Camera Oscura 57

Peut-être est-ce en raison de la neige, du froid et de l’irrésistible désir de rester terré chez soi, mais l’hiver demeure la saison idéale pour les films sombres. Profitons donc de cette pause hivernale pour discuter d’enjeux propres à glacer le sang : la vengeance et sa futilité, les nouvelles guerres et les séquelles éternelles qu’elles causent toujours, la sagesse douteuse du film qui prétend être basé sur des faits réels, et le retour aussi brutal que triomphal de David Fincher au grand écran.

L’art futile de la vengeance

La vengeance est, depuis longtemps, un des thèmes chers au cinéma noir. Quoi de plus classique qu’une intrigue qui s’amorce par un affront méritant justice, suivi d’une quête pour accomplir cette vengeance ? Il est dans la nature d’une telle structure narrative de garantir la satisfaction en appelant aux instincts les plus primitifs du public — après tout, le désir de justice est universel.

Mais l’être humain civilisé maîtrise cet instinct de vengeance par souci de cohésion sociale. La loi du talion a beau paraître cruelle aujourd’hui, il s’agissait alors d’une façon de limiter la portée de la vengeance. S’en tenir à « œil pour œil, dent pour dent » avait pour avantage de décourager l’extermination de familles entières. C’est ainsi qu’après quelques millénaires de raffinements juridiques, le citoyen moderne laisse aux spécialistes (policiers, avocats et juges) le soin d’obtenir réparation après des actes criminels. Le vigilantisme a beau être jouissif au cinéma (on laissera aux cinésociologues le soin d’explorer le lien entre la répression de la vengeance véritable et sa popularité en fiction), il demeure tout à fait contre-indiqué en réalité.

Rares sont les films qui osent explorer cette tension. Un exemple à peu près typique du film de vengeance habituel est Taken 3 [L’Enlèvement 3], troisième volet d’une série qui n’aurait jamais dû exister. Car la nouveauté de voir Liam Neeson en père vengeur dans le premier Taken s’est beaucoup émoussée depuis, et le deuxième volet avait été plus risible qu’efficace. Ce troisième film se sabote rapidement, abandonnant la prémisse de la série et les bonnes volontés du spectateur en tuant assez tôt un personnage sympathique ayant survécu aux deux films précédents. Le reste n’est que de la formule exécutée sans grande conviction, alors que Liam Neeson joue à nouveau un justicier tentant de protéger ses proches tout en évitant les policiers et en pourchassant ses ennemis de manière implacable.

L’action, ici, demeure près de Los Angeles – une décision à double tranchant alors que le côté xénophobe des deux premiers films est partiellement remplacé par des décors beaucoup moins intéressants. Le film est d’autant plus ennuyeux que les scènes d’action ne sont pas particulièrement bien menées par le réalisateur Olivier Megaton. Taken 3 n’impressionne pas, ne surprend pas, ne charme pas non plus : il s’agit d’un film qui n’existe que pour des raisons bassement commerciales et qui ne réussit pas à atteindre le seuil même de la compétence. La vengeance est achevée, mais le tout est tellement ordinaire que le spectateur obtient à peine satisfaction. En revanche, le film a connu un succès modeste au box-office, prouvant qu’une formule familière n’est pas un obstacle au succès commercial.

On ne prétendra pas que, malgré une sortie en salle inexistante, Tokarev [VOA] (mieux connu sous le titre Rage en Amérique du Nord) est un meilleur film. Mené de manière bien terne et ne profitant jamais des talents de Nicolas Cage en tête d’affiche, Tokarev semble débuter dans un registre familier : un père de famille aux antécédents louches est terrassé d’apprendre que sa fille a été enlevée par des hommes masqués appartenant probablement au crime organisé. Quelques jours plus tard, ça tourne au cauchemar : elle est trouvée sans vie. C’est alors que notre protagoniste s’engage fermement sur le chemin de la vengeance. Jusqu’ici, rien d’inhabituel, à part les avertissements répétés qu’on lui sert : ne pas s’impliquer. Laisser les policiers mener l’enquête. Vivre son deuil plutôt que de réveiller de vieux conflits oubliés.

