Si un thème ressort de ce Camera oscura, c’est sans doute la façon dont un film sera perçu selon les circonstances entourant sa production ou sa parution. Un acteur peut-il laisser son personnage parler de son retour au premier plan ? Des suites peuvent-elles paraître (trop) longtemps après le film original ? Une comédie ridicule peut-elle avoir des conséquences sérieuses ? Une mégaproduction peut-elle devenir plus poignante après la mort tragique, en plein tournage, de son acteur principal ? Contexte et conséquences sont l’axe central de cette chronique.
Quand les assassins retraités reprennent du service
Certains clichés cinématographiques peuvent s’éclipser pendant des années avant de mieux revenir. Un phénomène analogue peut affecter la carrière de certains acteurs ; surexposés, certains choisissent de se faire discrets ou de s’intéresser à des projets différents dans l’espoir que le public les redécouvre. C’est une stratégie qui fonctionne bien pour l’acteur Matthew McConaughey, qui a réussi à complètement changer son image et est désormais perçu comme un acteur sérieux.
Denzel Washington n’est pas de ces acteurs qui ont besoin de s’éclipser. Sa persona à l’écran – un homme un peu dangereux, mais au compas moral fiable – est assez stable et passe-partout pour lui valoir régulièrement des rôles sur mesure. Quand The Equalizer [Le Justicier] exige les services d’une vedette pour jouer le rôle d’un assassin retraité qui reprend du service, Washington est évidemment parfait pour le rôle. Avec son crâne rasé de près, il est immédiatement crédible en homme mystérieux tentant de mener une petite vie anonyme, avant qu’un événement le contraigne à utiliser ses talents particuliers pour dispenser une justice bien méritée : notre valeureux justicier reprend les armes après qu’une jeune amie a été tabassée par des proxénètes russes. Sa vengeance impitoyable l’amènera, comme il se doit, à exterminer une bonne partie du crime organisé de Boston.
The Equalizer est adapté d’une série télé des années 1980, et le poids d’une formule familière alourdit un film bien exécuté, mais guère original. Washington est irréprochable, mais son personnage sort tout droit d’un manuel de clichés : son hésitation à reprendre ses vieilles habitudes n’est que passagère, le scénario ne lui complique pas trop la vie par des questionnements moraux ambigus, et il n’est pas vraiment permis de douter de la justesse de ses actions.
Dans ce contexte, The Equalizer devient un exercice sans joie. Le troisième acte voit s’affronter héros et criminels russes avec une grosse artillerie, mais le but du film est depuis longtemps évident : The Equalizer va d’une scène de vengeance à une autre, multipliant les scènes de violence surfaite. Le réalisateur Antoine Fuqua est un vétéran du thriller (une précédente collaboration avec Washington, Training Day, avait valu à l’acteur un Oscar du meilleur premier rôle), mais ses plus récents films (particulièrement Olympus Has Fallen) versent trop souvent dans une violence excessive qui dépasse de loin les demandes élémentaires du scénario. Malheureusement, la combinaison formule-familière/violence-sanguinolente donne un résultat peu attrayant : le film est trop banal pour être intéressant, et la substance du scénario ne justifie par le carnage. On reste avec un thriller compétent, mais éminemment ordinaire.
On pourrait donc croire qu’il est impossible de réanimer le sous-genre de l’assassin-retraité-reprenant-du-service, ou que la violence excessive est toujours mauvais signe… C’est sans compter d’autres exemples, tel John Wick [v.f.], qui apporte quelques nuances bienvenues.
Car malgré un ton sombre, personne n’osera prétendre que John Wick est un film sérieux. Dès les premières minutes (surchargées de pathos), nous assistons à une romance en accéléré entre un homme mystérieux (John Wick, joué par Keanu Reeves, secrètement un assassin si terrifiant que la seule mention de son nom fait taire les criminels endurcis) et une jeune femme qui meurt presque aussitôt d’une maladie incurable. Le dernier cadeau de cette dernière à son mari est un adorable chiot censé lui rappeler les bonnes choses de la vie. Or, une confrontation entre Wick et le fils d’un caïd mène au passage à tabac de Wick… et à la mort du chiot. Ça n’en prend pas plus pour justifier le reste du film : sa vengeance impitoyable l’amènera, comme il se doit, à exterminer une bonne partie du crime organisé de New York.
