Camera Oscura 53

 

Plus étrange que la fiction

La docu-fiction continue de fasciner les cinéphiles, et pour cause : la réalité est rarement aussi satisfaisante qu’une bonne structure dramatique inventée et elle est souvent truffée de coïncidences et de décisions bizarres qui seraient considérées invraisemblables en pure fiction. Dès qu’un film se déclare « inspiré de faits réels », on constate une panoplie de stratégies employées pour transformer une réalité embrouillée en fiction exemplaire.

L’approche la plus classique est sans doute de s’inspirer d’événements vécus pour créer des personnages tirés d’archétypes familiers et pour cartographier une structure dramatique en trois arcs sur fond de faits vérifiables. Cette technique est tout à fait appropriée dans le cas de The Monuments Men [Les Monuments Men], un film de la vieille école qui vise à présenter l’histoire méconnue de ceux qui, durant les derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale, cherchaient à retrouver et à préserver les œuvres d’art menacées de destruction ou subtilisées par les régimes de l’axe.

Sous la plume et la réalisation de George Clooney, et avec son visage connu, The Monuments Men donne l’impression d’un film de 1984 plutôt que de 2014, en partie à cause de son retour – autant rafraîchissant que frustrant – à un style cinématographique d’antan. Ici, pas de doutes révisionnistes : les alliés sont vertueux et les nazis sont pourris. La caméra se veut sage, les péripéties sont schématisées et les personnages n’ont qu’une ou deux caractéristiques distinctes. Les événements historiques sont généralement véridiques, mais les anecdotes vécues par plus de trois cents personnes sont comprimées et confiées à sept têtes d’affiche. Si ce n’était que de ça, The Monuments Men aurait pu être ordinaire mais satisfaisant. Mais ce qui endommage le film beaucoup plus qu’une approche sobre est un scénario éparpillé, mou, parfois même un peu ennuyeux. Des péripéties ne mènent nulle part, la tension se laisse longtemps attendre et le scénario a tendance à voler d’un épisode distinct à un autre.

 

On ne boudera tout de même pas les plaisirs offerts par le film : des acteurs tels Clooney, Matt Damon, Bill Murray, John Goodman, Cate Blanchett… ça ne se refuse pas, pas plus qu’une approche qu’on aurait tendance à désigner comme destinée aux adultes plutôt qu’aux adolescents. Les progrès récents de l’infographie permettent au film de présenter des décors de destruction beaucoup plus complexes qu’un film au budget aussi moyen n’aurait pu se le permettre il y a quelques années et, en tant qu’introduction au travail inusité des véritables « Monuments Men », le tout n’est pas trop mal. En revanche, on voit clairement où et comment tout aurait pu être mieux mené pour rendre justice à son sujet.

En comparaison, 12 Years a Slave [Esclave pendant douze ans] semble se donner des objectifs plus ambitieux et les atteindre de manière saisissante. Adapté d’un témoignage publié en 1853, ce film du réalisateur afro-américain Steve McQueen se donne comme mission de faire revivre l’horreur de l’esclavage de l’époque pré-Guerre civile, du point de vue d’un homme libre noir kidnappé et coincé dans un système où même la vérité ne saurait le libérer. Autant le témoignage original de Solomon Northup était conçu pour outrager ses lecteurs, autant 12 Years a Slave est construit pour faire vivre deux types de torture : celle, bien personnelle, du protagoniste (interprété de manière convaincante par Chiwetel Ejiofor) qui est contraint à un travail servile sous peine de châtiments terribles, mais aussi celle d’un système sans aucune pudeur au-delà même des États-Unis. Un système créant des conditions où il était préférable pour un homme libre de se taire et de subir douze ans d’esclavage plutôt que de parler et de se faire sommairement exécuter. Un système où même des hommes bons et croyants étaient complices de cette mascarade. Un système qui transformait des humains en marchandise.