Il ignore ces avertissements, bien sûr. Après tout, il est le protagoniste d’un film de vengeance qui n’existerait pas s’il décidait d’arrêter. Mais la raison d’être de Tokarev – une raison initialement difficile à cerner ou à apprécier au cours d’un film qui se déroule à pas de tortue, sans dialogues ou personnages distinctifs –, c’est la tournure amère que prend éventuellement l’intrigue alors que la vengeance devient futile et ne provoque rien d’autre que la mort du protagoniste. La vengeance, affirme Tokarev, ne fait qu’empirer les choses. Hélas, le film n’ajoute rien de plus à cette idée, et il semble se terminer abruptement au moment de ce constat.

Il y a moyen d’articuler cette même simple idée de manière plus satisfaisante. C’est pourquoi on ira voir du côté de Blue Ruin [VOA] pour une exploration nettement plus réussie de la futilité de la vengeance. Le film, un favori du circuit des festivals du film partiellement réalisé à l’aide d’une campagne de sociofinancement, se trouve pratiquement aux antipodes de Taken 3. C’est un film à l’esthétique minimaliste, tourné de manière bien terre à terre et présentant un protagoniste aux compétences martiales douteuses. Le tout commence alors qu’un désœuvré apprend que le meurtrier de ses parents a été relâché de prison après n’avoir purgé qu’une fraction de sa peine. Entreprenant de devenir l’instrument de sa vengeance, il parvient, presque contre toute attente, à tuer sa cible… avant d’apprendre que celle-ci n’avait rien à voir avec la mort de ses parents. Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là : en tuant un membre d’une famille de vauriens, il s’est attiré leur attention, et il met ainsi en danger la vie de sa sœur et de ses nièces…

Blue Ruin aurait pu être une expérience pénible. Le protagoniste, après tout, est singulièrement inepte à exécuter sa vengeance, surtout lorsqu’on le compare aux héros typiques de films à suspense. Il bousille un revolver en tentant de le déverrouiller, ne parvient pas à atteindre sa cible à trois mètres de distance avec une carabine et doit se rendre à l’urgence plutôt que de soigner ses propres blessures. De plus, le film est tourné avec un sens esthétique surtout influencé par son microbudget, et la finale est loin d’être aussi heureuse que celles des films de vengeance habituels.

En revanche, Blue Ruin a l’avantage d’un scénariste/réalisateur, Jeremy Saulnier, qui comprend bien ce qu’il tente de faire et possède le talent de savamment doser réalisme, divertissement et signification. Une fois passées les quelques premières minutes déroutantes du film, celui-ci devient passionnant : les péripéties sont prenantes, les répliques tiennent la route, la tension est construite de manière efficace et la finale, aussi amère soit-elle, finit par livrer un curieux sentiment de devoir accompli et de menace résorbée. Saulnier arrive à avancer une opinion à rebrousse-poil en satisfaisant son public. C’est une réussite à plus d’un égard, surtout étant donné le parti pris habituel des foules pour la vengeance rondement menée. Blue Ruin est peut-être passé sous silence, mais il ne mérite certainement pas de passer inaperçu. Que la leçon soit claire : vaut mieux laisser la vengeance aux professionnels.

Nouvelles guerres, mêmes séquelles

Plus d’une douzaine d’années après le début des interventions militaires américaines en Irak et en Afghanistan, le cinéma hollywoodien commence finalement à aborder le sujet de manière pondérée après de nombreux faux départs laborieux. Il s’agit de nouvelles guerres, mais la guerre, malgré tous les nouveaux attirails technologiques dont elle peut se parer, ne change jamais… ni les guerriers. Trois films aux propos directement reliés aux plus récentes aventures militaires américaines illustrent comment les guerres, aussi récentes soient-elles, laissent les mêmes séquelles depuis toujours… et soulignent trois approches classiques du cinéma pour décrire les guerriers amochés par l’expérience : le noble sacrifié, le dur obsédé et le désillusionné sur le point de craquer.

En premier lieu, il est toujours possible de s’envelopper du drapeau national et de transformer les échecs en valeureuses épreuves. C’est ce que choisit de faire Peter Berg en réalisant Lone Survivor [Le Seul Survivant], un film qui tente de transformer une débâcle militaire cinglante en une histoire d’abnégation, d’honneur et de survie malgré les pires obstacles. Le tout, évidemment adapté de faits réels, se déroule en Afghanistan, alors qu’une équipe de soldats d’élite prend position en pleine montagne pour surveiller un village. Une série de coïncidences malheureuses fait en sorte que la plupart des membres de l’équipe sont pourchassés et tués par les talibans et leurs associés. L’unique survivant titulaire doit constamment se débrouiller pour s’en tirer, malgré des désavantages évidents et l’échec spectaculaire d’une mission de secours dépêchée sur place.

