossible de regarder le film sans frissonner à plus d’une reprise en pensant aux acteurs qui ont dû exercer leur métier dans ces paysages frigorifiés. Leonardo DiCaprio est prenant dans le rôle principal, mais il faut avouer que Tom Hardy en mène large aussi en tant qu’antagoniste. Mais c’est le réalisateur Alejandro González Iñárritu qui demeure l’étoile du film : à l’aide de longs plans continus à la fois limpides et chaotiques (y compris une attaque d’ours brutale au point d’être difficile à regarder), il crée une atmosphère prenante, manie les éléments à sa disposition et sait pleinement exploiter la magnifique cinématographie d’Emmanuel Lubezki. Il ne faut pas trop creuser pour voir dans le film des profondeurs thématiques bienvenues – la place de l’homme civilisé en pleine nature, la difficulté d’être femme au-delà de la frontière, le portrait sans complaisance des affrontements entre Européens arrogants et tribus indiennes exploitées… Il y a plus dans The Revenant qu’une histoire de survie et de vengeance convenue, et c’est tout à l’avantage du film. Évidemment, on peut se demander si le film avait besoin d‘être aussi long et occasionnellement répétitif – mais dès les premiers moments de ce film de deux heures vingt, il est évident que l’épopée ne sera pas racontée de manière économique.
Néanmoins, The Revenant reste un film impressionnant. Les événements qui y sont racontés ont été romancés au point d’appartenir à la fiction plutôt qu’au documentaire (selon la légende, Hugh Glass a bel et bien survécu à une attaque d’ours et franchi plus de trois cents kilomètres pour ensuite pourchasser celui qui l’avait laissé pour mort, sauf que personne ne fut tué dans les faits réels), mais c’est toute une œuvre de cinéma, ambitieuse, touffue, expressionniste et prenante, avec de nombreuses séquences mémorables. Un cadeau à s’offrir pour le cinéphile ayant un peu de patience… peut-être comme rafraîchissement en pleine canicule estivale !
Crime, comédie et critique sociale
Selon la légende, le bouffon, ou le fou du roi, était la seule personne en mesure de critiquer le souverain… à condition de passer par l’humour pour le faire. Les choses ne sont peut-être pas si différentes aujourd’hui. Les critiques outragées de notre société passent souvent sous silence en raison d’un épuisement populaire, ou sont traitées comme des phénomènes marginaux à ne pas prendre au sérieux ; qui oserait attaquer la bienséance évidente des institutions telles que le capitalisme, la démocratie représentative ou les traditionnelles valeurs familiales ? Par contre, l’humour et la satire peuvent toujours atteindre leurs cibles. Même dans le cinéma à suspense, le bouffon trouve sa place… et marque des points.
Il parvient parfois à sauver un film de l’échec complet. Un exemple type récent est Nailed ! [v.o.a.] (aussi connu sous le titre Accidental Love), une bien étrange comédie dont l’odyssée de production est plus intéressante que le résultat à l’écran. En quelques mots, en 2008, le réalisateur David O. Russell (Three Kings, American Hustle, etc.) commence à tourner le film, une comédie où une serveuse de restaurant ayant connu un accident de travail grotesque va à Washington réclamer une refonte du système médical américain. Mais les choses tournent au vinaigre pendant la production du film : les chèques se font attendre, les acteurs quittent le projet en pleine production, le tournage est interrompu huit fois, Russell se chamaille avec les producteurs et le tournage est éventuellement annulé avant même d’être complété (il manque notamment une scène cruciale à l’intrigue). Pendant quelques années, le projet est resté abandonné malgré la présence au générique d’acteurs connus tels Jake Gyllenhaal et Jessica Biel. Nailed ! paraît même sur quelques listes de films perdus qui ne verront jamais la lumière du jour1. Puis, en 2015, surprise : le film sort, après ce que l’on devine être un effort héroïque de montage. Le résultat est aussi disjoint que l’on peut le supposer d’un film n’ayant même pas complété son tournage principal. Les scènes se succèdent sans grande continuité, l’intrigue virevolte dans tous les sens et certaines séquences (y compris l’accident déclencheur de l’intrigue) flottent dans un flou onirique. Houspillé par la critique, Nailed ! a beau être intéressant, c’est un navet assez spectaculaire.