 

C’est une chose que d’apprendre ces horreurs via les manuels d’histoire ou une longue série de commémorations. C’en est une autre que d’être plongé dans le cauchemar à l’aide de violence graphique, de longs plans conçus pour entretenir l’agonie et de détails démontrant la complexité machiavélique d’un système encourageant des comportements abominables. 12 Years a Slave n’est peut-être pas un pur exemple de thriller comme ceux qu’aborde souvent cette chronique, mais on y retrouve violence, crime… et une dérangeante absence de châtiment pour ceux qui s’acharnent sur notre protagoniste. Pire encore : selon les historiens consultés, c’est un film qui présente de manière assez fidèle la pleine horreur de l’esclavage. Solomon Northup n’était pas un personnage de fiction ; il a véritablement vécu douze ans comme esclave, loin de sa famille. De quoi déranger beaucoup plus qu’une série de tueurs psychopathes inventés.

On notera tout de même que Northup était un homme admirable, et qu’il vivait il y a suffisamment longtemps pour que la moralité de son épopée ne soit plus ambiguë à nos yeux. Ce n’est pas le cas de Julian Assange, fondateur du site WikiLeaks et cypher-punk avoué. Actualisation des fantasmes cyber-rebelles de la science-fiction des années quatre-vingt, Assange est, selon l’interlocuteur, soit un héros qui dévoile les secrets que les autorités veulent cacher, soit un dangereux inconscient qui laisse des principes idéologiques naïfs mettre en danger la sécurité de tous. L’épisode le plus célèbre de la saga WikiLeaks demeure le dévoilement de milliers de communications diplomatiques du gouvernement américain, un moment qui fournit à The Fifth Estate [Le Cinquième pouvoir] sa charpente dramatique, alors que le film décrit Assange de par les expériences de son ex-collaborateur Daniel Domscheit-Berg.

Dès son départ enivrant au sein de la communauté des hackers européens au tournant du millénaire, The Fifth Estate se laisse happer par la promesse de la transparence telle que préconisée par Assange (qui, ironiquement, se sert de duplicité pour donner l’impression que WikiLeaks est une organisation plus robuste qu’elle ne l’est en vérité). Est-ce que la libéralisation de l’information rendue possible par Internet est « un cinquième pouvoir » assurant une surveillance sur les médias ? Disons qu’à peine cinq ans après les événements, il est toujours difficile d’en être certain. Néanmoins, le réalisateur Bill Condon tente de donner à ses propos une ampleur historique et il multiplie les métaphores visuelles pour représenter l’espace virtuel dans lequel se déroule une bonne partie de son propos.

 

Pour les férus des adaptations réalité/fiction, l’aspect le plus intrigant de The Fifth Estate demeure le portrait ambigu d’Assange via un acolyte déchu, désillusionné par les failles d’un personnage donnant une impression initiale plus grande que nature. The Fifth Estate se permet un doute raisonnable sur son sujet d’étude – par exemple, en gardant une révélation aussi mesquine que symbolique (il se teint les cheveux en blond) pour la toute fin, comme un point d’exclamation. Assange a dénoncé le film, la plupart des cinéphiles l’ont ignoré (ce fut un échec commercial retentissant), mais il y a quelque chose de fort intéressant dans le résultat, surtout étant donné les propos du film et la conviction que The Fifth Estate aurait été de la pure science-fiction cyberpunk il y a quinze ans.

Si The Fifth Estate aurait semblé étrange dans les années quatre-vingt-dix, les faits vécus présentés par Bernie [v.o.a.] seraient, eux, ridicules peu importe l’époque. Scénarisé et réalisé par l’iconoclaste Richard Linklater, Bernie présente l’histoire invraisemblable du « vrai bon gars » Bernie Sanders, aimable saint des saints, fortement impliqué dans sa communauté, incroyablement généreux et affable jusqu’à la moelle de ses os. Mais voici qu’un concours de circonstances fait naître une amitié avec une banquière houspillée par la communauté, mégère numéro un de la petite ville de Carthage, Texas. Au fil des ans, Bernie devient son compagnon constant, tolérant sa méchanceté gratuite et ses exigences croissantes en échange d’un train de vie enviable.

 

Mais un jour, pour des raisons que le film hésite à éclaircir, Bernie craque et canarde la mégère de cinq balles, puis cache son corps dans un congélateur dans son garage. Lorsque la victime est découverte après des mois de mensonges, la petite communauté finit par se liguer autour de… Bernie. Ceux qui croient qu’il a fait le coup pensent qu’il avait de bonnes raisons d’agir ainsi. Quand le procureur réalise qu’aucun « jury de ses pairs » à Carthage ne voudra condamner le présumé tueur, il fait déplacer le procès des kilomètres plus loin pour éviter un préjudice trop favorable.