Lone Survivor n’est pas le premier film à transformer une défaite militaire en hommage patriotique aux combattants (on se souviendra de Black Hawk Down et The Alamo), mais ce film se distingue par une présentation particulièrement réaliste des combats dans lesquels sont impliqués ses personnages : bruitage agressif, effets visuels invisibles et réalisation nerveuse apportent beaucoup d’intérêt à un film qui aurait pu être nettement plus terne. En se concentrant sur une bande de soldats, le film s’annonce comme un hommage aux guerriers, tout en esquivant les questions plus fondamentales sur la présence des troupes américaines en Afghanistan. On constatera sans peine une différence entre les réactions des foules américaines et non américaines au film : l’absence de doute sur la noblesse de la contribution militaire y contribuera.

C’est ce doute, cette reconnaissance des séquelles psychologiques créées par la guerre qui finit par assurer à American Sniper [Tireur d’élite américain] une certaine profondeur malgré un propos qui, souvent, ne se distingue pas de celui de nombreux films de pure propagande. Présentation sélective des faits entourant la vie de son protagoniste, Chris Kyle – reconnu comme le tireur d’élite le plus efficace de l’histoire militaire américaine –, American Sniper oscille entre des épisodes militaires et les difficiles retours à la maison. C’est le réalisateur vétéran Clint Eastwood qui est aux commandes, et son approche plutôt vieux jeu se fait sentir tout au long du film : la réalisation est sobre, sans grands éclairs visuels, et se concentre sur la narration de la vie de Kyle, de son enfance formatrice jusqu’à sa mort tragique. Entre les épisodes guerriers de sa vie, il y a la difficulté à réintégrer la vie civile, les obsessions quant au prochain tour de service, les cauchemars au sujet de camarades tombés au combat… Kyle, tel que présenté dans le film, est un guerrier avant tout, et vivre en paix devient autant un défi que ne pas mourir au combat.

Le message semble avoir résonné auprès du public américain car, au début 2015, American Sniper est devenu un rare exemple contemporain de méga-succès commercial de teneur réaliste, sans éléments fantastiques ou science-fictionnels. Il y avait clairement un appétit pour ce mélange de présentation honnête de la vie militaire récente, peu importe si quelques faits doivent être adoucis au passage. Car Kyle n’était pas un enfant de chœur (plusieurs de ses déclarations n’avaient rien de tendre envers ceux qu’il considérait ses ennemis), et si l’essentiel de son autobiographie est véridique, certains détails et passages ont été contestés. De plus, le film ne lésine pas sur des techniques familières pour enjoliver une biographie portée à l’écran : compression des événements, mise en place d’un adversaire à vaincre et sélection attentive des épisodes de la vie de Kyle sont toutes au menu. Peu de gens s’en formaliseront vraiment, surtout quand le film parvient à livrer un portrait humanisé d’un soldat d’élite. Bradley Cooper incarne Kyle avec une conviction souvent absente de ses rôles habituels et Eastwood montre à nouveau pourquoi il est un réalisateur si fiable.

Mais à plusieurs égards, American Sniper est un film issu du complexe de militaro-divertissement à la frontière entre Washington et Hollywood. Le film ne perd aucun temps à énoncer ses thèmes : une discussion dans les quelques premières minutes annonce une vision du monde partagée entre les brebis, les loups et les chiens bergers – une métaphore tirée de l’essai On Sheep, Wolves, and Sheepdogs, de Dave Grossman. Le message du film est clair : les guerriers comme Kyle sont les chiens bergers qui protègent les brebis cinéphiles des loups terroristes, et le film se présente comme une validation pour ceux qui sont convaincus de lui ressembler. Ceci étant dit, il n’est pas surprenant de constater que le film lui-même est devenu une autre bataille dans l’éternelle guerre culturelle américaine qui oppose les conservateurs promilitaires aux progressistes plus modérés. Pour les uns et les autres, Kyle est devenu le symbole d’un authentique guerrier… peu importe ce que cela représente dans leur propre conception du monde.

