Camera Oscura 51

 

 

Camera oscura prétend parfois être insensible au star-system hollywoodien. Pour les férus de cinéma à suspense, les acteurs ne sont-ils pas que de simples instruments employés pour incarner le genre à l’écran ? Mais il n’en est rien : le vedettariat hollywoodien importe dans un environnement de production où la présence d’un acteur au générique peut faire la différence entre un scénario invendu, une simple sortie sur vidéo ou un film diffusé sur trois mille écrans… Rompant avec sa tradition, Camera oscura célèbre donc sa cinquante et unième chronique avec quelque chose de nouveau : une attention portée (presque) mur à mur aux acteurs, ou plutôt à la persona qu’ils choisissent de montrer à l’écran.

 

Polars, persona, affirmation et réinvention

Soyons honnête : Camera oscura a tout de même des acteurs favoris. Quand certains d’entre eux passent pratiquement toute leur carrière dans des rôles de genre, il est difficile de ne pas développer un attachement.

Ainsi, ce n’est pas la première fois que Jason Statham est mentionné en ces pages, et pour cause. Après plus d’une douzaine d’années comme tête d’affiche, plus moyen de distinguer l’acteur de sa persona. Jouant habituellement un criminel honorable ou un policier non honorable, mais toujours capable de tabasser à mains nues ses adversaires, Statham a su se servir d’un physique respectable, d’une voix grave et d’un crâne habituellement dégarni pour devenir la star d’action la plus fiable du moment. Meilleur acteur que ne le suggèrent la plupart de ses prestations, Statham est bien plus intéressant que les films qui l’entourent, contribuant ainsi paradoxalement à sa célébrité.

 

Exemple frappant : Parker [v.f.], adaptation de la série éponyme de Richard Westlake. Ici, l’intrigue est bien familière. À la suite d’un gros coup, un truand sympathique est trahi par ses comparses criminels et laissé pour mort. Reprenant des forces, il jure vengeance et s’allie avec une pas-si-innocente-que-ça pour arriver à ses fins. À part le fait de situer une bonne partie de l’action sous les cieux colorés de Palm Beach et le choix de confier le rôle féminin principal à Jennifer Lopez, bien peu de choses distinguent Parker d’une bonne partie des autres films dans la filmographie de Statham. La réalisation pédestre de Taylor Hackford ne fait rien pour améliorer les choses, et le film retombe rapidement dans un oubli presque total. À un détail près : la performance constante de Statham.

Car dans la dynamique entre un acteur comme Statham et un film comme Parker, le film n’est qu’un autre épisode pour une persona inchangée. Statham maintient une telle continuité d’un film à l’autre que chaque rôle plus ou moins similaire n’est que l’affirmation d’un personnage constant. La rigolade comparative débute quand on se rend compte que Lopez, reconnue pour ses agissements de diva hors scène, semble submergée dans un personnage qui ne tire pas avantage de sa persona.

Autre exemple probant : 2 Guns [Quitte ou double], film d’action mettant en vedette Denzel Washington et Mark Wahlberg, deux acteurs qui contrôlent tout aussi méticuleusement leur persona. Washington ne compte plus les rôles de premier plan où il incarne un homme puissant qui flirte avec le mal avant de se tourner finalement vers le bien (la grande exception, Training Day, lui a valu un Oscar). Wahlberg, de son côté, s’est spécialisé en héros col-bleu – prompt à incarner des policiers, mais jamais des avocats. 2 Guns profite de leur image en leur confiant des rôles appropriés : Washington joue un criminel charismatique qui s’avère être secrètement un agent de la DEA, alors que Wahlberg y incarne un truand de plus bas calibre qui s’avère finalement être… un officier envoyé sous couverture pour infiltrer les narcotrafiquants. Tout se complique quand ils prennent accidentellement possession d’une cache d’argent appartenant à la CIA.

 

Le film semble être conçu pour affirmer l’image de marque des deux acteurs et atteint son plein potentiel lorsqu’ils se mesurent l’un à l’autre : Washington est plus cool que cool, nonchalant même dans les pires circonstances, alors que Wahlberg dégage l’énergie nerveuse d’un homme ordinaire plongé en situation désespérée. Quand ils font équipe, le spectateur peut s’enfoncer confortablement dans son siège, rassuré, entre les mains de deux professionnels qui livreront exactement ce qu’il attend d’eux. 2 Guns, en tant que film, ne trahit pas ces attentes : c’est un thriller criminel comique qui boucle bien les choses avec une finale explosive et un épilogue qui promet plus d’aventures.