L’histoire est rocambolesque, et la façon dont le film choisit de traiter le sujet l’est encore plus : entremêlant des entrevues avec les membres de la communauté, des acteurs et une recréation dramatique des faits, Bernie mélange fiction et réalité jusqu’à la toute fin, et même un peu plus, quand on apprend que, depuis la sortie du film, le véritable Bernie Sanders a été relâché sous probation… à condition de demeurer chez Linklater ! En traitant d’un fait divers bizarroïde, Bernie offre un souffle d’air frais et les jeux d’acteur de Jack Black, Shirley MacLaine et Matthew McConaughey (dans une autre pièce-clé de sa « McConnaissance ») ne sont pas à renier non plus. Un petit film, mais vif d’esprit et plutôt bien ficelé. Sa fidélité aux faits vécus est plus haute que la moyenne.

On n’en dira pas autant de The Devil’s Double [La Doublure du diable], sombre détour en Irak au début des années quatre-vingt-dix pour raconter l’histoire invraisemblable d’un homme ordinaire devenu doublure de Uday Hussein, fils sadique du dictateur en place à ce moment. Jouer le double n’est pas une mauvaise occupation (surtout sachant l’opulence dans laquelle vivaient les Hussein à l’époque), mais c’est sans compter la personnalité d’Uday, un véritable monstre sans limites qui n’hésite pas à prendre qui il veut sans aucune restriction. Son double assiste aux pires excès, et sa conscience le mène inévitablement à la trahison.

 

En tant que regard sur le quotidien d’un fils de dictateur qui se croit tout permis, The Devil’s Double mérite un peu d’attention médusée. La réalisation de Lee Tamahori ne casse rien et le scénario souffre de quelques pointes de violence excessives au milieu d’une progression dramatique familière, mais le film bénéficie d’une extraordinaire double performance de Dominic Cooper et d’une atmosphère inhabituelle. En revanche, des avertissements s’imposent pour ceux qui seraient tentés de considérer ce film comme autre chose qu’une œuvre de fiction. Si The Devil’s Double est basé sur un livre écrit par Latif Yahiya, des journalistes enquêtant sur ses dires ont été incapables de trouver des preuves qu’Uday utilisait des sosies et que Yahiya est qui il prétend être. Fiction, réalité, fiction-réalité ? Peut-être est-il préférable d’y voir une fabulation basée sur un contexte historique réel…

 

Pour nous réconcilier avec la docu-fiction, on terminera ce survol en parlant de l’énergie de Rush [v.f.]. Bien que dépourvu d’éléments criminels, le suspense du film est indéniable. Ce dernier s’intéresse à la rivalité entre le conducteur britannique James Hunt et son collègue autrichien Niki Lauda pendant la saison 1976 de Formule 1. Nul besoin de rehausser la sauce dramatique quand les faits documentés sont aussi éloquents : des personnalités opposées, des accidents spectaculaires, des revirements de mi-saison et une course finale au Japon qui fournit suffisamment d’éléments de drame pour conclure un film hollywoodien… Le réalisateur Ron Howard n’est pas étranger aux docu-drames (on se souviendra de son travail sur Apollo 13), et Rush a été conçu de manière méticuleuse pour nous plonger dans le feu de l’action.

Si le film n’est pas parfaitement fidèle à la réalité (Hunt et Lauda étaient, en réalité, beaucoup plus amicaux que ne le montre le film), il est présenté de manière instantanément crédible, enchaînant les incidents vérifiables pour former une structure autour de laquelle se déroulent des moments intimes un peu plus imaginaires. Rush bénéficie d’un scénario fort réussi et d’une réalisation énergique de Howard, mais dépend surtout du charisme exceptionnel de Chris Hemsworth en Hunt et de Daniel Brühl en Lauda. Rush est aisément un des meilleurs films de course automobile depuis longtemps, offrant un regard substantiel sur l’esprit de deux conducteurs de pointe et sur les décisions qu’ils doivent prendre sur la piste. Rush fait mieux que de s’inspirer de faits vécus : il nous plonge dans ce que c’est que de vivre ces événements, au point d’être intéressant même pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’intérêt pour la course Formule 1. On n’en demandera pas plus, ni en conception, ni en exécution.