Si la prémisse du film paraît ridicule sur papier, il en va tout autrement à l’écran. Car le monde de John Wick n’est pas le nôtre : c’est un univers tiré de bandes dessinées, où les assassins sont rémunérés en pièces d’or, où ils ont un hôtel pour faire leurs affaires, et où des spécialistes se chargent de nettoyer la scène après la boucherie. C’est un film où le facteur cool prime par-dessus tout, avec des angles de vue inusités et des personnages tous plus grands que nature. Savamment orchestré par David Leitch et Chad Stahelski, deux spécialistes en cascades aux commandes de leur premier film, John Wick présente de longs plans où l’action déroule en continu. Il est dominé par des petits détails qui rehaussent la crédibilité, notamment des rechargements en pleine fusillade ou bien la tendance du héros à tirer sur ses cibles en pleine tête. À une époque où les films d’action deviennent un peu paresseux par un montage charcuté ou une exécution sans vie, John Wick se distingue par la seule force de son style. Le montage en soi est une des forces narratives du film, enchaînant des scènes convenues en une mosaïque dynamique.
On ne dira pas assez de bien de la décision de confier le rôle principal à Keanu Reeves : il n’est pas le plus polyvalent des acteurs, mais a beaucoup d’expérience des films d’action et la réputation positive d’être un ami de la confrérie des cascadeurs, il est prêt à se plier aux caprices de réalisateurs avec une vision et sait comment construire un film d’action. (Pour s’en convaincre, on jettera un coup d’œil sur Man of Tai Chi, un film d’arts martiaux qu’il a réalisé avec brio.) C’est encore lui qui a utilisé ses contacts pour dénicher les coréalisateurs du film et son rôle est très revitalisant, après quelques années à se faire discret. Si Washington n’avait pas vraiment besoin de The Equalizer pour maintenir sa stature, Reeves avait besoin d’un film comme John Wick après des résultats mitigés, comme ce fut le cas pour 47 Ronin. Quand Wick déclare sans fléchir à son adversaire que « People keep asking if I’m back and I haven’t really had an answer, but yeah, I’m thinking I’m back », il n’est pas difficile de penser que le personnage parle autant pour l’acteur que pour lui.
Au moment de boucler cette chronique, on annonce des suites aux deux films. Mais alors que la perspective d’un The Equalizer 2 provoque la vision d’un plat ordinaire réchauffé deux fois, celle de John Wick 2 attise plutôt la curiosité. À voir l’enthousiasme critique et populaire qui a accueilli ce film, que pourrait réserver une suite ? Évidemment, il ne faudrait pas attendre trop longtemps…
Suites périmées
L’appétit légendaire de Hollywood pour les valeurs sûres n’est jamais aussi manifeste que dans sa manie d’annoncer des suites à des films qui n’en ont pas besoin. Mais à une époque où les films les plus vus sont des suites, des adaptations ou des remakes, inutile de s’offusquer : mieux vaut espérer que la suite sera compétente et qu’elle ne s’éloignera pas trop des qualités de l’original.
Cela dit, une suite compétente et respectueuse des atouts de son prédécesseur n’est plus suffisante pour plaire entièrement. Hollywood a compris comment réutiliser les atouts d’une franchise et le public n’est plus aussi facilement satisfait. La récente parution de deux suites techniquement convenables (mais trop longtemps attendues) a de quoi faire réfléchir quant à ces exigences grandissantes.
