Êtes-vous prêts à vous déplacer ou à être dérangés ? Au sommaire de cette chronique Camera oscura : les périls des transports sur terre ou sur mer, des jeunes filles dont les agissements inquiètent et trois façons de commenter la dégénérescence de l’Amérique. Ce trimestre-ci, pas de repos pour qui que ce soit en salles obscures.
Les moteurs de l’intrigue
Cette livraison de Camera oscura est inhabituellement déprimante, alors commençons par le plus léger des films dont il sera question ici : Hit & Run [Délits et fuite], une comédie sympathique avec un amour certain des automobiles. Coscénarisé et réalisé par l’acteur Dax Shepard (qui en profite aussi pour y tenir la vedette aux côtés de son épouse Kristen Bell), Hit & Run raconte les péripéties d’un conducteur professionnel qui se voit replongé dans l’univers du crime (dés)organisé californien lorsque sa douce moitié cherche à obtenir un poste à Los Angeles. Évincé du programme de protection des témoins, notre héros est pourchassé par une longue liste d’ennemis dans un chassé-croisé complexe, ce à quoi on ajoutera un magot caché et quelques poursuites automobiles avec véhicules inusités.
Inutile d’avoir trop d’attentes quant aux scènes d’action du film : Hit & Run est avant tout une comédie criminelle, et seulement très accessoirement un film d’action. Son petit budget est suffisant pour réunir une bonne partie des amis du couple Shepard/Bell (dont des noms connus, tels Tom Arnold, Kristin Chenoweth et Bradley Cooper), mais pas pour détruire des autos : on parle plutôt ici d’une intrigue soutenue, d’un charme inhabituel, de dialogues surprenants, de personnages accrocheurs et d’un scénario nettement plus ficelé qu’on aurait pu le croire au début. Ce à quoi on ajoutera l’amour authentique de Shepard pour les automobiles (une bonne partie des véhicules provient de sa propre collection, ce qui explique d’autant plus le manque de casse) pour obtenir un film ensoleillé, par et pour les amateurs d’automobiles, mais accessible à tous.
On dira tout le contraire de Getaway [La Fuite], qu’il s’agisse des intentions, du ton ou de l’impact. Loin de la Californie, ce thriller se déroule lors d’une nuit d’hiver dans la métropole bulgare de Sofia. C’est là qu’un ex-pilote de course est manipulé par un criminel qui a kidnappé sa femme. Pour assurer sa survie, notre protagoniste doit conduire à toute vitesse dans une automobile haute performance pour défier les forces policières alors qu’un autre complot se trame.
La prémisse d’un film consacré aux automobiles n’a pas à être originale pour fonctionner. Quand le tout se veut un feu roulant de poursuites, de collisions et de fusillades, personnages et péripéties ne sont qu’une base à la véritable raison d’être du film : les scènes d’action. Malheureusement, Getaway est un échec, peu importe l’aspect du film dont il est question. L’intrigue n’a aucun sens, les personnages sont irritants (surtout celui de Selena Gomez, dont l’apparence inoffensive n’a rien à voir avec la mécano rebelle que propose le scénario) et les péripéties redoublent de stupidité.
Tout cela aurait été pardonnable si les scènes d’action étaient à la hauteur. Mais dès les premières minutes d’un montage incohérent, il est évident que le réalisateur Courtney Solomon n’a aucune idée de ce qu’est une réalisation efficace. Assemblé à l’aide d’un malaxeur, Getaway multiplie les plans, mais ne parvient jamais à donner une impression de continuité, de vraisemblance ou même de tension à ses scènes d’action. Des automobiles entrent en collision sans contexte, avec un agencement aléatoire d’angles de prises de vue exaspérant. L’exaspération cède place à la colère au fil des automobiles gaspillées dans un film incapable de créer le moindre divertissement. Getaway s’avère éventuellement un des films les plus minables de 2013 – et un exemple magistral de ce qu’il ne faut pas faire. Quelle perte de temps pour les têtes d’affiche Ethan Hawke et Jon Voigt ! Espérons que Solomon restera loin de la caméra à l’avenir – rares sont les films où le réalisateur peut être aussi directement blâmé pour la pauvreté du résultat.
