Tout comme Alibis, Camera oscura célèbre aussi son cinquantième numéro : douze ans et demi de cinéma à suspense ! Il serait tentant de marquer l’occasion par une rétrospective ou un bilan, mais le rythme des parutions n’arrête pas. Entre docu-fiction, thrillers à grand déploiement et comédies déjantées, le cinéma à suspense continue de bien se porter et Camera oscura est là pour en témoigner.
Docu-fiction exposée
En tant que chronique analytique dans une revue trimestrielle consacrée aux genres littéraires, Camera oscura a l’avantage de ne pas être asservie au rythme des parutions hebdomadaires et d’ainsi profiter d’une saine distance envers les films présentés. Cela permet de tenir compte des réactions suscitées par les films et de les comparer à des œuvres similaires. C’est ainsi qu’en examinant les docudrames Argo et Zero Dark Thirty plus d’un an après leur sortie en salle, on doit nécessairement mentionner les documentaires qui ont suivi, surtout quand ceux-ci remettent en question les faits présentés.
Avec le temps, il est tentant d’être indulgent envers les inexactitudes historiques d’Argo [vf]. Dans ce thriller, l’acteur/réalisateur Ben Affleck examine le « Canadian Caper » durant lequel six Américains échappés de justesse à la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979 ont trouvé refuge chez l’ambassadeur canadien en poste et ont finalement réussi à quitter l’Iran grâce à une coopération clandestine entre Ottawa et Washington. À l’époque, l’épisode avait beaucoup fait jaser, provoquant des sentiments plus que favorables envers le Canada chez nos voisins américains.
Mais selon Argo, l’essentiel du travail de fuite fut accompli par la CIA, qui a utilisé une fausse production hollywoodienne (l’éponyme projet « Argo ») pour justifier l’existence de six cinéastes « canadiens » à Téhéran et leur rapatriement. Alors que les Iraniens (généralement personnifiés comme des radicaux assoiffés de vengeance) se rapprochent des fugitifs, l’agent de la CIA responsable de la rescousse se rebelle contre les ordres d’annulation de ses supérieurs, persuade ses protégés de venir avec lui et échappe de justesse aux ennemis qui le poursuivent jusqu’à la toute dernière minute. À la fin du film, les gens de la CIA laissent magnanimement le Canada « prendre le crédit » pour leur travail, contents de savoir qu’ils ont bien fait leur boulot dans l’ombre. Quels gentlemen…
« Objection ! » répond poliment Our Man in Tehran [v.o.a.], un documentaire canadien en partie conçu pour remettre les pendules à l’heure. Non seulement ne faut-il pas croire les libertés fantaisistes prises par Argo, il ne faut pas oublier non plus le contexte de la révolution iranienne (un effort collectif avec des rouages politiques internes qui rendaient impossible la simple libération des otages), tout comme on ne doit pas minimiser le courage de l’ambassadeur Ken Taylor ou bien oublier le rôle de reconnaissance que le personnel de l’ambassade canadienne a joué pour les Américains laissés sans aucune présence à Téhéran. Our Man in Tehran a beau être sobre et raisonné, c’est un film qui n’évite pas les pointes factuelles aux dépens de la production hollywoodienne. Le film nous apprend que l’agent de la CIA personnifié dans Argo par Affleck avait bien peu à voir avec le véritable Tony Mendez, que les Canadiens trouvaient le subterfuge hollywoodien inutilement compliqué et que la fuite des Américains hors de Téhéran s’est effectuée sans histoire.
En matière de production, Our Man in Tehran reste un documentaire au style assez classique : beaucoup de têtes qui parlent, un peu de matériel d’archives et quelques plans plus abstraits pour faire les liens entre les sections. L’intérêt y est constant, mais le film trouve toute sa valeur dans son contexte et sa réponse à Argo. Se plaindre qu’une production hollywoodienne est fantaisiste tient du cliché, mais ça ne rend pas le travail de comparaison moins nécessaire.