L’exemple le plus frustrant est sans doute Sin City : A Dame to Kill For [Sin City : J’ai tué pour elle]. À sa sortie, en 2005, Sin City avait fait sa marque en tant que transposition quasi parfaite de la bande dessinée hardboiled de Frank Miller au grand écran. Sin City avait impressionné par son style, son attachement aux idéaux du noir, ses techniques de production novatrices et le sentiment que tous ceux impliqués dans la production du film, à commencer par les coscénaristes/réalisateurs Frank Miller et Robert Rodriguez, s’étaient bien amusés. L’imagerie bien distinctive du film avait inspiré beaucoup d’émules, et une suite semblait immédiatement assurée.
Mais les choses ne se sont pas déroulées aussi rapidement que prévu : Rodriguez et Miller se sont éparpillés dans d’autres projets, le studio Miramax a changé de propriétaire, et le fer est devenu froid. Quand la suite fut finalement mise en branle, huit ans après l’original, les réactions ne furent pas particulièrement enthousiastes. Frank Miller avait acquis une réputation de misogyne réactionnaire, alors que Rodriguez avait passé la dernière décennie à ressasser des poncifs semblables. Personne ne semblait pressé de revoir la même chose.
Heureusement (ou malheureusement) « la même chose » est le but visé et atteint par le film. L’imagerie noir et blanc simplifiée est de retour, tout comme le ton hardboiled et une bonne partie des personnages (même si certains sont interprétés par des acteurs différents). Mais le public en redemande-t-il autant ? Il est difficile d’être réfractaire au nihilisme violent de Sin City, d’autant plus que cette suite semble déterminée à corrompre tout ce qui y était sympathique : une héroïne dont l’innocence était un objectif-clé du film précédent est ici violentée, au point de devenir un instrument de vengeance. Ailleurs, des personnages moraux ou sympathiques sont exterminés par les vilains, et personne ne s’en tire mieux qu’une brute sanguinaire indestructible censée être le héros du film. Comble de la surenchère dégoulinante, le film comporte une séquence de quatre-vingt-dix secondes où les décapitations se succèdent avec effets sonores grotesques à l’appui. Il faut définitivement être vendu à l’esthétique du noir pour apprécier des dialogues si surfaits qu’ils frôlent la parodie plus que le pastiche. Évidemment, la foule qui avait vu l’original a vieilli d’une décennie, et elle possède un peu plus de maturité, voire même des idéaux constructifs. Considérant les résultats du box-office désastreux (les recettes ont à peine égalé la moitié du budget de production), on peut seulement constater que le moment où cette suite aurait été bien accueillie est depuis longtemps passé.
Sin City : A Dame to Kill For n’est pourtant pas un échec. Le style visuel du film est toujours d’une force impressionnante, bien qu’émoussé par l’impact laissé par le premier film. On peut se laisser momentanément porter par le charme de certains personnages, avant que leur corruption ne soit évidente. Robert Rodriguez a beau se répéter, certains de ses trucs demeurent toujours intéressants, surtout si on les compare à ceux d’autres réalisateurs plus pédestres. On appréciera aussi la prestation d’Eva Green dans le rôle éponyme : elle s’empare de l’écran avec une performance déjantée qui suggère un danger indéniable.
La performance de Green est d’ailleurs un des nombreux points en commun que Sin City : A Dame to Kill For partage avec 300 : Rise of an Empire. Deux suites tardives à des adaptations fortement stylisées de bandes dessinées de Frank Miller, où Eva Green vole la vedette – quelles étaient les chances d’un tel doublé ?
Car c’est en 2004 que le film 300 fait aussi sa marque avec un style visuel marquant, une surenchère d’ultra-violence, une prestation iconique de Gerard Butler et quelques répliques devenues depuis des clichés. Dix ans plus tard, 300 : Rise of an Empire [300 : La Naissance d’un empire] renoue avec la même tradition, avec quelques ajustements au passage. Racontant une histoire avant, pendant et après les événements du premier film, Rise of an Empire s’aventure en mer pour des combats navals épiques, montre l’origine de l’antagoniste du film original et laisse à Eva Green toute latitude pour une autre performance remarquable en guerrière sans merci.