Parker et 2 Guns, clairement, sont des films pour des acteurs parfaitement à l’aise dans leur persona. Ce n’est pas le cas de tous. Qu’en est-il de ceux qui veulent passer à autre chose ?

C’est dans cette optique que l’on examinera Snitch [L’Infiltrateur], un drame criminel plutôt restreint qui met en vedette Dwayne Johnson, un acteur jusqu’ici surtout connu pour des rôles de héros d’action. Ancien lutteur-vedette, Johnson possède un charisme indéniable qui a fait de lui un favori dans des films alliant action et comédie, tels Pain & Gain et Fast Five. Avec Snitch, cependant, il s’aventure dans un nouveau territoire : le drame plus sérieux privilégiant le suspense à l’action pure.

 

Car dès les premières minutes, il est évident que Snitch cherche à présenter un quidam plutôt qu’un héros imperturbable. Johnson incarne le propriétaire d’une compagnie de camionnage, qui décide de coopérer avec les autorités pour capturer des narcotrafiquants quand des lois trop sévères envoient son fils adolescent en prison pour un délit mineur. Il espère que son aide aux autorités sera en mesure de faire réduire la sentence de son fils, mais lorsqu’il est soudainement plongé dans l’univers dangereux du trafic de drogue, il se voit coincé entre criminels et policiers, chaque choix l’amenant dans des situations sans cesse plus désespérées, malgré les meilleures intentions.

Le plus grand atout de Snitch est de présenter son histoire simplement, sans succession de scènes d’action délirantes. L’atmosphère n’est pas sans rappeler une ère cinématographique moins frénétique, et ce, même si la critique du système judiciaire américain est bien contemporaine. Johnson profite du rythme plus modéré du film pour affirmer qu’il est parfaitement capable d’incarner un homme ordinaire. Son objectif est évident : démontrer une plus grande diversité comme acteur pour s’assurer d’une succession de rôles intéressants lorsque ses capacités physiques ne seront plus celles d’un homme dans la force de l’âge. Le changement dans Snitch en est un de quelques degrés seulement, mais dans la bonne direction : une expansion de persona plutôt qu’une réinvention.

Car il ne suffit pas de changer légèrement de registre pour mettre à jour son image d’acteur, comme le démontrent deux films récents de Nicolas Cage. Cage, évidemment, est devenu célèbre pour une persona tout aussi excentrique que délibérée, de par un style dramatique dit « nouveau chamanique », souvent aux antipodes du réalisme. Mais comme n’importe quel acteur qui se respecte, Cage ne reste pas uniquement campé dans un seul style, et il tente parfois de faire quelque chose de différent.

 

Ce qui est une bonne excuse pour aborder Seeking Justice et The Frozen Ground, deux thrillers au budget modeste, passés inaperçus au cinéma, mais arrivés depuis à la maison avec un peu plus de succès. Dans les deux cas, on retrouve un Cage plus sobre, évitant les scènes de colère et d’émotions excessives qui ont fait sa réputation. Mais une de ces prestations est nettement plus réussie que l’autre, et un examen des rouages de ces films met en lumière ses performances.

À première vue, Seeking Justice [Le Pacte] est aisément le plus divertissant de ces deux films, et certainement celui qui repose le plus sur les mécanismes du thriller comme exercice de genre. Ici, un professeur d’école secondaire sans histoire est soudainement plongé dans une sombre conspiration à la suite de l’agression de sa femme. Un homme mystérieux l’approche en plein hôpital pour lui proposer une vengeance. En retour, on s’attend à une faveur (non spécifiée) de lui dans un avenir éventuel. Le protagoniste, hébété, acquiesce, et l’agresseur est sommairement abattu dans les heures qui suivent. Six mois plus tard, le protagoniste se fait demander des faveurs, dans une escalade qui conduit jusqu’à l’assassinat. Coincé entre des policiers et une organisation mystérieuse qui semble n’avoir aucun scrupule, le héros cherchera à s’en sortir indemne.