 

Comment rater une bonne cible

Que ceux qui sont à la recherche de recommandations passent à la prochaine section de cette chronique, car celle-ci s’intéresse uniquement aux déceptions. Si un film entièrement mauvais est désolant, un film qui commence bien pour mal se terminer est enrageant. Et il n’y a pas qu’une formule pour mal conclure ce qui avait pourtant si bien débuté.

 

La façon la plus simple de louper ce qui était prometteur est sans doute de produire une suite inutile. L’annonce d’un Die Hard 5 (disponible depuis sous le titre A Good Day to Die Hard [Une belle journée pour crever]) avait de quoi réjouir : si les quatre premiers volets de la série étaient de qualité inégale, les pires d’entre eux étaient tout de même des films d’action nourris, enjolivés par la performance sympathique de Bruce Willis en tant que policier blasé (John McClane), plongé malgré lui au centre de complexes complots. Il y avait donc de quoi espérer autant d’un cinquième volet.

Mais dès les premières minutes du cinquième volet, quelque chose cloche. McClane n’est plus plongé malgré lui dans une situation difficile : il cherche à secourir son fils incarcéré à Moscou. Alors que s’activent les rouages de l’intrigue, la situation devient de plus en plus ridicule et l’intérêt s’effiloche : McClane junior s’avère être un agent de la CIA, le complot implique des oligarques russes et même la conclusion, située dans les ruines de Pripiat (ville avoisinante de Tchernobyl, maintenant abandonnée), ne parvient pas à captiver. Car au-delà des moteurs défaillants de sa prémisse, A Good Day to Die Hard loupe surtout son exécution : les dialogues sont ordinaires, les péripéties sont sans charme, McClane est étonnamment déplaisant (passant tout son temps à maugréer qu’il est en vacances, insultant la Russie au moindre prétexte) et la réalisation de John Moore est incapable de créer du suspense ou même un intérêt soutenu. Une poursuite automobile à grande échelle à travers Moscou n’est qu’une accumulation brutale de plans charcutés, et le spectateur peine à comprendre ce qui s’y passe. Pour une série fondée sur des scènes d’action limpides, voire souriantes (on se souviendra de l’Ode à la joie utilisée dans le premier film), ce cinquième Die Hard s’avère un héritier indigne, raté du début à la fin malgré un pedigree prometteur. Il est préférable de prétendre que le film n’existe pas.

Mais les suites inutiles ne sont qu’une façon spécifique de rater ce qui aurait dû être réussi. Ce qui est aussi commun, c’est de voir une prémisse intéressante dégénérer dans un troisième acte bien générique. C’est ce que certains critiques ont appelé le problème des prémisses convergentes, ou comment la schématisation des scénarios fait en sorte que peu importe la fraîcheur de la prémisse, elle ne mène habituellement à rien de plus intéressant qu’une autre bagarre à poings nus entre héros et vilain – préférablement au-dessus d’un grand trou.

 

Ainsi, The Call [L’Appel] démarre bien, présentant une prémisse riche en possibilités en s’intéressant aux employés du centre d’appel 911 de la ville de Los Angeles. Ces répondants sont aux premières lignes des crises et des crimes de la ville. L’héroïne reçoit un appel d’une victime de kidnapping : enfermée dans le coffre d’une automobile avec un téléphone cellulaire, la kidnappée doit collaborer avec la répondante assise au centre d’appel pour savoir où elle se trouve et mobiliser les policiers vers elle. La longue séquence qui suit s’avère non seulement le cœur du film, mais une petite pièce d’anthologie de suspense, imaginative et bien tournée, du rarement-vu rafraîchissant utilisant des technologies contemporaines à bon effet.

Malheureusement, cette lancée ne dure pas. Alors que le troisième acte commence, on constate avec une résignation croissante que la fraîcheur même de la prémisse de The Call s’anéantit au moment où l’héroïne décide de prendre l’enquête en main et d’aller fouiner sur les lieux du crime. Est-ce une grande surprise quand elle finit par voir ce qui avait échappé à une équipe d’enquêteurs spécialisés et à trouver la tanière du tueur, découvrir la victime de l’enlèvement et affronter le vilain ? Si The Call profite d’un deuxième acte aussi intéressant qu’original, sa conclusion bien convenue aurait pu être insérée sans modifications dans une multitude d’autres films. Tel un ballon qui s’essouffle pour devenir une masse de caoutchouc mou, The Call s’avère incapable de soutenir les attentes créées par sa première heure.