En comparaison, même un film à petit budget mi-réussi tel Vehicle 19 [Aucun détour] est avantagé. Scénarisé/réalisé par le Sud-Africain Mukunda Michael Dewil et mettant en vedette Paul Walker dans l’un de ses derniers rôles avant sa mort prématurée (dans un accident d’automobile, rien de moins), Vehicle 19 nous emmène à Cape Town pour livrer un thriller à huis clos prenant entièrement place dans une voiture de location. Quand un quidam au passé trouble découvre un téléphone cellulaire, un pistolet, puis une avocate ligotée dans la fourgonnette louée à l’aéroport, il est clair que quelque chose de louche se passe. Notre protagoniste devra trouver une façon de s’en tirer, surtout quand toutes les forces policières de la ville sont après lui.
Une contrainte stylistique donne à Vehicle 19 un mérite particulier : à l’exception du plan final, tout est filmé depuis l’intérieur du véhicule, dont on ne voit pas l’extérieur. La caméra ne quitte jamais la fourgonnette elle-même. Cela crée une atmosphère claustrophobe : autant notre protagoniste est coincé dans le véhicule par les circonstances, autant le film ne s’éloigne jamais de cet espace restreint. Même les poursuites automobiles sont filmées de cette perspective inhabituelle, créant un effet d’étrangeté qui fait que Vehicle 19 se démarque de tant d’autres thrillers automobiles.
Le reste du film n’arrive hélas pas à être aussi intéressant que cet élément de la cinématographie. Malgré le respect dû à un homme décédé trop tôt, il faut avouer que Paul Walker n’était pas un acteur particulièrement subtil et le forcer à être au centre d’un tel film, c’est lui en demander un peu trop. Il n’est pas bien servi par un scénario aux dialogues ordinaires, une trame de fond boueuse, des péripéties parfois étranges et des décisions inexplicables prises par un protagoniste pas très futé. Les complications qui le retiennent dans sa voiture sont parfois bien artificielles, et la conclusion se contente d’être adéquate, sans plus. On admirera l’audace du concept du film, sans être toutefois bouleversé par le résultat.
Évidemment, lorsqu’on parle de films d’action automobile, le summum contemporain auquel tous sont comparés demeure la série Fast & Furious, dont le sixième épisode, Fast & Furious 6 [Rapides et dangereux 6], montre bien le chemin parcouru depuis le premier opus en 2001. Car si l’original (The Fast and the Furious) se voulait un petit film d’action de série B, destiné aux amoureux de la course automobile urbaine, la série a évolué vers un hybride action/thriller grand public où de gentils hors-la-loi collaborent avec les forces de l’ordre pour mener à bien des arnaques sans cesse plus élaborées. C’est Fast Five, prenant place à Rio de Janeiro, qui avait démontré la plus grande envergure de la série (avec décors exotiques et budgets faramineux implicites) et qui avait également récolté à la fois les meilleures recettes et les meilleures critiques de la série. Avec Fast & Furious 6, la franchise est fermement ancrée dans une nouvelle tradition : portée globale, scènes d’action délirantes, intrigue mettant en vedette un ensemble intéressant d’acteurs et beaucoup d’automobiles.
Pour ce sixième épisode, la série nous entraîne en Europe, et plus particulièrement à Londres, où une bande d’experts-cambrioleurs/conducteurs préoccupe les services secrets américains. Quand les héros de la série entrent en jeu, l’action a tôt fait de se déplacer en Espagne, où l’on profitera d’une autoroute et d’une (très) longue piste d’atterrissage pour assembler les séquences d’action les plus frappantes de la série jusqu’ici. De nombreux éléments assurent le succès de cet épisode : des acteurs auxquels il est difficile de résister (Vin Diesel et Dwayne Johnson ne donnent pas leur place, mais même les rôles plus modestes réussissent à obtenir de petits moments de gloire), ainsi que des scènes d’action imaginatives, tournées avec un poli technique évident et savamment assemblées dans un montage qui laisse les cascades parler d’elles-mêmes.