On reconnaîtra ici une volonté de jouer avec les bons vieux poncifs du thriller, et le déroulement ne décevra pas trop les amateurs de genre aux attentes modérées. Le scénario multiplie les mystères dans la première moitié, et les séquences de traque dans la deuxième. Mais malgré le délire de sa prémisse, Seeking Justice met en vedette un Cage ordinaire et oubliable. Ce film ne tire pas pleinement profit de Cage, dans toute sa bonne forme déchaînée, et il y a de quoi regretter l’absence des excès habituels de l’acteur et se dire que le film a gaspillé un des plus importants atouts à sa disposition.

 

Il en va tout autrement de The Frozen Ground [De sang-froid], un polar dans les deux sens du terme. Inspiré de l’épouvantable cas de Robert Hansen au début des années 1980, le film se passe en plein hiver alaskien. Un meurtrier en série terrorise les jeunes femmes d’Anchorage, et un détective aguerri doit convaincre une jeune femme craintive de révéler ce qu’elle sait au sujet du suspect. Cage incarne ici le policier, mais avec une approche aux antipodes de son excentricité habituelle. Il est réservé, mélancolique et hausse à peine le ton, même en plein interrogatoire avec son suspect numéro un. Cage n’est d’ailleurs pas la seule vedette du film à jouer un contre-emploi : John Cusack déchire son image de bon garçon dans la peau du tueur vil et arrogant, alors que Vanessa Hudgens laisse derrière elle l’image de Princesse Disney pour celle d’une jeune femme abusée.

The Frozen Ground est parfois plus fade et pénible qu’il ne devrait l’être : la trame narrative est tout à fait classique, les décors alaskiens font perpétuellement frissonner, et à l’exception d’un interrogatoire corsé entre policier et tueur, rares sont les scènes qui sortent de l’ordinaire. Mais c’est un film qui permet aux acteurs de briller, et c’est exactement ce que fait Cage dans une performance délibérée non seulement parfaitement appropriée au type de film, mais révélatrice de ses véritables talents d’acteur lorsqu’il est libéré de sa persona habituelle. Comme quoi la perle est mise en valeur par son écrin.

 

La réhabilitation McConaughey

En termes de réinvention de persona, aucun exemple récent n’est plus frappant que celui de Matthew McConaughey. La dernière fois que Camera oscura avait mentionné son nom, c’était en 2011 à la suite du succès critique inattendu de The Lincoln Lawyer. Le film en avait surpris plus d’un en montrant McConaughey dans un rôle autre que celui des comédies romantiques qui avaient composé l’essentiel de sa filmographie de 1999 à 2009. Rappelons que les débuts de McConaughey au milieu des années 1990 s’étaient avérés pleins de promesses. Entre Lone Star, A Time to Kill et Contact, on voyait en lui un nouveau Paul Newman. Puis vint la déchéance amorcée par EdTV : McConaughey se servant de ses attraits physiques pour devenir la tête d’affiche d’une longue série de comédies romantiques tout à fait ordinaires… Après une décennie à ce rythme, la persona de McConaughey était bien établie : un acteur charmant, agréable à regarder sans chandail, mais incapable de rôles plus complexes ou peu intéressé par ces rôles.

Ce qui explique la surprise de The Lincoln Lawyer après une pause de deux ans. Devenu père de famille entre-temps, McConaughey a repris du collier avec une intensité qu’on avait oubliée. Ont suivi Bernie, Killer Joe, The Paperboy et Mud, tous des films de suspense où McConaughey semblait prendre plaisir à défier sa persona précédente. Toujours charmant, certes, mais nettement plus sombre.

 

Si sa prestation dans The Lincoln Lawyer était une révélation, celle dans Killer Joe [v.o.a.] était une désacralisation. Comédie extrêmement noire scénarisée par le dramaturge Tracy Letts et réalisée par le vétéran William Friedkin, Killer Joe allie de longues scènes de dialogue avec des personnages peu futés et une intrigue sans cesse plus tordue. Tout commence quand un fils, soudainement aux prises avec un grave manque d’argent, convainc son père de faire assassiner sa mère divorcée dans l’espoir d’hériter d’une fortune en assurance-vie. Pour ce faire, ils font appel à un policier qui a fait de l’assassinat professionnel un hobby lucratif. McConaughey, en policier tueur au charme texan, a une intelligence nettement au-dessus de celle de ses clients. Mais sa nonchalance disparaît complètement lorsque le plan des deux comparses déraille et que l’argent de sa paie vient à manquer. Presque tous ceux qui ont vu le film grinceront des dents à la mention de « la scène du poulet frit », où McConaughey incarne avec un vil plaisir un homme qui n’hésite pas à combiner violence sanglante, abus sexuel et humiliation profonde pour arriver à ses fins. Killer Joe est aussi dérangeant que sombrement comique (il faut vraiment apprécier la comédie ultra-noire pour en tirer un quelconque plaisir). Mais ce rôle d’affiche pour McConaughey, c’est le choc dont les spectateurs avaient besoin pour éradiquer la persona du beach-boy romantique.