 

C’est désolant, mais il y a pire. Imaginez un film qui passe une heure à construire un casse-tête prometteur… et qui ne se donne pas la peine de résoudre ses propres énigmes à temps pour le générique de la fin. C’est malheureusement le cas de Berberian Sound Studio [v.o.a.]. Le tout commence pourtant de manière intrigante : durant les années soixante-dix, un timide ingénieur du son britannique débarque dans un studio italien. On a demandé son expertise, mais ce n’est qu’à son arrivée, très loin de chez lui, qu’il découvre qu’on veut qu’il travaille sur un film d’horreur giallo. Entouré d’un producteur agressif, d’un réalisateur énigmatique, de techniciens taciturnes et d’actrices terrifiées, le protagoniste ne cesse d’être répugné par le travail qu’on lui demande. Mais il y a pire : est-ce que l’atmosphère trouble du studio présage une folie meurtrière ? Et au moment de se faire rembourser ses frais de voyage, pourquoi lui dit-on que le vol d’avion qu’il a pris pour arriver au studio n’a jamais existé ?

Vous pouvez imaginer une bonne chute réunissant ces éléments, et cette histoire de votre cru sera plus satisfaisante que le film, qui passe sa dernière demi-heure en énigmes de moins en moins cohérentes pour aboutir à une conclusion qui ne boucle rien. Le protagoniste est peut-être fou ; des meurtres se déroulent peut-être derrière des scènes. Mais aucune réponse n’est fournie au pauvre spectateur déboussolé. Ce qui est encore plus enrageant, c’est que Berberian Sound Studio possède un authentique intérêt. L’atmosphère est captivante, l’examen des techniques de bruitage cinématographique est fascinant et le techno-fétichisme de la technologie audio des années soixante-dix retient l’attention. Mais il faut plus que des images saisissantes et une atmosphère prometteuse pour satisfaire les exigences d’un public amateur de polar et friand d’intrigue soutenue.

Les failles de Berberian Sound Studio sont claires. Ce qui est plus embêtant, ce sont les films qui ont leur part de bons et mauvais côtés, mais qui parviennent, de manière très spécifique et délibérée, à exaspérer leur public. Un exemple instructif de ce genre de fouillis serait Pawn Shop Chronicles [Prêteur sur gage], un film à sketches qui a des points forts… et des moments tellement repoussants qu’ils entachent toute l’impression laissée par le film.

La prémisse de Pawn Shop Chronicles est implicite à son titre. Ici, trois intrigues tournent autour d’un prêteur sur gage et de ceux qui viennent lui vendre ou lui acheter des objets. La première intrigue s’intéresse au hold-up d’un laboratoire de méthamphétamine, mettant en vedette des rednecks philosophes, possiblement manipulés par La Mort voulant se distraire. La deuxième intrigue s’intéresse à un nouveau marié, qui trouve au magasin la preuve de la survie de sa première épouse disparue. La troisième porte sur un imitateur d’Elvis prêt à tout, y compris à une entente avec le Diable, pour raviver sa carrière.

 

Pour un film à petit budget passé presque inaperçu au cinéma, Pawn Shop Chronicles a pourtant sa part de qualités. La réalisation est dynamique, le film est confié à des acteurs connus qui semblent bien s’amuser et l’anarchie narrative du scénario finit par conduire quelque part. On notera en particulier l’intérêt de la deuxième sous-intrigue, une histoire de vengeance impitoyable dans laquelle Matt Dillon livre une performance carrément Bruce-Campellienne à la recherche de son ex-épouse disparue. La révélation de son état (et de l’identité du sadique qui l’a causé) est un moment mémorable à peine endommagé par une chute anticipée des minutes à l’avance.