Le résultat est amusant, divertissant et parfois touchant, considérant la longue mythologie d’une série s’échelonnant maintenant sur une douzaine d’années. La scène finale apporte un tout autre regard sur le troisième film de la série et promet un septième épisode émotionnellement chargé. Car même si l’accent est mis sur les bolides, les moments forts de la série ont presque toujours une résonance émotionnelle : depuis le quatrième opus, on insiste sur l’aspect familial de la bande de hors-la-loi autour de laquelle tourne la série. La finale du sixième volet montre bien à quel point le public s’est attaché aux personnages de la série.
Comme quoi, malgré ce que certains cyniques peuvent penser, personnages et intrigue soutenue ne sont pas optionnels, même dans des films dont le but avoué est de casser le plus de véhicules possible. Après tout, il faut bien quelqu’un pour choisir une destination et tenir le volant, n’est-ce pas ?
Périls marins
Pour nombre de lecteurs définitivement terrestres d’Alibis, la mer peut être un environnement aussi insolite qu’inquiétant. Qui sait ce qui se cache sous les mers, surtout lorsque les nuages apparaissent à l’horizon ? Trois films à suspense sur les dangers maritimes auront de quoi garder les cinéphiles sur la terre ferme.
Le moins bon de ces trois films, Dark Tide [v.o.a.], nage en eaux familières en mettant en vedette des requins. Un an après la mort brutale de l’associé d’une plongeuse professionnelle dans une attaque de requins, celle-ci se voit contrainte de plonger de nouveau lorsqu’un riche client lui offre le magot dont elle a besoin pour éviter la faillite. Elle reprend donc le large avec son assistant, son ex-mari, le millionnaire et le fils de celui-ci, et il ne fait aucun doute que ce n’est qu’une question de temps avant que les requins passent à nouveau à table. C’est alors que des problèmes mécaniques et une violente tempête ont tôt fait de jeter à l’eau tous les personnages, avec le résultat qu’on imagine. Ou plutôt : avec le résultat que l’on ne peut qu’imaginer, parce que le montage de la scène finale est tellement charcuté qu’il en devient un collage impressionniste de noir obscur et de blanc lunaire, ponctué de rouge pour indiquer une mort violente. Dark Tide n’est à aucun moment un bon film : il parvient tout juste à atteindre parfois un rythme de croisière de série B. Halle Berry n’apporte rien de plus au rôle principal qu’un bikini maintes fois montré. Les personnages sont déplaisants, l’intrigue strictement linéaire et la cinématographie étonnamment terne. La conclusion, assemblée sans aucune cohérence, scelle cette impression d’un film à éviter, sans profondeur thématique ni même aucune raison d’exister.
Captain Phillips [Capitaine Phillips] navigue heureusement à un tout autre niveau, à commencer par un péril qui s’intéresse moins aux bêtes sous-marines qu’aux humains qui voguent sur les mers. Reconstitution des événements entourant la prise du cargo Maersk Alabama par des pirates somaliens en 2009, c’est aussi un film signé Paul Greengrass, un des réalisateurs les plus astucieux du moment. Comme United 93 et Green Zone, Captain Phillips s’attaque à des enjeux bien contemporains avec un style visuel quasi documentaire. C’est ainsi que l’on embarque à bord d’un vaisseau-cargo moderne, que l’on assiste aux tentatives des équipiers de l’Alabama de repousser les pirates sans recourir à la violence et que l’on est rassuré de voir la marine américaine venir à la rescousse quand les choses tournent mal.
Malgré le côté réaliste des images, il ne faut pas négliger le professionnalisme du scénario, qui prend soin de donner un aperçu des motivations des antagonistes et qui soulève au passage une certaine profondeur thématique satisfaisante. Les séquences à suspense sont d’un réalisme rafraîchissant, surtout quand des marins ordinaires doivent défendre leur navire contre les pirates. Tom Hanks livre quant à lui une autre bonne performance en tant que capitaine Phillips : la scène finale ne montre pas un héros autant qu’un homme en état de choc, affecté par des événements traumatisants. C’est le clou de ce film peut-être un peu long (surtout durant un troisième acte répétitif), mais bien mené et truffé de détails crédibles. On appréciera particulièrement le côté terre à terre de Captain Phillips comme antidote aux films hollywoodiens où tous semblent capables des plus grands exploits.