Ceci dit, il ne faudrait pas pour autant interpréter cette divergence historique comme une marque noire irrémédiable contre le thriller. Argo, aussi vexant que ce soit de l’admettre, demeure un film réussi, joignant le suspense d’un thriller historique à la comédie cynique d’un étrange épisode de l’histoire hollywoodienne, tout en gardant un rythme entraînant. Il n’est pas difficile de deviner quand la fiction prend le dessus sur la réalité et, alors que le film se dirige vers une conclusion où des jeeps de révolutionnaires poursuivent un avion de ligne tentant de s’envoler sur le tarmac de l’aéroport de Téhéran, il y a de quoi se payer quelques rires ébahis devant l’audace de l’adaptation. Malgré toutes ses fautes, Argo demeure un divertissement convenable… si on garde Our Man in Tehran en tête comme antidote factuel. Qu’Argo ait été couronné de l’Oscar du meilleur film n’a rien de surprenant : il s’agit d’une production hollywoodienne qui affirme que Hollywood peut avoir un impact sur de très sérieuses questions géopolitiques…
On aimerait être aussi bêtement enthousiaste au sujet de Zero Dark Thirty [Opération avant l’aube], mais la chose est rapidement rendue impossible par la lourdeur et le sérieux impitoyable du film. Version romancée des efforts qui ont mené les Américains à dépister et assassiner Oussama ben Laden dix ans après les événements du 11 septembre 2001, Zero Dark Thirty prend presque trois heures à tout raconter. De par sa présentation cinéma-vérité, le film affirme ne pas être qu’une simple production hollywoodienne. Tout est présenté avec pseudo-réalisme : la torture des suspects pour leur arracher de l’information, les revers cuisants, l’analyse d’un torrent d’informations dans le but de trouver la bonne piste…
Ces buts peuvent paraître sympathiques, mais une constatation consternante s’impose : le film est ennuyeux. Long. Répétitif. Curieusement laconique lorsqu’il devrait être prenant et pourtant inlassablement bavard pour présenter des détails triviaux. Certains seront tentés de répondre qu’il s’agit là d’une conséquence inévitable du réalisme – que raconter une histoire de la sorte dans ses moindres détails est aux antipodes des éléments de la fiction pleinement satisfaisante.
« Objection ! » suggère sobrement Manhunt : The Search for Bin Laden [v.o.a.], un téléfilm documentaire pour la chaîne HBO abordant les mêmes faits. En quatre-vingt-dix minutes nettement plus économiques, Manhunt présente simplement l’essentiel de la traque de ben Laden et rehausse ainsi l’impact du tout. On pensera en particulier à l’invraisemblable épisode du camp Chapman, ou un agent triple travaillant ultimement pour Al-Qaida a réussi à mener une attaque au sein d’une base fortifiée américaine, tuant d’un seul coup neuf employés de la CIA. Dans Zero Dark Thirty, le tout se déroule dans un flou diffus : l’attaque est difficile à ignorer, mais ses racines sont imprécises et son impact vite oublié. Dans Manhunt, l’épisode est présenté directement, souvent par des témoignages des agents de la CIA pour qui les victimes étaient de proches collègues. Aucune distraction, aucune confusion possible : l’incident devient une tragédie marquante par la « sororité » d’analystes (en grande majorité des femmes) traquant ben Laden.
Manhunt a, bien sûr, l’avantage de la pure vérité : les gens qui apparaissent à l’écran ne sont pas des acteurs, mais d’authentiques agents, analystes et gestionnaires haut placés. Ils nous donnent un aperçu rare de la réalité du travail à la CIA, et leurs expressions trahissent les compromis nécessaires pour en arriver à leurs fins, peu importent les idéaux contenus dans l’expression « sécurité nationale ». Manhunt se termine aussi sur une note qui a tôt fait de remettre les pendules à l’heure : ben Laden n’est plus, mais son idéologie persiste – à quoi servait vraiment sa mort, à part anéantir un symbole inquiétant ? En comparaison, l’incertitude assourdissante des derniers moments de Zero Dark Thirty (« Et maintenant ? » s’interroge, contemplatif, l’analyste au bout de sa traque) paraît un peu vide.