Mais quelques moments d’un humour étrange sauvent le film de l’échec complet et lui fournissent même des intentions presque louables. On remarquera, par exemple, une volonté de critiquer les rouages du système politique américain. Un des héros est un jeune politicien libidineux, tentant d’atteindre ses objectifs politiques en fournissant son appui à des projets ridicules, telle une base martienne. Il est entouré de gens encore moins scrupuleux, faisant de lui un héros, faute de mieux. Son accouplement avec la protagoniste est accompagné de clins d’œil peu subtils aux agissements scabreux de Kennedy et Clinton… La performance de Biel dans le premier rôle féminin connaît de bons moments, surtout lorsque les séquelles neurologiques de son accident refont surface. Pour le reste, Nailed ! n’est pas aussi sophistiqué que ses visées le demandent. L’humour a tendance à niveler par le bas, à s’égarer en divagations et à ne pas pouvoir profiter (par manque de temps de tournage) des fins ajustements requis par un film comique. On voit dans le squelette du film des éléments qui auraient pu être mieux exploités (tel le pouvoir de lobbying terrifiant des jeunes guides américaines) et c’est ce potentiel aperçu qui contribue à rescaper le film de l’échec complet.
S’étant ainsi attaqué à l’état du système de santé américain, la comédie s’intéresse au racisme dans Dope [v.o.a.], un film de maturation dans lequel un jeune geek noir de Los Angeles est forcé, bien malgré lui, de devenir un petit caïd. Quand des imbroglios font en sorte qu’il se retrouve avec des kilos de drogue à vendre et un parrain dangereux comme mentor et fournisseur, notre protagoniste se tourne vers les médias sociaux pour populariser son produit et vers les bitcoins pour récolter des profits sans s’exposer. Sera-t-il en mesure de s’en tirer et aussi de mériter une admission à Harvard ?
Mélangeant crime, amour, humour, violence, maturation et réalisation astucieuse avec rythme et brio, Dope sort de nulle part pour s’imposer comme une des comédies adolescentes les plus provocatrices des dernières années, remixant Risky Business avec Boyz n the Hood pour offrir un cocktail improbable de rap, de technologie et de rires. Le mélange n’est pas parfait : l’humour du film ne mène pas toujours harmonieusement aux moments plus dramatiques, et la finale se paie une séquence à message qui détonne, parfois avec justesse, du reste de Dope. Mais on remarquera l’habileté du scénariste/réalisateur Rick Famuyiwa à guider ses personnages, à revenir dans le temps pour expliquer des événements initialement saugrenus et à livrer un regard inhabituel sur la problématique de ceux qui cherchent à échapper à leur environnement, voire même aux stéréotypes qui les définissent. Notre protagoniste n’a rien d’un caïd, mais c’est un rôle qu’on attend de lui. En laissant la place aux rires pour ruminer sur ces questions, Dope devient remarquable et respectable.
Ceci dit, au royaume des bouffons reflétant les absurdités de l’Amérique contemporaine, on trouvera difficilement mieux que The Big Short [Le casse du siècle], un film qui se donne comme mission rien de moins que d’expliquer la crise financière de 2008 selon la perspective de ceux qui avaient vu venir le coup. Scénarisé et réalisé par Adam McKay (à qui on devait des comédies nettement plus ludiques comme Anchorman), The Big Short est sans scrupules quand vient le moment d’expliquer les détails compliqués d’une crise financière, faisant appel à des sketches avec des célébrités (Margot Robbie dans un bain moussant, Anthony Bourdain dans un restaurant, Selena Gomez dans un casino) pour expliquer les détails pointus de la finance et laissant aux personnages le luxe de s’adresser directement au public pour clarifier ce qui est fiction ou réalité dans cette adaptation.