Ceci dit, attention de ne pas sous-estimer l’intelligence de Greengrass : le protagoniste du film a beau être un homme ordinaire, enclin à l’embonpoint, soucieux de sa famille, incapable de tabasser ses adversaires comme les héros d’action américains typiques, il obtient cependant des répliques de choix (« Take me instead ! ») et réagit promptement à la situation. (Certains marins anonymes de l’équipage ont trouvé son portrait cinématographique nettement plus héroïque que la réalité, à en croire un article du New York Post.) Greengrass ayant obtenu la coopération des forces armées pour le tournage, on ne chipotera pas trop sur la conduite exemplaire de la marine américaine, ou la précision des SEAL qui finissent par porter le coup de grâce à la prise d’otages – surtout quand les faits réels ne contredisent pas trop le portrait du film. On en tirera même une leçon : sur l’océan, on n’est jamais trop bien entouré de gens prêts à nous venir en aide.
C’est aussi la leçon de All is Lost [Seul en mer], un thriller de survie inusité qui a l’audace de passer plus de quatre-vingt-dix minutes en compagnie d’un seul personnage : le vétéran Robert Redford en homme sans nom, qui s’éveille en début de film alors qu’un caisson de métal vient percuter son petit yacht au milieu de l’océan Indien. Le trou laissé dans la coque du navire est préoccupant, mais pas autant que la panne électrique subséquente et la destruction des équipements électroniques par l’eau de mer. Les choses s’aggravent quand un ouragan se pointe à l’horizon, contraignant le protagoniste (presque muet) à des actions de plus en plus désespérées pour rester en vie.
Redford est d’une taciturnité éloquente dans l’unique rôle du film, sa performance y étant essentielle. Pour le réalisateur J.-C. Chandlor, All is Lost représente un pas majeur vers l’avant après Margin Call : une bonne maîtrise de l’image remplace la caméra statique et les longs dialogues de son premier film, et on ne peut qu’applaudir l’audace de ce pari risqué. Heureusement, tout fonctionne : malgré quelques longueurs, All is Lost est d’une efficacité hypnotique, et sa finale aura le rare mérite de satisfaire à la fois les spectateurs pessimistes et optimistes. Le film transmet avec une terrifiante efficacité la réalité d’être perdu en mer, et Chandlor est redoutablement efficace pour montrer toutes les variations entre un ciel gris et un océan bleu foncé. Ici, la mer est l’ennemie insouciante de l’humain qui n’est, lui, qu’un étranger sur elle. Dans ces circonstances (et en écho au film Gravity), All is Lost devient alors rien de moins qu’une affirmation de la capacité de l’esprit humain à triompher des pires dangers. Ce qui, en tant que thème associé au péril marin, nous amène assez loin des simples requins affamés de Dark Tide…
Jeunes femmes dérangeantes
Si l’on examine la démographie du crime, il semble clair qu’il faut redouter les hommes plus que les femmes : ceux-ci sont trois fois plus nombreux à être accusés de crimes divers et à aller en prison. Mais Camera oscura est égalitaire dans sa croyance que le crime est à la portée de tous, sans distinction d’âge, de sexe, de race ou de religion. Le polar part du principe que tous ont un cœur sombre et cruel. C’est ainsi qu’on accueillera avec résignation trois films oscillant entre polar et horreur, mettant en scène des jeunes femmes qui font bien plus qu’envisager des actes violents lors de leur passage à l’âge adulte.
Le plus accessible de ces films est probablement Stoker [v.o.a.], mais ce n’est qu’un constat très relatif : dans une veine néogothique, mettant en vedette une vaste maison isolée, une famille dysfonctionnelle, des pulsions à peine réprimées et une atmosphère on ne peut plus inquiétante, Stoker (qui a déjà des résonances sanglantes de par son titre, malgré l’absence complète de surnaturel) s’intéresse à India, une adolescente en plein deuil après la mort mystérieuse de son père. Affligée d’une mère distante, elle accueille avec une curiosité malsaine l’arrivée d’un oncle dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Isolée à l’école, ridiculisée par les autres adolescents du voisinage, elle s’entiche de son oncle en même temps que le fait sa mère, mais celui-ci a d’énormes secrets qui auront tôt fait d’horrifier le public… et de changer India à tout jamais.