Mais c’est souvent dans les qualités que s’amorcent les défauts, et c’est ainsi que les dernières quelques minutes de Pawn Shop Chronicles finissent par miner ses meilleurs moments. Car alors que les trois intrigues se dirigent vers une finale littéralement pleine de feux d’artifice, la conclusion ne réussit pas vraiment à créer une union plus grande que ses composantes. Surtout, le sadisme sexuel de l’antagoniste de la deuxième intrigue est non seulement pardonné par sa réapparition en pleine conclusion, mais récompensé par un retour aux horreurs que l’on croyait anéanties. Cet élément de méchanceté particulièrement incongru anéantit la boussole morale du film et, ainsi, son impact envers les spectateurs plus critiques.

Car rater un film, c’est surtout trahir des promesses faites plus tôt. Qu’il s’agisse d’un titre qui repose sur des succès passés, d’un potentiel d’originalité suivi par de l’ordinaire, d’une intrigue laissée en suspense ou de renier les acquis des personnages d’une histoire, faire des promesses ne suffit pas – il faut bien les remplir.

 

Prisoners

Prenons un moment pour célébrer bien haut la réussite du réalisateur québécois Denis Villeneuve avec Prisoners [Prisonniers], un thriller qui s’attaque à des sujets difficiles sans se complaire en réponses faciles.

 

L’inconfort commence dès que la prémisse du film devient évidente : deux jeunes filles sont kidnappées en plein jour, disparaissant abruptement du foyer familial et laissant les parents dans une incertitude insupportable. L’enquête trouve rapidement un suspect, mais les preuves manquent et celui-ci est relâché. Quand l’indignation des parents ne touche plus les policiers, le père d’une des fillettes décide de prendre les choses en main et il kidnappe le suspect pour le torturer et lui faire avouer où sont les fillettes. En parallèle, un policier fera des découvertes encore plus troublantes, impliquant une série de disparitions au fil des années…

À la lecture de ce synopsis, il est naturel de ne rien espérer de particulièrement réjouissant de Prisoners. Tous, y compris le public, sont prisonniers d’actes précédents, et le côté sombre du film se manifeste par une cinématographie qui se déroule en pleine nuit, sous la neige ou (au mieux) sous un ciel ennuagé. Les personnages vont à des extrêmes impossibles à pardonner, et le film n’hésite pas à montrer les résultats de cette violence.

Comme plusieurs polars dont les intentions dépassent le simple divertissement, il n’est pas simple de décider si Prisoners exploite autant qu’il illumine. La violence graphique aurait pu être adoucie, mais aux dépens de l’impact de plusieurs scènes. Quand on voit le résultat, avec des performances exceptionnelles de la part de Hugh Jackman en père déboussolé et Jake Gyllenhaal en policier tenace, il est difficile de ne pas admirer les choix de Villeneuve et leur impact.

Et sans trop en révéler sur la chute du film, disons seulement qu’après son sombre déroulement, Prisoners se conclut finalement sur une note d’espoir libératrice, d’autant plus bienvenue qu’il s’agit d’un film où tout pouvait arriver. Un choix sûr pour ceux qui recherchent un bon thriller.

 

S’en prendre à l’establishment

Les cinéphiles qui alternent entre superproductions hollywoodiennes et films de genre à petits budgets se retrouvent souvent confrontés à un paradoxe intéressant : les films hollywoodiens sont souvent mieux faits et plus agréables à regarder, mais les petites productions s’avèrent souvent plus audacieuses. Mais est-ce un paradoxe ou une corrélation logique ? Deux films récents, traitant à leur manière d’une colère contre l’establishment financier américain, offrent une piste de réponse.

 

L’offrande hollywoodienne à cette discussion s’avère être le thriller d’espionnage corporatif Paranoïa [v.f.]. Adapté assez librement du roman de Joseph Finder, le film trouve son amorce dans le malaise économique qui saisit les Américains à la gorge depuis septembre 2008. Alors qu’un jeune homme se voit confronté à son licenciement au moment où son père a besoin de soins médicaux dispendieux et où il est pratiquement impossible de se trouver un bon emploi, voilà qu’on profite de ces circonstances désespérées pour lui confier une mission dangereuse… Il doit infiltrer un compétiteur pour chiper ses secrets. Le tout sous fond de compétition entre deux vétérans de l’industrie high-tech (Harrison Ford, presque chauve, et Gary Oldman, presque terne). Le héros (Liam Hemsworth, qui ne se distingue pas particulièrement) préférerait ne pas être le pion dans ce jeu d’échecs, mais il n’a guère le choix. Entre des déclarations ronflantes au nom de sa génération et ses problèmes financiers dus à l’impitoyable système de santé américain, le voici acculé au mur.