Pour ceux qui ne sont pas intéressés à monter aux barricades de la guerre culturelle, American Sniper est un film convenable, au propos à la fois guerrier et anti-guerre qui permet à l’humanité de son sujet d’étude de prendre le premier plan. Mais c’est avant tout un film profondément américain et ses résultats prodigieux au box-office le montrent bien. Contrairement aux autres blockbusters, qui réalisent souvent 60-70 % de leurs recettes à l’extérieur des frontières américaines, American Sniper a inversé ces proportions, avec 64 % de ses recettes provenant des États-Unis seulement… ce qui en dit beaucoup sur la façon dont son discours voyage outre-mer.

Pour ceux qui préfèrent une approche nettement plus sceptique au sujet des nouvelles guerres, il faudra abandonner les grands succès commerciaux pour s’intéresser à Good Kill [Drones], du scénariste-réalisateur Andrew Niccol. Celui-ci, grand habitué de la science-fiction, aborde ici un sujet plus contemporain : l’utilisation de drones pour traquer, identifier et éliminer des cibles de l’autre côté du globe. Le protagoniste du film est un ex-pilote de chasse reconverti dans la vie presque sédentaire d’un opérateur de drone. Habitant avec sa famille dans une banlieue de Las Vegas, il prend son automobile chaque matin pour aller passer la journée dans un poste d’opération climatisé, opérant des drones survolant les pays où les Américains conduisent des opérations militaires. C’est un bien étrange train de vie, et le film ne perd pas beaucoup de temps à montrer comment le protagoniste est au bord d’une crise de nerfs. Non seulement a-t-il de la difficulté à réconcilier son image de pilote macho avec le travail pratiquement sans danger qu’on lui demande d’accomplir, mais voilà que ses plus jeunes collègues considèrent l’emploi d’armes à distance comme un jeu vidéo, et que les ordres qu’il reçoit font de plus en plus fi des règles d’engagement conçues pour protéger les populations civiles. Il a beau appuyer sur une gâchette dont les tirs ont lieu de l’autre côté du monde, c’est toujours lui qui en paie les conséquences la nuit suivante en essayant de dormir sans succès. Il ne va pas bien : il boit à outrance et son mariage se porte mal – bref, il souffre du syndrome post-traumatique d’un soldat revenu à la maison… et pourtant il est toujours au combat.

Good Kill aurait pu se contenter d’une exécution moyenne d’un concept fascinant, mais le cinéphile constate avec plaisir que Niccol sait fort bien ce qu’il fait : il n’est pas difficile de creuser pour y trouver une complexité thématique bienvenue. Non seulement le film fait des parallèles évidents entre les déserts de Las Vegas et ceux de l’Afghanistan (allant jusqu’à montrer des scènes de vie banlieusarde d’un point de vue aérien évidemment calqué sur celui des drones), mais il propose des parallèles entre la femme du protagoniste et la figure lointaine d’une femme afghane qui aurait besoin d’aide. Ethan Hawke, comme protagoniste, est en mesure de bien représenter un homme luttant contre son impotence. Good Kill intrigue en s’intéressant à un aspect nouveau des technologies militaires et de leur impact sur les humains affligés. Ç’aurait été un film de SF il n’y a pas très longtemps… et pourtant le film décrit une situation qui existait dès 2010.

Ce n’est pas un film parfait (une sous-intrigue aux relents romantiques semble détonner, une partie du matériel se répète et la conclusion aurait pu être plus satisfaisante) mais on n’insistera pas trop sur les failles quand ce qui est présenté à l’écran est déjà si fascinant. Good Kill explore des dilemmes, craint la direction que semblent prendre les choses et s’inscrit dans une lignée de films présentant le côté plus répréhensible de la guerre. Le résultat n’est pas aussi facile à apprécier qu’une bonne dose de patriotisme concentré, mais il hantera les spectateurs plus longtemps. Même physiquement séparé des combats, le guerrier a toujours la guerre en tête… parfois à l’exception de tout le reste. La guerre change, mais ses séquelles restent les mêmes.

Pourquoi se baser sur des faits réels ?

Les cinéphiles aguerris savent fort bien que l’expression « basé sur des faits réels » n’est, au mieux, qu’une approximation généreuse. Les moteurs qui font de la fiction une expérience émotionnellement satisfaisante sont souvent antithétiques à la réalité et même les docu-fictions les plus fidèles aux faits vécus doivent sélectionner, compresser et structurer les événements pour en arriver à un résultat potable. Trop de dramatisation, et l’essence même d’une histoire vraie est menacée. Pas assez de dramatisation, et la fiction semble terne et arbitraire. Au risque de proposer une idée hérétique, peut-être est-il préférable de limiter la part de réalité dans les adaptations si l’on veut aller au bout des thèmes suggérés par la vérité.