Ce qui distingue principalement Stoker des autres films de ce genre, c’est la réalisation très atmosphérique de Chan-wook Park qui, pour son premier film en langue anglaise, réussit à donner une patine de respectabilité à un scénario qui aurait pu n’être qu’une ridicule exploitation d’éléments incongrus. Sous sa gouverne, Stoker devient une pièce de contemplation, remplie de séquences pas toujours cohérentes, mais menées avec style. Il y a une facture bien classique à Stoker qui aura de quoi plaire aux cinéphiles sombres (renforçant le côté néogothique et les influences hitchcockiennes, Matthew Goode, dans le rôle de l’oncle, a une ressemblance frappante avec Anthony Perkins) malgré l’inconfort de la transformation d’India en jeune femme dangereuse. En dépit de longueurs, le film demeure intéressant… surtout quand l’atmosphère prend le dessus sur les détails du scénario.
On en dira autant d’Excision [v.o.a.], premier long-métrage du scénariste/réalisateur Richard Bates Jr., adapté de son court-métrage du même titre. Cette genèse est évidente étant donné la minceur de l’intrigue, qui tourne autour d’une adolescente en fin d’éducation secondaire. À plusieurs égards, Pauline s’avère une héroïne bien familière pour les cinéphiles : excentrique au point d’être méprisée par ses camarades de classe, fort intelligente et amusante dans ses monologues internes, elle est coincée dans une famille dysfonctionnelle, entre une mère ultraconservatrice, un père mollasson et une sœur gravement malade. Dans d’autres films, Pauline aurait été l’héroïne d’une comédie de passage à l’âge adulte montrant comment elle parvient à se libérer de ses problèmes et à atteindre son plein potentiel.
Mais ce serait ignorer plusieurs indices moins encourageants : ses fantasmes d’un érotisme sanglant, un manque frappant d’empathie et surtout une incohérence dangereuse entre ses ambitions médicales et ses véritables habiletés. Le tout mène à une conclusion propre à renverser les estomacs, illustration fatale de la différence entre ce qu’elle croit être et ce dont elle est véritablement capable. Ceci dit, rien de la finale éclaboussée de sang n’est plus dérangeant que lorsque le spectateur s’aperçoit que si Pauline a été présentée selon plusieurs codes comme l’héroïne sympathique, elle est finalement un monstre d’une inconscience impardonnable. Excision a beau être trop long et trop linéaire, c’est un film d’horreur qui obtient ses effets les plus percutants en jouant délibérément avec la sympathie du spectateur pour une héroïne.
On est en territoire extrêmement similaire avec American Mary [v.o.a.]. Ici aussi, jeune femme et horreur médicale font bon ménage. Mary est étudiante en médecine, remarquablement compétente, mais à court de fonds. Résignée à chercher un emploi de danseuse exotique, elle finit par se faire remarquer comme chirurgienne de dernier recours pour des criminels. Après quelques faveurs rendues, elle devient ensuite la coqueluche de la communauté des modifications corporelles extrêmes, au moment même où sa carrière médicale est sabotée par la méchanceté des médecins censés la guider. Sa vengeance sera impitoyable. Au point de bouleverser la sympathie du public et de révéler combien c’est une mauvaise idée de provoquer la colère de quelqu’un qui possède des talents chirurgicaux…
Scénarisé et réalisé par les sœurs jumelles Sloska (qui se paient également deux rôles mineurs éclatants dans le troisième quart du fil), American Mary est avant tout un petit succès d’atmosphère et d’interprétation. La présentation de la communauté des modifications corporelles extrêmes est suffisamment inconfortable pour ceux qui n’en connaissent rien, mais l’interprétation réussie de Katherine Isabelle dans le rôle principal crée une forte sympathie pour un personnage qui est bien plus qu’une jeune femme en détresse. American Mary a une forte teneur féministe et Mary s’avère de loin la plus admirable des trois héroïnes ici abordées. Quel dommage que le film finisse en queue de poisson : le film est amputé plus que conclu, abandonnant en plein vol une demi-douzaine d’intrigues. Déception, surtout après un départ si prometteur.