 

McConaughey est nettement plus sympathique dans Mud [Mud : Sur les rives du Mississippi], dans lequel il incarne un meurtrier en cavale découvert par deux jeunes adolescents alors qu’il est planqué au milieu de nulle part, attendant l’arrivée de la bien-aimée pour laquelle il dit avoir tué. Mud est structuré comme un drame de maturation, mais personne ne niera l’emploi de mécanismes de thriller comme moteurs de l’intrigue. Le fugitif s’est mis à dos des hommes puissants, et bientôt la petite communauté riveraine où se déroule l’histoire devient l’hôte d’une équipe de tueurs, d’une dulcinée pas très fidèle et d’alliés aux talents surprenants. Le tout se termine par une fusillade, mais pas avant que McConaughey s’avère un acteur dramatique tout à fait respectable, transformant son image de « sans chemise » en un portrait d’un homme coincé dans des circonstances désespérées. Mud est nettement plus intéressant que ce que sa mince prémisse laissait espérer, et une bonne partie de ce succès repose sur les épaules de McConaughey.

 

Après avoir ainsi redéfini sa persona, McConaughey est allé plus loin encore en acceptant le rôle d’un séropositif dans le drame Dallas Buyers Club. S’étant imposé une sérieuse perte de poids pour incarner un homme gravement malade du SIDA, McConaughey a récolté des critiques positives unanimes, recevant l’Oscar du meilleur acteur pour sa prestation. Si les amateurs de polars reconnaîtront que cet Oscar n’est pas allé à McConaughey spécifiquement pour un rôle dans un film à suspense, ils auront de quoi méditer sur le fait que la renaissance McConaughey (pour ne pas utiliser le néologisme « McConnaissance », identifié par McConaughey lui-même et rapidement devenu le favori des critiques) s’est accomplie presque entièrement sous l’égide du polar.

Car quoi de plus naturel comme antithèse à la comédie sentimentale qu’un genre qui explore la noirceur de l’esprit humain ? Quoi de plus respectable pour adopter une nouvelle persona moins prévisible que de se tourner soudainement vers des rôles d’avocat retors, de tueur en cavale ou de policier sadique ? Les connaisseurs des Oscars vous diront qu’un acteur gagne rarement une statuette pour les simples mérites d’un rôle. Il faut tout autant compter sur une matrice complexe de réputation, de professionnalisme, d’encadrement respectable et de persona bien établie, servie fidèlement ou contrecarrée avec vigueur. Le cinéma à suspense s’avère un paradoxe : un genre pas toujours respectable qui permet aux artistes de le devenir.

 

Robert De Niro en pleine retraite

S’il y a un acteur que les cinéphiles sombres n’ont plus à découvrir, c’est bien Robert De Niro. Ses heures de gloire dans les années 1970, avec des films tels The Godfather Part 2, Taxi Driver, The Deer Hunter et Raging Bull, ont cimenté une persona d’acteur indélébile : un personnage explosif, violent et hypnotique. Se spécialisant dans des rôles de criminels ou de policiers, De Niro a mené une succession de prestations respectables durant deux décennies supplémentaires, récoltant sa part de nominations pour des films tels Midnight Run, Awakenings et Cape Fear et de bonnes critiques pour des films tels Casino, Heat et Ronin.

Puis, en 1999, son auto-parodie en tant que mafieux névrosé dans Analyze This annonce un changement de cap. Par la suite, De Niro semble tout aussi intéressé à se moquer de sa persona qu’à en profiter dans une série de thrillers alimentaires. Des films à suspense moyens tels The Score, Righteous Kill et Killer Elite ne donnent qu’un aperçu passager de ses forces, alors que d’autres films tels Meet the Parents, Analyze That et Meet the Fockers suggèrent un acteur fort content d’accepter un chèque de paie en échange d’autodérision… À de rares exceptions, tel Silver Lining Playbook, le De Niro contemporain continue de tirer des dividendes de ses meilleurs rôles du siècle précédent. Une série de films plus récents montre les diverses facettes de cette retraite.