C’est pourquoi il est presque heureux que Runner Runner [La Banque gagne toujours] mise sur les écueils de la sur-dramatisation. Très librement basé sur un ensemble de faits réels (l’établissement de casinos virtuels dans des pays d’Amérique latine, et leur succès monstre jusqu’à l’intervention du gouvernement américain en 2011), ce drame criminel utilise ces faits comme arrière-plan à une histoire familière mais assemblée sur mesure pour l’écran. Quand un jeune Américain futé se voit refuser l’assistance financière nécessaire pour poursuivre ses études universitaires, il préfère accepter un emploi lucratif pour un casino virtuel au Costa Rica, où il découvre des manipulations aux dépens des joueurs et finit par être pourchassé par les autorités américaines. C’est une histoire familière : les lecteurs d’essais, tel Straight Flush de Ben Mezrich, reconnaîtront une bonne partie des faits adaptés à l’écran. Mais l’intrigue elle-même est fictive… comme il se doit. Car une adhésion trop fidèle aux faits aurait pu produire un film bien ennuyeux. Ici, nous obtenons un film riche en couleurs tropicales, doté d’acteurs de renom et mené avec un rythme narratif qui n’est possible que quand tout est susceptible de manipulation. Le résultat ne révolutionne vraiment rien et pâlit rapidement en mémoire, mais il se laisse bien regarder pendant une soirée tranquille.

Pour voir comment un film collant de trop près à la réalité peut souffrir de cette décision, on passera un trop long moment à contempler Foxcatcher [V.F.], une dramatisation des événements entourant le meurtre du médaillé olympique Dave Schultz par le milliardaire John Dupont. Dès les premières minutes, plusieurs des pires caractéristiques de Foxcatcher deviennent évidentes : le rythme interminable ; la cinématographie pratiquement monochrome ; l’approche plus vraie que nature qui évacue la moindre parcelle d’intérêt ; le désir de critiquer le rêve américain en présentant athlètes olympiques et milliardaires comme des humains pathétiques et incertains… Bref, Foxcatcher n’est pas le genre de film à regarder pour du pur divertissement. Cela n’en fait pas nécessairement un mauvais film (les performances des acteurs sont remarquables, en particulier celle du comédien Steve Carell, méconnaissable en pitoyable milliardaire), mais il faut être prêt à passer plus de deux heures en bien déplaisante compagnie pour parvenir à la fin. Le propos thématique du film a le mérite d’être à point, surtout lorsque s’accumule le ridicule de la rhétorique tout américaine de l’antagoniste, mais le tout est d’une misère suffocante. Parfois, tout est trop vrai… surtout quand la vérité est terrible.

Des problèmes similaires, mais un peu moins prononcés, affligent également Kidnapping Mr. Heineken [VOA], un thriller criminel européen basé sur l’authentique enlèvement du fondateur du manufacturier de bière Heineken au début des années 1980. Ici, ce sont des circonstances économiques malheureuses qui incitent un petit groupe de jeunes hommes en mal d’argent à kidnapper un riche homme d’affaires et à demander une rançon. Tout se déroule bien malgré l’irascibilité de la victime… jusqu’à ce que la rançon soit payée et que les criminels tentent de s’en tirer. Car le film énonce clairement son thème à mi-chemin : « Il y a deux façons pour un homme d’être riche en ce monde : avoir beaucoup d’argent ou avoir beaucoup d’amis. Mais il ne peut pas avoir les deux. » C’est ainsi que notre joyeuse bande de comparses du début du film s’entredéchire dès la remise de la rançon au début du troisième acte, menant à une finale qui ne plaira à personne.

L’essentiel de Kidnapping Mr. Heineken a l’atmosphère sombre, pluvieuse et déprimante d’une fraction surprenante de films à suspense d’origine européenne : on s’amuse rarement (bien qu’Anthony Hopkins, en Mr Heineken, s’avère un rayon de soleil), le film se contente de passer à travers ses moments narratifs imposés, et rien ne vient enjoliver un déroulement assez fade. Seule la thématique graduellement développée retient notre intérêt, et c’est presque trop peu. On sent une histoire nettement plus excitante tenter de se dégager de Kidnapping Mr. Heineken, mais celle-ci est étouffée par son adhésion aux faits réels. Un film plus fictif aurait peut-être réussi à insuffler plus d’énergie au tout.