Bref, une expérience de visionnement singulière, mais qui ne fait aucun compromis lorsque vient le moment de s’indigner contre ce qui s’est passé. Tout débute en 2004, alors qu’un docteur recyclé en investisseur financier commence à examiner la nouvelle vague des fonds hypothécaires. Examinant les détails que nombre de soi-disant spécialistes n’ont jamais eu la patience de consulter, il en vient à la conclusion que ces investissements financiers pourtant jugés sûrs sont des investissements sans espoir de profit. Il va donc à Wall Street et demande aux grandes banques de construire de nouveaux investissements pariant contre la santé de l’économie américaine. Son idée en rejoint un, puis un autre… et avant peu, The Big Short s’intéresse à quatre groupes d’investisseurs osant questionner les fondements des institutions financières américaines. Ils ont tous des motivations propres. Christian Bale joue l’investisseur-analyste, logique au point de frôler l’autisme et convaincu de la justesse de ses prévisions même lorsqu’il crée une révolte chez ses investisseurs. Brad Pitt est un iconoclaste dont les paris à contre-courant s’avèrent cette fois-ci fondés. Ryan Gosling joue un financier convaincu d’avoir trouvé un filon avant ses collègues. Mais c’est Steve Carell qui tient le rôle le plus intéressant, celui d’un idéaliste convaincu de la tromperie de l’industrie financière qui voit ses plus pessimistes impressions non seulement confirmées, mais surpassées.
Alors que The Big Short explique les rouages d’une hallucination collective dans laquelle personne ne voulait dire la vérité, les rires prennent une teneur inusitée : celle de l’incrédulité. Tant de gens soi-disant riches et intelligents n’ont pas vu venir le coup… Un système entier basé sur la tromperie, la délusion et l’arnaque financière s’est érigé de lui-même et fut célébré comme un triomphe du capitalisme. La conclusion, amère, souligne que pratiquement personne n’a été puni pour la volatilisation de cinq trillions de dollars et d’innombrables désastres financiers personnels. Chemin faisant, le film se livre à un exercice de vulgarisation réussi, réalise quelques moments inoubliables, présente des personnages complexes et prouve que le rire peut accompagner l’indignation profonde. Le bouffon peut parfois énoncer en riant des vérités qui seraient trop déprimantes à contempler sérieusement.
Quand les genres entrent en collision
Alibis s’intéressant fièrement aux genres littéraires, il est naturel que Camera oscura s’intéresse à la manière dont ceux-ci peuvent interagir entre eux ; comment ils peuvent se renforcer (comme, dans la section précédente, quand la comédie s’avère un instrument de critique sociale), mais aussi se saboter mutuellement. Ayant célébré les succès, examinons maintenant les échecs pour une double dose d’instruction…
Car des éléments de genre peuvent parfois saboter des drames plus conventionnels. Un visionnement sans idée préconçue d’Exposed [v.o.a.], par exemple, laisse un certain malaise. Si le film tente de présenter les aventures d’un policier (Keanu Reeves en tête d’affiche) découvrant progressivement l’horrible vérité derrière la mort violente de son partenaire dans un métro de New York, il passe aussi beaucoup de temps à explorer une trame dramatique familiale à forte teneur de réalisme magique, alors qu’une jeune femme immigrante découvre qu’elle est enceinte et se met à avoir des visions fantastiques qui pourraient expliquer cet état. Les trames se côtoient sans se compléter, et pendant longtemps le résultat semble être deux films forcés de coexister. Le thriller policier manque de conviction, alors que le drame se déroule dans un registre différent, fort en longueurs et en tragédie. La finale réussit de justesse à unir les deux sous-intrigues, mais le spectateur garde l’impression d’un film tiraillé entre deux buts, ne parvenant pas à accomplir pleinement ni l’un ni l’autre.
Ce n’est qu’en se renseignant au sujet du film que la vérité émerge. Selon la petite histoire de la production d’Exposed, le scénario a premièrement pris vie sous le titre de Daughter of God, et il se présentait comme un drame social intimiste au sujet d’une immigrante et des tragédies qui s’abattent sur elle. L’aspect policier était au second plan, au service du drame principal. Mais quand nul autre que Keanu Reeves a accepté de se joindre au projet pour faire une faveur au scénariste/réalisateur Gee Malik Linton, le fourgon de queue s’est mis à conduire la locomotive : les financiers du film, attirés par la présence de Reeves, ont exigé que la trame policière (et la place de l’acteur) prenne plus de place. Malgré les protestations de Reeves – qui avait connu une situation semblable dans 47 Ronin –, le film a fini par être rééquilibré autour de sa performance, minimisant l’impact d’une autre intrigue qui aurait mieux existé dans son propre cadre. Bref, de quoi reconsidérer l’emploi d’une intrigue de genre et d’un acteur connu pour fournir plus d’intérêt à un sujet pas nécessairement vendeur…
Exposed est un film qui passera sans doute inaperçu, mais certaines collisions entre genres ont été beaucoup plus visibles. C’est ainsi que la débâcle critique et commerciale que fut Aloha [v.o.a.] a été humiliante pour son scénariste/réalisateur Cameron Crowe, un échec d’autant plus cuisant que Crowe est loin d’en être à ses premières armes au grand écran. Bradley Cooper ! Emma Stone ! Hawaï ! Un budget généreux des studios Sony ! Un mélange de thriller, de drame familial, de romance, de comédie… comment cela pourrait-il foirer ?