 

Il est parfaitement capable, par exemple, de rappeler ses prestations criminelles d’antan dans un film qui n’a rien à voir avec le crime. Dans Last Vegas, il incarne un vieil homme amer qui retourne à Las Vegas pour célébrer le mariage d’un ami. Le tout se déroule sur un ton de comédie romantique, sauf qu’au milieu du film, son personnage participe à une supercherie pour faire croire qu’il est… un mafieux retraité, tout à fait capable de faire flinguer un jeune homme agaçant. Comme quoi, lorsqu’on s’appelle Robert De Niro, même une comédie romantique à l’âge de la retraite peut être un rappel de ses beaux jours… et comme quoi, pour Hollywood, une persona ne s’éteint pratiquement jamais. (D’ici trente ans, parions sur l’existence d’une comédie romantique pour retraités mettant en vedette Matthew McConaughey.)

Mais il y a une différence entre un gag rapide dans un film autrement conçu et une comédie reposant entièrement sur l’exploitation de la mystique de De Niro. C’est ainsi que l’on ira voir The Family [La Famille, aussi connu sous le titre Malavita] pour sa présentation longue durée d’un ex-mafieux américain terré en France avec sa famille. C’est un film de Luc Besson, alors il n’est pas nécessaire de dire que le scénario ne s’embarrasse pas de subtilités. À voir De Niro en patriarche ex-mafieux, Michelle Pfeiffer en épouse fidèle et Tommy Lee Jones en agent du FBI bougonneur, on comprend que la distribution des rôles s’est effectuée à grands coups de persona incontestée. Mais accordons à Besson ses mérites habituels : le rythme du film avance bien, les personnages ont du cran (il n’y a qu’à voir Pfeiffer mettre le feu à un magasin au proprio déplaisant, ou bien le fils de la famille s’assurer le contrôle du milieu interlope de son école) et le film demeure sympathique malgré des personnages potentiellement sociopathes et une prémisse qui n’a aucun sens.

 

Car, franchement… une famille américaine parlant à peine le français qui déménage abruptement dans un petit bled de Normandie ? C’est le genre de chose que l’on ne pardonne qu’à une comédie, même si les personnages se mettent rapidement à terroriser les environs par une série d’actes aussi violents qu’amusants. Les agents américains assignés à leur protection semblent à peine remarquer ce qui se passe sous leur nez, mais ils sont très inquiets lorsque le patriarche s’improvise auteur d’une autobiographie… et qu’une superbe suite de coïncidences improbables amène les mafieux vengeurs à un affrontement final burlesque. Pour Besson, adapter un roman existant (de Tonino Benacquista) permet de ne pas s’abandonner à une partie de ses tics habituels de scénariste, et sa réalisation assurée s’avère un retour à la bonne forme. The Family n’est pas un grand film, mais il finit par dépasser la plupart des attentes. Et quoi que l’on dise du penchant autoréférentiel développé récemment par De Niro, il est parfaitement capable de captiver les foules, même dans une performance parodique.

Cette habileté soutenue à capter l’attention se voit aussi démontrée par ses quelques apparitions dans Freelancers [Agents libres], un petit drame criminel au sujet de policiers new-yorkais corrompus. L’essentiel du film tourne autour de trois jeunes policiers tentés par un ripou d’expérience alors qu’ils complètent leurs premières semaines au travail. Devant composer avec des officiers racistes, drogués ou instables, nos trois protagonistes suivent des trajets différents. Et, derrière les scènes, Robert De Niro fait une poignée d’apparitions remarquées dans le rôle du policier qui a appris qu’il est mieux servi par les profits d’une entreprise criminelle que par le simple salaire de la ville de New York.