Cet étranglement par la réalité n’est pas un problème unique et finit par affliger même les films plus hauts en couleur. Le cas de The Bling Ring [Le Bling Ring] est particulier. Transposition à l’écran d’une histoire en apparence trop bonne pour être vraie, c’est un film qui raconte comment une bande d’adolescents commence, par pur désir d’avoir des articles de mode haut de gamme, à traquer les va-et-vient des célébrités pour identifier leurs demeures et savoir quand elles seront inoccupées. Entrant chez des vedettes comme dans un moulin (car celles-ci ne se donnent pas la peine de verrouiller leurs maisons), ils subtilisent argent, accessoires et vêtements dispendieux, puis exhibent leurs trouvailles sur les médias sociaux. Ce résumé peut sembler ahurissant ; il s’agit pourtant de la vérité. Paris Hilton s’est ainsi fait cambrioler plusieurs fois par la même bande (sans pour autant verrouiller ses portes), bande qui fut éventuellement appréhendée par une combinaison de délation, de travail de recherche sur les médias sociaux et d’images captées par des caméras de surveillance (voir l’article « The Suspects Wore Louboutins », de Nancy Jo Sales, publié dans Vanity Fair en février 2010). Une histoire criminelle tellement étrange qu’elle ne pouvait se passer qu’à Los Angeles… Voilà que The Bling Ring, de Sofia Coppola, présente le tout à l’écran et en profite pour tourner les scènes de cambriolage chez Paris Hilton… dans la maison de Paris Hilton.

Ceci dit, The Bling Ring souffre de deux problèmes vexants. D’abord, la réalisatrice y va d’une approche peu conventionnelle, à mi-chemin entre le cinéma artistique et l’esthétisme de la télé-réalité. Entre les longues scènes statiques et celles tournées caméra à l’épaule, The Bling Ring a un style visuel qui finit par lasser et frustrer. Le deuxième problème a tout à voir avec nos interrogations sur la part du réel et de la fiction dans les œuvres adaptées. Aussi étranges que puissent paraître les événements du film, celui-ci reste très (probablement trop) fidèle à la réalité. Il n’y a pas de moment fort pour conclure le film, les intrigues semblent se découdre, et lorsque cette approche fragmentaire est combinée à la cinématographie bien particulière, le tout donne un résultat qui déçoit. Bref, on reste sur sa faim, et il y a lieu de penser qu’un film plus fictif et moins fidèle aux faits aurait pu être plus percutant.

Ces exemples, et plusieurs autres, illustrent pourquoi le cinéphile peut en arriver à conclure que la désignation « basé sur des faits réels » n’est habituellement qu’une manœuvre mercantile pour mousser le marketing du film. Rares sont les œuvres qui utilisent l’adaptation d’événements réels pour explorer la tension entre réalité et… mensonges. C’est pourtant ce que tente de faire True Story [VOA], un film basé sur des faits réels, où la véracité même des faits est source de suspense.

Le film met en vedette le journaliste déchu Mike Finkel, professionnellement humilié quand le New York Times désavoue les faits d’un de ses articles. Congédié et ostracisé, Finkel retourne chez lui, au Montana, et est éventuellement mis au courant d’un fait divers inusité : un fugitif accusé du meurtre de sa femme et de ses trois enfants est retrouvé au Mexique… prétendant être Finkel. Intrigué, le journaliste va rencontrer l’accusé et est rapidement fasciné par l’histoire que celui-ci raconte. Il en vient à douter de la version des faits présentée par les policiers… mais attention : dans ce grand bal entre mensonge et vérité, qui ment et qui veut croire les mensonges ? True Story devient de plus en plus intrigant alors que deux esprits retors s’affrontent et se manipulent l’un l’autre pour obtenir ce qu’ils veulent : libération ou exonération. L’effet est hallucinant, et c’est avec satisfaction que l’on obtient finalement un film basé sur une histoire vraie avec la volonté d’explorer la frontière parfois déroutante entre réalité et fiction.