Il y a de quoi penser que certaines histoires sont mieux servies par les faits que par la dramatisation. S’il y a beaucoup de choses à admirer dans les intentions de Zero Dark Thirty (minimiser les artifices hollywoodiens, personnifier l’authentique « sororité » d’analystes de la CIA par un personnage féminin ou recréer avec une fidélité raisonnable le raid dans lequel ben Laden a été tué), le résultat manque d’énergie au point de lui préférer un documentaire concis. Zero Dark Thirty fut louangé par la critique, mais ça demeure un film par et pour les Américains. Le patriotisme états-unien dans sa forme la plus pure (c’est-à-dire aucunement adoucie par les exigences du divertissement populaire global, tel White House Down ci-après) ne voyage pas très bien sitôt les frontières des États-Unis franchies.
Maison-Blanche en péril
Camera oscura est née dans les mois qui ont suivi le 11 septembre 2001, une époque fort étrange dans l’histoire du cinéma hollywoodien. Marqué par l’incertitude, le deuil et la déprime de ces temps troubles, l’univers d’Hollywood s’était retrouvé face à une crise de conscience : serait-il à nouveau possible de produire des thrillers surfaits et ridicules à une époque où l’Amérique avait perdu son innocence bon enfant ?
Plus de douze ans plus tard, la situation est tout autre. L’Amérique ayant apparemment retrouvé son innocence (est-ce avouer l’infantilisation constante de la nation ?), voici que sont parus pas moins de deux films prenant comme folle prémisse un assaut sur la Maison-Blanche. Olympus has Fallen [Assaut sur la Maison-Blanche] et White House Down [Maison-Blanche en péril] n’hésitent pas à détruire des symboles nationaux et à affirmer les valeurs américaines fondamentales. Plutôt que de nous plaindre à nouveau du manque d’originalité hollywoodien, profitons de l’occasion pour examiner comment la même idée peut être développée indépendamment… et quelle approche est préférable.
Une intrigue commune unit les deux films. Quand la Maison-Blanche est prise d’assaut par des ennemis, un « pas-si-quidam » ayant quelque chose à prouver se trouve au bon endroit pour contrecarrer les plans ennemis, protéger le président, démasquer les traîtres et se venger de ceux qui ont osé s’attaquer au symbole de la nation. En parallèle, les ennemis anéantissent des monuments pour faire diversion, se protègent d’assauts héliportés et ont comme but ultime d’utiliser l’accès de la Maison-Blanche à l’arsenal nucléaire stratégique américain pour causer encore plus de problèmes.
Un tel sommaire d’intrigues communes souligne la loufoquerie inhérente. Attaquer la Maison-Blanche ?! Aussi bien écrire de la pure fantaisie. Si White House Down comprend bien que la seule façon de rendre justice à un tel high concept est d’aller franchement dans l’absurdité blockbuster, Olympus Has Fallen prend le pari raté d’un traitement plus sérieux et finit rapidement par mettre la patience de son public à rude épreuve. Le film débute par une séquence d’action déprimante où la première dame meurt. On blâme des agents nord-coréens pour l’assaut (ignorant qu’un tel acte de guerre serait rapidement suivi par la transformation nucléaire de Pyongyang en désert atomisé), on montre avec force détails sanglants un assaut brutal sur Washington, où le sang des innocents coule abondamment, on laisse l’antagoniste et le protagoniste torturer des adversaires pour obtenir de l’information et les dialogues proposent une invraisemblable série de jurons. Personne n’attendait de classe ou de subtilité d’Olympus Has Fallen. Mais il n’était pas déplacé de demander un peu d’humour, une absence de sadisme et une scénarisation qui reconnaît l’absurdité de son propos.