 

On ne s’attardera pas trop sur Freelancers dans son ensemble. On n’y voit rien qui n’a pas déjà été abordé dans d’autres meilleurs films et le tout n’obtient que de justesse une recommandation marginale du type « S’il n’y a rien d’autre à l’affiche lors d’une soirée ennuyeuse… » Le portrait de la corruption policière semble un peu exagéré et le déroulement de l’intrigue est bien mécanique. En revanche, De Niro ne laisse pas un scénario et une réalisation assez ternes l’empêcher de donner vie à un personnage machiavélique, montrant aux acteurs autour de lui ce qu’un vieux routier est capable de faire sans trop d’efforts.

Évidemment, il a ici l’avantage de jouer un personnage carrément au centre de sa zone de confort. On n’en dira pas autant de sa prestation dans Killing Season [Face à face], un thriller où il se voit cantonné dans la peau d’un officier militaire retraité dans une cabine au milieu des montagnes Appalaches, et soudainement confronté par un ex-soldat serbe qu’il a, sans le savoir, canardé et laissé pour mort une décennie plus tôt. C’est John Travolta qui incarne le Serbe vengeur, et après un long premier acte où les deux hommes trinquent en se découvrant des points communs, il a tôt fait d’annoncer ses intentions : blesser, terroriser et traquer l’Américain au cours d’une partie de chasse cruelle. Blessures dégoulinantes et torture sont au programme de l’heure suivante alors que les deux hommes se pourchassent, s’infligent les pires sévices et essaient de se porter mutuellement le coup de grâce.

 

Il y a un réel potentiel dans la prémisse de Killing Season : une méditation sur le prix de la violence guerrière une fois terminées les hostilités, et les points communs qui unissent les soldats, peu importe leur allégeance. Mais le mélange action sanglante et monologues songés sur ladite même violence ne fonctionne pas très bien. Au lieu d’un film d’action avec une profondeur thématique, on obtient un mélange inconfortable d’exploitation grindhouse et de dialogues prétentieux qui sabotent le rythme du film.

Ce à quoi on ajoutera la mauvaise distribution des rôles. Travolta paraît s’amuser avec une barbe inusitée et un accent spectaculaire, mais il ne semble pas confortable en tant qu’antagoniste vengeur. C’est encore pire pour De Niro, qui n’a plus l’âge de courir comme un dératé à travers la forêt et de torturer son adversaire. De plus, on notera que la persona de De Niro est presque exclusivement urbaine : le voir hanter une cabine des Appalaches après un long passé militaire n’est pas tout à fait compatible avec la personnalité qu’il apporte au rôle.

Car si l’auto-parodie et la répétition des gloires passées peuvent parfois être agaçantes pour les spectateurs, elles sont pour l’acteur souvent plus confortables qu’une tentative d’explorer des rôles légèrement au-delà de sa persona. Aucune tentative de faire autrement n’assure le succès.

 

Biographies romancées d’arnaqueurs sympathiques

Il aurait été tentant de lancer une discussion sur American Hustle et The Wolf of Wall Street au sein des réflexions précédentes au sujet de Matthew McConaughey et Robert De Niro. Après tout, McConaughey fait une courte apparition remarquée au début de The Wolf of Wall Street comme financier excentrique, alors que Robert De Niro ancre à lui seul une courte scène amusante d’American Hustle en top-caïd aux talents linguistiques surprenants. Mais en parler de la sorte aurait été mal servir deux des meilleurs films de 2013.

 

Car American Hustle [Arnaque américaine], de David O. Russell, a beau tourner autour d’une paire d’arnaqueurs manipulés par des agents du FBI, il s’agit surtout d’un film d’acteurs, menés de manière assez libre par un réalisateur qui semble souvent plus intéressé à créer une atmosphère qu’à présenter une intrigue soutenue. Le tout est très librement basé sur le véritable scandale « Abscam » (« Some of this actually happened » est le début du film), mais personne n’est berné. On regarde American Hustle pour un retour triomphant aux images et à la musique des années 1970, pour les costumes fièrement exhibés par les acteurs, pour les cheveux, les barbes, les automobiles et la réaction aux « fours scientifiques » que sont alors les micro-ondes. Du point de vue de l’amateur de polar à la recherche d’une intrigue bien ficelée, c’est assez mince : même la contre-arnaque finale du film semble bien convenue. Le rythme du film est inégal, et sa progression dramatique se fait par cahots inconsistants.