Mais bon : entre India, Pauline et Mary, il y a de quoi voir trois manières de se livrer entièrement, en tant que jeune femme, à la noirceur. Et il faut avouer que, malgré les meilleures revendications d’égalité, il semble toujours plus choquant de voir des jeunes femmes se tourner vers le crime que leurs confrères… même si des circonstances accablantes leur forcent la main.
Commenter le déclin de l’empire américain
Un nombre étonnant d’Américains semble perpétuellement croire au déclin de leur propre empire. Il y a évidemment des avantages idéologiques à sonner le glas de la république et à pointer du doigt ceux qui en représentent la déchéance. Les cibles ne manquent pas : trois films américains récents profitent du polar pour présenter une liste de doléances envers l’état de la nation.
Le plus subversif de ceux-ci est peut-être Spring Breakers [v.o.a.], une sombre histoire qui montre comment quatre collégiennes en vacances d’hiver en Floride sont graduellement séduites par les opportunités criminelles à leur disposition. Dès les premières minutes du film, la vision bon enfant du Spring Break américain (plage, musique, bikinis) est confrontée à une image nettement moins plaisante des mêmes festivités : hédonisme nihiliste, nudité, drogues et agressions. C’est dans ce tourbillon de pulsions sans retenue que plongent nos quatre protagonistes. Elles ne sont déjà pas sans reproches, leur voyage ayant été financé par un cambriolage. Mais c’est la Floride qui finira par forger leur caractère : si l’une d’entre elles conserve suffisamment d’intégrité spirituelle pour s’enfuir alors qu’il en est encore temps, les trois autres sont séduites par un charismatique trafiquant de drogues (James Franco dans une performance déjantée) pour devenir ses complices. L’une se retrouvera à l’hôpital, les deux autres finiront par revêtir bikini fluo et armes automatiques pour obtenir vengeance, complétant leur transition vers le côté obscur.
Mais il y a plus ici qu’une autre démonstration du côté sombre des jeunes filles abordé précédemment. Spring Breakers, tel que mené par l’iconoclaste réalisateur Harmony Korine, a tendance à verser dans un style onirique, ce qui a paradoxalement tendance à rendre son message plus universel. Voici, semble dire le film, ce dont la nouvelle génération est capable. Notre société a créé les conditions qui ont mené à son développement, et nous devons en subir les conséquences.
Alarmisme ? Bien sûr. Les statistiques américaines montrent une nette baisse du crime chez les adolescents. Mais personne ne s’est jamais fait d’ennemis en craignant ce dont sont capables les jeunes adultes, et Spring Breakers vise délibérément le dégoût. Les quatre collégiennes ne sont pas à admirer mais plutôt à plaindre… et à craindre.
Alors qu’hédonisme et nihilisme forment les bêtes noires de Spring Breakers, Killing Them Softly [La Mort en douce] vise plutôt le remplacement de la moralité par la monnaie et s’avère assez retors pour adapter une bonne vieille histoire de crime organisé pour commenter la crise économique de 2008 et la cupidité continue des élites américaines. Le point de départ du film est remarquablement familier : alors qu’un caïd organise des parties de poker où s’échange beaucoup d’argent, voici qu’un autre caïd organise un hold-up pour subtiliser le magot. Le film se distingue par les complications subséquentes : le hold-up mine la confiance de la communauté criminelle locale, immobilise les transactions illicites et finit par provoquer une crise de liquidités qui doit être prise en main par des caïds plus influents. Il ne s’agit pas uniquement de punir les coupables du hold-up, explique patiemment un gestionnaire mafieux à un assassin venu exécuter des cibles, mais de rétablir la confiance.
Killing Them Softly souligne les parallèles en prenant place explicitement en octobre 2008, entre dramatiques nouvelles de crise financière et discours présidentiels maintenant devenus vides d’espoir. La logique inexorable du film expose ce qui est évident pour tous : en Amérique, la moralité est asservie à l’argent. Ne pas se faire payer est une insulte, et le véritable crime est d’entraver la libre circulation des marchés. Si le film a été adapté du polar Cogan’s Trade de George V. Higgins (1974), sa trame thématique anticapitaliste a été ajoutée par le scénariste/réalisateur Andrew Dominik et s’imbrique assez bien dans l’intrigue du film.