Si le film ne laisse guère une impression marquante, avouons qu’il comporte tout de même sa part de qualités. Le côté visuel demeure époustouflant et a le mérite de ne pas tenter de répéter les prouesses du premier film, préférant des affrontements en mer et une palette en bleu noir. Est-ce suffisant pour mériter le détour ? Les admirateurs du premier 300 savent déjà si et quand ils veulent en voir plus. En revanche, difficile de ne pas penser que le film aurait été plus marquant cinq ans plus tôt, pour battre le fer lorsqu’il était encore tiède. Mais au moment où Hollywood semble déterminée à transformer n’importe quelle flammèche d’intérêt populaire en brasier profitable, parions que Sin City et 300 ne seront pas les derniers à mériter des suites tardives. À une époque où une bonne partie des visionnements de film se fait par l’entremise du numérique et où les dates de sortie sont de moins en moins importantes, il n’y a que les cinéphiles aux trop longues mémoires et les chroniqueurs grincheux pour se souvenir d’époques cinématographiques distinctes…
Entrevue-choc
En d’autres circonstances, Camera oscura ne se serait pas attardé sur The Interview [L’Interview qui tue !] qui n’est, après tout, qu’une autre comédie-cannabinoïde ridicule mettant en vedette le duo Franco/Rogen, dans la lignée de Pineapple Express, Your Highness et This is the End. Personnages débiles, gags de bas étage, promotion des drogues douces, intention de satiriser des genres se prenant au sérieux, vulgarité mur à mur : rien de novateur, si ce n’est la prémisse où deux journalistes américains ont pour mission d’assassiner le dictateur nord-coréen Kim Jong-un… Une peccadille !
Ce n’est pas la première fois que les comédies américaines s’en prennent à des dictateurs. L’exemple de The Dictator, de Charlie Chaplin, se moquant ouvertement d’Adolf Hitler dès 1940, continue à faire école. Plus récemment, Hot Shots Part Deux (1993) présentait une parodie de Saddam Hussein qui se transformait finalement en Terminator de métal liquide, alors que Team America : World Police (2004) s’intéressait (fatalement) à Kim Jong-il, père de Kim Jong-un. Peccadille, disions-nous…
Oups… avons-nous vraiment dit « peccadille » ? Le gouvernement nord-coréen, lui, ne l’a pas vu ainsi. Alors que s’achevait la production du film et que les détails de l’intrigue devenaient publics, les grondements sont devenus de plus en plus lourds. En juin 2014, le gouvernement nord-coréen a émis une condamnation sans équivoque du film, promettant vengeance si le film trouvait son chemin en salle. En juillet 2014, ce fut au tour de l’ambassadeur de la Corée du Nord aux Nations Unies d’émettre une condamnation du film et d’exiger son retrait. En août 2014, The Hollywood Reporter rapporta que des changements mineurs faits au film par le studio de production Sony visaient à adoucir les réactions nord-coréennes.
Puis, en novembre 2014, l’épopée prit une tournure que personne n’aurait pu prédire. Des hackers anonymes se mettent à distribuer de l’information confidentielle subtilisée au studio Sony. Courriels entre dirigeants du studio, producteurs, réalisateurs et vedettes, bases de données de ressources humaines, copies de films pas encore parus en salle… Jour après jour, de nouvelles informations filtrent et embarrassent Sony. Si l’identité des pirates est toujours un mystère, plusieurs pensent y voir une « signature » propre aux groupes de cyberattaquants associés au régime nord-coréen. (D’autres pensent toujours qu’il s’agit d’une attaque facilitée par des ex-employés du studio.) De nombreux courriels au sujet de The Interview sont rendus publics, offrant un accès privilégié à la production du film et aux réactions de Sony devant les déclarations nord-coréennes.
Puis, le 16 décembre 2014, deux jours avant la première diffusion publique du film et un peu plus d’une semaine avant sa sortie en salle, autre revirement : un message anonyme, possiblement lié aux cyberattaqueurs, promet des attaques similaires au 11 septembre 2001 dans les cinémas montrant The Interview. Malgré la crédibilité chancelante de cette menace, plusieurs cinémas décident de ne pas le montrer. Le 17 décembre, constatant que le film ne sera pas diffusé sur les milliers d’écrans initialement prévus, Sony décide de libérer les chaînes de cinéma de leurs obligations contractuelles par rapport au film et annule sa parution jusqu’à nouvel ordre.