Mais le pari du scénariste/réalisateur David O. Russell est qu’American Hustle soit suffisamment charmant pour faire oublier ces objections. C’est heureusement mission accomplie. Profitant d’un quatuor d’acteurs fort talentueux (Christian Bale, Amy Adams, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, tous en nomination aux Oscars pour leurs prestations), il leur donne toute la liberté nécessaire pour improviser leurs dialogues, interagir dramatiquement et se pavaner dans des vêtements flatteurs. L’effet est accrocheur, lorsque combiné à une reconstitution d’époque saisissante et une bande sonore impressionnante. Le film se laisse regarder avec plaisir, même quand sa substance est mince. Mais bon, à une époque cinématographique où les films populaires semblent parfois n’être qu’une accumulation de spectaculaire aux dépens de la personnification, il est rafraîchissant de voir une tentative de mettre les acteurs au premier plan, même si le scénario en paie le prix.

 

Alors que certains ont accusé Russell de tenter un film à la Scorsese avec American Hustle, il est réconfortant de voir Scorsese lui-même tenter de se surpasser avec The Wolf of Wall Street [Le Loup de Wall Street]. Ici aussi, c’est un criminel de la région new-yorkaise qui est le sujet d’une biographie romancée. Leonardo DiCaprio y incarne Jordan Belfort, un homme d’affaires qui, à la fin des années 1980, a réalisé deux choses : il n’est pas strictement illégal pour des courtiers d’action de chercher à s’enrichir plutôt que d’avoir les intérêts de leurs clients à cœur ; et il est nettement plus facile d’obtenir de l’argent en vendant des actions de compagnies minables à des gens qui ont déjà beaucoup d’argent. Tout ce qu’il reste à faire, c’est de développer un script de vente irrésistible, d’en fournir une copie à des jeunes gens tout aussi obsédés par l’idée de devenir riches… et de récolter un pourcentage de leurs commissions. Ici, l’arnaque est industrialisée, institutionnalisée. Le film ne perd pas cinq minutes à préciser que Belfort se faisait, au pic de ses bonnes années, quarante-neuf millions de dollars par an.

Ce type de film est familier pour les amateurs de Scorsese. La montée spectaculaire d’un criminel, suivie par sa chute inévitable. Mais laissons au maître de la forme le plaisir de jouer avec la formule, car The Wolf of Wall Street présente près de trois heures d’excès hédonistes, suivies par quelques courtes minutes de chute et une finale qui nous assure que notre anti-héros si sympathique vit plutôt bien aujourd’hui. Car Scorsese s’adresse aux adultes plutôt que de tenter une leçon morale. Personne n’a besoin de se faire dire que l’industrie financière américaine est pourrie de bord en bord et que des sociopathes en profitent de manière impénitente. En nous montrant les folies qu’un tel salaire peut acheter, il livre un avertissement résonnant. The Wolf of Wall Street s’avère une comédie acide où les protagonistes consomment des quantités incroyables de substances illégales, profitent d’une succession interminable de prostituées, détruisent automobiles, hélicoptères et yachts de croisière, tout en échappant à des agents du FBI contraints de prendre le métro comme n’importe quel quidam.

Le résultat est époustouflant : trois heures d’énergie intense, de franche nudité, de drogues dures et d’un flot continu de jurons épouvantables. Ce ne sera pas pour tout le monde, mais ceux qui sont prêts à jouer le jeu verront avec plaisir un ensemble de montage ficelé, de narration irrévérencieuse, de comédie physique inoubliable et d’une surenchère de moyens employés pour nous inviter dans la vie d’un millionnaire incontrôlable. Le crime paie dans ce film. Heureusement, c’est le spectateur qui en bénéficie le plus, car quoi de mieux qu’une véritable surenchère d’excès pour démontrer de quoi est capable un homme se croyant à l’abri des limites ?

 

Bientôt à l’affiche

Qu’est-ce qui retiendra l’attention de Camera oscura d’ici quelques numéros ? Action et comédie, surtout. Côté action, on retient l’arrivée en salle de The Raid 2, après l’époustouflant film d’action indonésien de 2011. Dans un même registre dérivatif, Brick Mansions s’avère le remake américain de District 13, avec beaucoup de parkour en perspective. Côté humour, on notera 22 Jump Street, à la suite du succès imprévisible de 2012, et A Million Ways to Die in the West, premier grand rôle à l’écran de l’humoriste controversé Seth McFarlane.

En attendant de voir les résultats, bon cinéma !

 

 

Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.