S’il y a quelque chose d’intéressant à voir des questions sociales contemporaines devenir les éléments motivateurs d’un thriller, il faut avouer que le reste de Paranoïa est bien terne : les séquences de suspense sont génériques, le développement de l’intrigue est mécanique et, s’il y a un certain plaisir à voir Ford polir sa persona de vieux croûton bougonneur à l’écran, Hemsworth est pratiquement générique comme protagoniste et le reste du film offre bien peu à se mettre sous la dent. Malgré le poli technique de la production, Paranoïa ne réussit pas à atteindre son public et son titre finit par être d’une prétention ronflante. Oubliez surtout toute critique du système une fois le protagoniste mis dans son pétrin initial.

La comparaison avec Assault on Wall Street [v.o.a.] paraîtra, au premier abord, complètement honteuse. Après tout, il s’agit d’un film scénarisé et réalisé par Uwe Boll, un cinéaste dont la carrière est devenue un gag roulant d’adaptations de jeux vidéo universellement houspillés par la critique. À son crédit, Boll paraît comprendre sa place dans l’écosystème cinématographique (en 2010, il a ouvertement défié ses pires critiques à un combat de boxe et a profité de son expérience comme boxeur pour triompher du seul critique suffisamment téméraire pour accepter le défi) et il semble récemment se diversifier en projets un peu plus ambitieux que de simples films destinés à profiter des crédits d’impôt.

 

C’est ainsi qu’Assault on Wall Street va directement là où nul film hollywoodien n’ose aller : une dénonciation du système américain, des failles du système de santé à un régime judiciaire qui rend impossible le remboursement quand une fraude vide les comptes d’épargne de gens ordinaires. En une série de scènes parfois laborieuses, Boll prend soin de montrer comment un couple heureux est déchiré par les paiements requis par des traitements médicaux ; comment des investisseurs sans scrupule flambent leurs économies ; comment un veuf devenu sans le sou est incapable d’obtenir compensation de l’establishment ; et finalement comment il décide de se faire justice, arme automatique au poing.

N’espérez jamais voir une telle rage populiste à grand budget. Le film s’en étant le plus approché, Tower Heist, prenait soin de caricaturer son antagoniste et d’envoyer le justicier en prison pour avoir osé déstabiliser le système. Mais ici, Boll permet aux personnages de s’en tirer. Assault on Wall Street demeure dans les bas-fonds des films série B (réalisation pédestre, décors en toc, dialogues banals, montage hésitant – toutes des techniques destinées à maquiller un budget minimal), mais on y retrouve une fougue et une dénonciation des injustices d’une vitalité inhabituelle. Cela ne réhabilite pas Boll, les atrocités sur sa feuille de route demeurent (on se souviendra qu’il est provocateur et auto-publiciste avant tout – critiquer le système américain peut s’avérer un coup de publicité aussi calculé qu’authentique pour lui) et tout ça ne fera d’Assault on Wall Street rien de plus qu’un peu d’agit-prop socio-économique, mais c’est un rappel aussi valable qu’un autre comme quoi le cinéma intéressant a souvent tendance à se tapir tard la nuit sur des chaînes câblées plutôt que le vendredi soir au multiplex… Après tout, il y a une différence entre viser un large public et viser un public engagé…

 

Bientôt à l’affiche

Qu’est-ce qui devrait capter l’attention des amateurs de polar au cours des quelques prochains mois ? Horrible Bosses 2 promet de renouer avec les rires criminels du premier film. Le roman Inherent Vice, de Thomas Pynchon, sera porté au grand écran par l’inclassable Paul Thomas Anderson. Taken 3 offrira une autre occasion de voir Liam Neeson tout tabasser sur son passage, alors que Nightcrawler promet un regard satirique sur les médias américains, ainsi qu’une autre belle performance de Jake Gyllenhaal.

En attendant de voir ce qui tiendra la route, bon cinéma !

 

 

Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au www.christian-sauve.com/.