C’est alors que s’emballent les médias, sociaux ou traditionnels, au sujet de la sortie du film. Les terroristes ont gagné ! disent les uns. À bas la censure ! clament les autres. Des centaines d’éditoriaux sont écrits et publiés. Même le président des États-Unis, Barack Obama, déplore la réponse des studios Sony durant un point de presse, le 19 décembre. Tentant de sauver la face, Sony permet, le 23 décembre, la distribution du film sur trois cents écrans de cinémas indépendants… et organise en catastrophe la distribution du film à travers les plateformes numériques Google Play, Xbox Video et YouTube à temps pour le 25 décembre. Ces efforts de dernière minute portent fruits de manière surprenante : nombre de cinéphiles font du visionnement du film un devoir de patriote et The Interview bat d’un coup tous les records de box-office numérique, accumulant près de 40 millions de dollars en redevances pendant le mois suivant sa sortie. (Pendant ce temps, les menaces d’attaque se sont avérées sans fondement.)
Au milieu de cette abracadabrante épopée, qu’en est-il du film ? Évidemment, la controverse ne s’est pas créée autour d’un futur classique : The Interview reste dans la lignée des précédents films de Rogen et Franco, soit un film moyennement divertissant qui se complaît dans sa propre vulgarité. Consciemment stupide, c’est un film qu’il vaut mieux voir tard le soir, sans grandes attentes et avec des capacités cognitives amochées.
Cela dit, il faut concéder quelques qualités au film. Le rythme est rapide, le scénario de Rogen et Ethan Goldberg (deux Canadiens, note-t-on) astucieux et les gags audacieux se succèdent, Rogen et Franco forment un bon équilibre (d’autant plus que, pour une fois, Rogen joue le plus responsable des deux et Franco l’imbécile de service), la bande sonore est impeccable et le poli visuel du film est surprenant – surtout étant donné son budget relativement modeste.
À un niveau plus intellectuel, on remarquera la collision entre le sublime et le ridicule de ce récit de deux soi-disant journalistes peu futés manipulés par la CIA pour assassiner Kim Jong-un. L’humour le plus réussi du film consiste à voir les poncifs très sérieux des thrillers être maltraités par des acteurs aussi vulgaires que possible. Malgré le côté peu raffiné des gags, même les spectateurs les plus sceptiques seront surpris de rire à des moments d’un ridicule consommé. On remarquera aussi au passage une interprétation magnifique de Randall Park, qui infuse à son Kim Jong-un une personnalité momentanément sympathique avant que ne soit révélée la déplaisante réalité. On restera mal à l’aise devant plusieurs des gags les moins réussis ou devant la violence gratuite de certains moments, mais The Interview est un film qui réussit à atteindre ses propres objectifs et qui représente tout de même un divertissement sûr.
Par ailleurs, le contexte entourant The Interview demeure plus intéressant que le film lui-même. Les péripéties lors de la parution du film – plaintes officielles d’un régime national, cyberattaques, président critiquant un studio hollywoodien, distribution numérique quasi instantanée – nous mènent à ne plus douter vivre en plein futur ! Au moment d’écrire ces lignes, à peine six mois après la sortie du film, l’héritage laissé par The Interview en est moins un de cybermenaces que de stratégie de distribution numérique viable pour une production hollywoodienne. Les visionnements en salle étant en perte de vitesse en raison de la consommation de films par chaînes numériques, les grands studios cherchent constamment des alternatives plus profitables… La sortie directe en numérique était, jusqu’ici, réservée aux plus petits films. Mais le succès de The Interview a été remarqué, et il aidera certainement à changer les choses. Qui l’aurait prédit ?