Hélas, Killing Them Softly n’est pas des plus divertissants : le rythme est lent, la parabole socio-économique devient parfois lassante, et il n’est pas simple d’identifier des personnages admirables au sein de cette racaille, même si Brad Pitt fait de son mieux pour ancrer le film. En revanche, c’est un polar à la thématique nettement plus ambitieuse que de coutume, et une superbe illustration de la manière dont le genre peut discuter d’enjeux sociopolitiques.
On restera aussi mitigé au sujet de The Counselor [Le Conseiller], tout en reconnaissant plusieurs de ses qualités et une envie d’aborder des thèmes beaucoup plus sombres que ceux habituellement privilégiés par les productions hollywoodiennes typiques. Sur papier, il s’agit d’un film au potentiel presque illimité : réalisation de Ridley Scott, scénario par nul autre que le romancier Cormac McCarthy, avec les acteurs Brad Pitt, Cameron Diaz, Penelope Cruz, Michael Fassbender et Javier Bardem… Comment se tromper ?
Mais les cinéphiles savent que le potentiel d’un film cède toujours la place à son évaluation post-visionnement. Ceux qui s’attendaient à un film conventionnel seront certainement déçus : malgré la réalisation soignée, malgré les acteurs de haut calibre, The Counselor repose avant tout sur le scénario peut-être trop iconoclaste de McCarthy. Celui-ci semble déterminé à ne pas livrer un produit hollywoodien conventionnel. Il approche le sujet de manière oblique, multiplie les longs monologues, allonge les scènes beaucoup plus que nécessaire, se perd en apartés, ignore le matériel connectif essentiel et (surtout !) se complaît dans un monde d’une méchanceté aussi gratuite que déprimante. Notre protagoniste est un avocat tenté par les opportunités du crime organisé. Tôt dans le film, il décide de s’impliquer directement dans une transaction de drogue, tout en sachant que c’est une entreprise risquée. Le reste du film, d’un fatalisme étonnant, ne fait que montrer les conséquences de plus en plus désastreuses de cette décision, surtout lorsqu’il finit par déplaire à de puissants narcotrafiquants mexicains aussi impitoyables que sadiques. Non seulement finira-t-il par tout perdre, mais il causera également la mort de plusieurs proches, surtout quand quelqu’un d’autre profite de l’occasion pour arriver à ses fins.
On comprendra que si The Counselor est une production d’une bonne qualité, le résultat à l’écran n’est pas du matériel plaisant ou facile. La plume divagante de McCarthy finit par étirer un film à l’intrigue déjà intentionnellement fataliste, et la réalisation sombre de Scott ne fournit pas de répit au spectateur : si le film comporte une bonne part d’humour très noir, l’arc dramatique du film est tragique et sans beaucoup de suspense. Ici, comprend-on, l’arrivée d’étrangers impitoyables venus prendre le contrôle n’est pas aussi importante que la volonté des Américains – d’une cupidité inconsciente – de leur porter assistance.
Car, refrain éternel de ceux qui anticipent le déclin de l’empire américain, celui-ci est toujours miné de l’intérieur, habituellement par ceux qui laisseront leur ambition personnelle prendre le dessus sur leurs obligations envers la société. Comment trois films issus d’une industrie soi-disant libérale en sont venus à cette conclusion bien conservatrice demeurera un sujet de réflexion pour le spectateur.
Bientôt à l’affiche
Signe des saisons : alors que l’automne s’annonce au multiplex, les titres présentant un intérêt pour Camera oscura se multiplient. Parmi une douzaine de titres, on remarquera d’abord la suite The Expendables 3, ainsi qu’un Sin City : A Dame to Kill For longtemps attendu. Mais il ne faudrait pas non plus négliger l’adaptation du roman à succès de Gillian Flynn Gone Girl, réalisée par David Fincher, ou bien le film d’espionnage The November Man (adapté du roman classique de Bill Granger). Et c’est sans compter des titres plus originaux, tels le thriller The Equalizer (une réunion entre le réalisateur Antoine Fuqua et Denzel Washington) et le film à sensation Into the Storm, qui catapultera le public au milieu d’un ouragan de tornades.
En attendant de voir les dégâts, bon cinéma !
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au www.christian-sauve.com/.