On applaudira au passage Jonah Hill et James Franco, deux acteurs mieux connus pour des rôles comiques qui sont ici à la hauteur de rôles dramatiques aussi sérieux qu’intenses. Le film ne commence pas très rapidement, mais l’accumulation de vérités et de mensonges a tôt fait de créer un rythme de plus en plus hallucinant qui mène à une conclusion percutante. True Story est un film retors, bien ficelé et surprenant. Il aurait pu être nettement mieux réussi (il aurait eu avantage à créer plus de doutes à mi-chemin, par exemple), mais c’est surtout un film qui s’attaque à un sujet inhabituel et qui atteint une bonne partie de ses objectifs. Chemin faisant, c’est aussi un film qui atteint un équilibre enviable entre dramatisation et réalisme, tirant avantage de sa propre histoire vraie.

Fille disparue, réalisateur retrouvé

David Fincher a beau avoir une feuille de route impressionnante, ses films ne sont pas assurés d’être des réussites, et encore moins des œuvres de suspense. Ayant fait sa marque avec une série de thrillers percutants durant les années 1990 (SevenThe GameFight Club), Fincher a depuis livré des succès hors genre avec The Curious Case of Benjamin Button et The Social Network… ainsi que quelques ratés entre le péché de jeunesse Alien 3, le bien ordinaire Panic Room et l’impression que The Girl with the Dragon Tattoo ne faisait que réchauffer un film suédois déjà adéquat. Si on ne peut plus douter de son talent, l’amateur de thriller en était venu à demander mieux de sa part.

C’est en partie pourquoi son choix d’adapter le grand succès Gone Girl, de Gillian Flynn, en avait frappé plus d’un et paraissait une union parfaite de sensibilités. Le roman de Flynn, sombre à souhait, repose après tout sur des éléments familiers à l’œuvre de Fincher : narration trompeuse, retournements abrupts et, surtout, une absence de sentimentalité troublante étant donné les propos acides du roman sur le mariage. Quand une femme disparaît de sa calme vie banlieusarde, des indices troublants suggèrent que son mari est impliqué. Mais alors que policiers et médias encerclent et accusent le protagoniste du crime, Camera oscura refuse d’en dire plus sur l’intrigue tellement elle a avantage à être abordée sans idées préconçues…

Heureusement, Gone Girl [Les apparences] a le mérite de livrer la marchandise attendue. Fincher redouble la mise en allant chercher des acteurs capables d’ajouter du poids aux personnages. Ben Affleck n’est jamais tout à fait sympathique comme protagoniste, alors que Tyler Perry livre une performance avec beaucoup de présence et que Rosamund Pike s’avère une révélation. L’œil de Fincher demeure impitoyable, presque extraterrestre dans la manière dont il examine les gens destructeurs et les failles d’une institution aussi sacrée que celle du mariage.

Car dans cette sombre histoire de disparition et de folie médiatique accusatrice, Gone Girl s’intéresse surtout aux possibilités dramatiques qu’une relation sentimentale à long terme peut présenter. La manière dont deux ex-amoureux peuvent en venir à exploiter leurs secrets, à présenter au monde une fausse façade, à s’emprisonner mutuellement dans une situation cauchemardesque… Si Gone Girl s’avère un thriller exceptionnel, c’est en grande partie en raison de la façon dont intrigue et thèmes se complètent, apportant une profondeur rarement aussi bien développée dans de simples films à suspense. La réalisation exceptionnelle de Fincher sait bien exploiter le scénario finement ficelé de Gillian (adaptant fidèlement son propre roman). Les retournements sont garantis, et le film s’avère parfois choquant. Même pour ceux qui savent tout des retournements de l’intrigue, l’exécution exceptionnelle du film garantit l’intérêt du début à la fin. Bref, Gone Girl s’avère sans conteste un film-événement… mais n’en faites pas pour autant votre choix de film à regarder pour vous détendre en amoureux !

Bientôt à l’affiche

Camera oscura est rarement aussi enthousiaste à l’approche de l’hiver, mais impossible de ne pas être impatient de voir le nouveau Tarantino, The Hateful Eight. De plus, Adam McKay s’intéresse à la crise du prêt hypothécaire de 2008 dans The Big Short et Michael Bay aspire à une nouvelle respectabilité avec 13 Hours. Finalement, Alejandro González Iñárritu tentera de faire suite au succès de Birdman avec The Revenant, un thriller de survie en pleine frontière américaine au XIXe siècle. De quoi se réchauffer avec du cinéma de haute qualité.

En attendant tout cela, bon cinéma !