Dernier tour de piste
C’est en novembre 2013 qu’est décédé l’acteur Paul Walker dans un accident d’automobile aussi soudain que tragique. Depuis, Camera oscura a mentionné son nom à quelques reprises, de manière souvent sympathique, sans toutefois s’attarder à sa disparition. Une des raisons de cette retenue était que nous souhaitions attendre la sortie de ses derniers films pour porter un jugement sur l’ensemble de son œuvre.
Car Walker a été, surtout durant ses dernières années, un habitué des films pouvant intéresser Camera oscura. Après des premières années éparpillées entre séries télévisées, comédies adolescentes et films d’horreur à petit budget, Walker a trouvé sa voie avec son rôle de premier plan dans la série The Fast and the Furious. Elle a fait de lui une tête d’affiche, et les rôles qu’on lui offrait, alors que grandissait sa réputation, reflétaient une image enviable : un jeune homme ordinaire capable de jouer les héros d’action lorsque nécessaire. Sans faire preuve de versatilité dramatique, Walker était sympathique et crédible lors des scènes d’action. Ses prestations dans des films tels Takers, Vehicle 19 et Pawn Shop Chronicles étaient correctes, sans être spectaculaires, mais Camera oscura avait remarqué avec affection sa prestation de père endeuillé se démenant pour garder sa fille nouveau-née en vie durant l’ouragan Katrina dans le cauchemardesque Hours.
Brick Mansions [Assaut extrême], complété de son vivant, mais paru cinq mois après sa mort, montre bien qu’il était capable de rehausser le niveau d’un film plutôt moyen. Remake américanisé du film d’action français Banlieue 13, Brick Mansions n’est rien de plus (ou de moins) qu’un film d’action de série B : poursuites automobiles, fusillades, affrontements corps à corps et une généreuse dose de parkour qui avait fait de l’original un franc succès en 2004. Malgré les changements au scénario, difficile de renier ce remake ou de le trouver indigne de l’original : il est produit par la même équipe, réalisé par un membre de l’écurie Europacorp de Luc Besson (qui re-signe le scénario) et l’athlète David Belle est de retour dans le même premier rôle. Évidemment, ce qui passe bien dans un contexte français n’est pas toujours approprié pour le contexte américain, et si Brick Mansions a la bonne idée de transplanter son intrigue de Paris à Détroit (justifiant ainsi les ghettos clôturés où les autorités ne s’aventurent plus), il faut mettre son incrédulité de côté pour croire aux rouages ridicules de l’intrigue.
Heureusement, la mécanique des scènes d’action est un peu plus accessible. Belle a dix ans de plus, mais ses prouesses de parkour demeurent ahurissantes, et Walker est un bon compagnon de route quand vient le moment d’échanger des coups comme prélude à leur coopération. Si l’action est montée de façon plus saccadée que dans l’original, il reste quelques bons moments ici et là. Puisque le film est une coproduction canado-française tournée à Montréal, il y a même des surprises : l’actrice montréalaise Ayisha Issa s’y fait remarquer aux côtés du rappeur-acteur RZA, et on peut repérer quelques décors montréalais en arrière-plan. Cela dit, regarder le film en sachant qu’il s’agit là de la dernière performance de Walker entièrement complétée avant sa mort donne un pincement au cœur. À voir son ascension hollywoodienne depuis quelques années, on peut se demander de quoi il aurait été capable par la suite.
Pour pleinement célébrer Walker et sa carrière, mieux vaut cependant se tourner vers un requiem improbable : Furious Seven [Dangereux 7], septième volet de la série The Fast and the Furious. La série est dans la mire de Camera oscura depuis la toute première chronique en 2001, et son évolution en méga-monstre du divertissement automobile ne laissait certainement pas présager qu’un septième volet parviendrait à livrer à la fois un divertissement pleinement réussi et un hommage poignant à une tête d’affiche disparue. Et pourtant… constatons l’évidence.