Et pourtant… un des aphorismes les plus connus au sujet de l’industrie cinématographique provient du scénariste William Goldman, qui déclarait qu’à Hollywood, « personne ne sait rien ». Ce qui est « sur papier » (c’est-à-dire les noms impliqués, l’intérêt de la prémisse, le budget, l’attente critique) ne garantit pas nécessairement le résultat à l’écran. Même les réalisateurs d’expérience connaissent de mauvais films, même les vedettes se trompent, même les prémisses fascinantes peuvent être malmenées et même les mégaproductions peuvent souffrir de problèmes élémentaires.
Comme toujours, le résultat à l’écran parle plus fort que les intentions initiales. Dès ses premiers moments, Aloha ne semble avoir aucune direction claire, titubant sans économie et ne réussissant pas à combler les trous avec du matériel intéressant. La collision des genres créée par Aloha, loin d’être intrigante, donne simplement mal à la tête : le mysticisme hawaïen ne semble pas s’intégrer aux rouages dramatiques du film, et quand vient le moment, très tard dans le film, de susciter un peu de tension par le biais d’une décision audacieuse du protagoniste, le techno-blabla incompréhensible arrive trop tard pour donner une signification à l’enjeu final. Bref, Aloha est un flop. Il y a néanmoins de bons moments ici et là : John Krasinski a quelques scènes amusantes, les paysages sont magnifiques et de temps en temps des détails montrent que Crowe a tout de même du métier dans le corps. Mais ce n’est pas suffisant pour colmater des failles de conception étonnantes pour un film de ce calibre.
Quand les genres entrent en collision, on peut parfois apprécier la manière navrante dont un genre peut en dominer un autre. No Escape [Sans issue] a la particularité de montrer comment un réalisateur avec une feuille de route dans le genre de l’horreur (John Erick Dowdle : Quarantine, Devil, etc.) peut aborder un thriller plus réaliste. Ici, le cauchemar commence quand un ingénieur américain arrive avec sa famille dans un pays du Sud-Est asiatique. Quelques heures plus tard, une révolution s’amorce et les révolutionnaires visent les étrangers… Notre protagoniste et sa famille se retrouvent rapidement en cavale, tentant d’échapper aux hordes meurtrières qui veulent leur tête, préférablement décapitée.
Il n’y a pas vraiment de manière gentille de le dire : No Escape a parfois des relents horriblement xénophobes. Peu importe les politiques exploitantes de leur gouvernement, les protagonistes américains sont individuellement innocents alors que les révolutionnaires étrangers s’apparentent à des hordes sans conscience de zombies sanguinaires. C’est cette touche d’horreur qui fait bien fonctionner les meilleures séquences à suspense du film, en déshumanisant une population au complet. Une teinte de culpabilité accompagne chaque moment où l’on ressent un peu de sympathie pour les protagonistes du film… comme quoi il est possible d’être manipulé même quand on a conscience de l’être. Les poncifs de l’horreur, légèrement adoucis, peuvent servir à transformer un thriller plutôt ordinaire en quelque chose de prenant malgré nos protestations.
Bientôt à l’affiche
Souvent, l’été n’est pas une bonne saison pour le cinéma noir, mais il y a toujours des exceptions que Camera oscura examinera attentivement. Our Kind of Traitor promet une autre adaptation d’une œuvre de John le Carré au grand écran, s’intéressant cette fois-ci aux oligarques russes. The Infiltrator remonte aux années 1980 pour s’intéresser à la traque de Pablo Escobar. War Dogs retourne une décennie dans le passé pour examiner avec un humour sardonique des profiteurs de guerre américains soudainement plongés dans le feu de l’action. Jason Bourne sera de retour dans un cinquième film de la série. De plus, faut-il mentionner que Ben Hur et The Magnificient Seven auront bientôt des remakes ? En attendant de voir ce que cela donnera, bon cinéma !