Rappelons qu’à partir de Fast Five, la série avait carrément changé de cap, passant en mode spectacle d’action sans apologie ni embarras. Mettant vraisemblance et lois de la physique au rancart, la série avait combiné des acteurs sympathiques, des cascades époustouflantes, une thématique familiale prenante et une réalisation dynamique pour produire des films qui ne pourraient pas mieux représenter l’état du blockbuster hollywoodien contemporain. Walker était une composante essentielle de ce succès : ayant partagé la vedette de chacun des films de la série (mis à part le troisième), il en était indissociable au même titre que sa covedette, Vin Diesel. Sa mort dans un accident de voiture causé par la vitesse (il était passager) en plein tournage de Furious Seven a été un cauchemar : comment compléter la production du film sans un acteur aussi essentiel ? Comment lui rendre hommage et assurer une finale ultime à son personnage sans frustrer ou déprimer les spectateurs ? Comment répondre à tous ces objectifs sans être accusé d’exploitation, ou sans fatalement endommager le divertissement recherché par la série ? Défi impossible. La parution du film fut reportée de huit mois, les rumeurs se sont répandues : le film allait être radicalement réécrit. Les frères de Walker allaient aider à compléter le tournage du film, leurs visages modifiés par un peu d’infographie savamment employée. Pendant des mois, les amateurs de la série ont retenu leur souffle. Ce n’est qu’au visionnement du film que le succès de l’entreprise fut confirmé.
Car Furious Seven s’avère un film d’action complètement réussi. Le scénario bouge rapidement, jongle avec aisance avec une douzaine de têtes d’affiche, introduit sans heurts de nouveaux personnages (dont une hacker jouée par Nathalie Emmanuel, un antagoniste déterminé incarné par Jason Statham et surtout un mystérieux agent joué avec panache par Kurt Russell) et il multiplie les cascades quasi absurdes. Pour une série qui semble déjà avoir tout fait sur quatre roues, les séquences d’action automobiles situées dans des gratte-ciel d’Abu Dhabi (oui, vraiment) ont un charme aussi absurde qu’intense et justifient amplement le déplacement au cinéma pour les amateurs de pur spectacle. Une finale endiablée dans les rues du centre-ville de Los Angeles ramène la série là où elle a commencé. Du point de vue du pur divertissement, ce septième volet est une solide réussite, atteignant exactement ses objectifs et les attentes des admirateurs de la série.
Mais il y a plus. Car la série a fait de la famille (reconstituée) une clé de voûte thématique, et Furious Seven savait qu’il était impossible de laisser partir Walker sans souligner l’amertume de sa disparition précipitée. C’est pourquoi le film a été reconçu pour marquer sans équivoque le départ de Walker. Que l’on se rassure : son personnage disparaît de l’horizon de manière glorieuse, après avoir accompli sa mission, choisissant de s’occuper de sa femme et de ses enfants plutôt que d’effectuer d’autres tours de piste dangereux en compagnie de nos protagonistes. Tout est dans l’exécution : si les cinéphiles blasés devineront peut-être là où le tournage a dû s’adapter à l’absence de sa vedette (disparition de certaines séquences, scène d’action où son visage est obscurci, défauts d’infographie), peu resteront de glace en contemplant la coda du film, où le personnage de Walker prend, aussi littéralement que symboliquement, une fourche dans la route et suit son propre chemin. C’est donc ainsi que Furious Seven se termine, avec un moment d’émotion aussi prenant que surprenant, un hommage on ne peut plus digne à un acteur trop rapidement disparu.
Bientôt à l’affiche
À l’horizon, pour Camera oscura : de nouveaux sujets sur des idées familières. Au programme des prochaines chroniques : San Andreas, un film-catastrophe à grand déploiement ; une comédie s’inspirant des films d’espionnage avec Spy ; une autre comédie d’espionnage, The Man From UNCLE, inspirée, celle-là, d’une vieille série télévisée ; et finalement, un reboot que personne n’avait demandé, The Transporter Refueled. Seul espoir d’originalité : Big Game, un thriller finlandais où le président des États-Unis doit survivre en pleine forêt boréale en compagnie d’un adolescent de treize ans.
En attendant de voir le résultat, bon cinéma !
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au www.christian-sauve.com/.