Pour ce faire, on préférera aller voir du côté de White House Down, une deuxième prise nettement plus réussie sur le même concept. La réalisation donne rapidement le ton. Car si Olympus Has Fallen est mené par le réalisateur Antoine Fuqua (renommé pour des films pseudo-réalistes comme Training Day), White House Down est une production de Roland Emmerich, un vieux routier du divertissement explosif ayant offert des œuvres comme Independence Day, The Day After Tomorrow et 2012. Emmerich comprend que de tels films d’action ne s’abordent pas qu’au premier niveau et fonctionnent mieux quand le public peut s’abandonner à un spectacle sans conséquence déplaisante. Ainsi White House Down prend-il soin de faire allusion à sa propre absurdité (« On ne voit pas ça chaque jour ! » dit un personnage en regardant le président tirer une roquette alors que la limousine présidentielle fait des beignets sur la pelouse de la Maison-Blanche), minimiser la violence au profit de l’action spectaculaire et nous rassurer par une conclusion triomphante : ce film est un fantasme plutôt qu’un cauchemar.
La distinction est cruciale, car ce type de film d’action opère clairement selon les codes de l’échappatoire du réel. Personne ne veut vraiment voir un drame réaliste au sujet d’une prise d’assaut de la Maison-Blanche – et c’est pourquoi White House Down est pourvu d’un héros sympathique (Channing Tatum, confiant mais nullement arrogant), d’antagonistes sagement typés, d’une succession régulière de scènes d’action dynamiques et d’une scénarisation limpide. L’humour est fréquemment au rendez-vous, le président à sauvegarder de la menace y est sympathique (Jamie Foxx imitant Obama, nettement plus drôle avec ses bons mots que le sévère Aaron Eckhart dans Olympus Has Fallen) et il y a même un rôle de choix pour une adolescente précoce faisant l’éloge de l’engagement civique.
On notera avec une certaine ironie que Fuqua est américain, alors qu’Emmerich demeure citoyen allemand. Ici aussi, le patriotisme excessif ne paie pas : si les sombres revers d’Olympus Has Fallen ont de quoi raviver les ardeurs protectionnistes du public cible américain, l’excès typique de White House Down a plutôt de quoi amuser autour du globe – et on remarque que les antagonistes du film d’Emmerich sont une collection d’Américains avec des remontrances envers le président et son administration, ajoutant une couche bienvenue de complexité exactement là où le scénario en avait besoin… et facilitant ainsi son passage aux douanes.
On ne parlera pas de White House Down comme d’un succès absolu (un revirement superflu en toute fin du film est mené de manière juvénile, alors que certains moments traînent en longueur) ou même d’Olympus Has Fallen comme d’un échec complet (il y a de quoi se laisser porter d’une séquence d’action à l’autre, et Gerard Butler se paie un rare bon rôle de héros d’action), mais le film d’Emmerich est sans aucun doute celui que l’on souhaitera revoir une deuxième fois. Et, douze ans après septembre 2001, on constatera avec soulagement que Hollywood peut présenter de tels grands spectacles de terrorisme sans craindre de réprobation populaire… Peu importent les considérations critiques mitigées, les deux films se sont avérés de modestes réussites au box-office. Que dire de plus ?
Que faire des héros vieillissants ?
Oubliez les attraits du tapis rouge ; personne ne devient acteur pour s’assurer une pension de retraite confortable. Peu importe l’idéal naïf qui suggère une longue carrière pour tous, la réalité est que certains types hollywoodiens ne peuvent durer, surtout s’ils sont basés sur des attributs physiques. On pensera immédiatement au triste destin des actrices prisées pour leur beauté et reléguées au rancard une fois arrivées les premières rides. Mais le même principe vaut souvent pour les acteurs s’étant bâti une carrière fondée sur les prouesses physiques. Ces performances musclées sont tout aussi sensibles au passage du temps. Reste à voir les avenues qui s’offrent à ces « héros d’action » une fois que les muscles ne répondent plus aussi facilement qu’avant. Avec la magie du cinéma, un sexagénaire peut bien avoir l’air de tabasser des adversaires beaucoup plus jeunes, mais est-ce que le public peut continuer à gober longtemps de telles situations sans ressentir une incrédulité grandissante ?
Parfois, le film choisit d’ignorer l’âge de sa vedette. C’est le cas de The Last Stand [Le Dernier Combat], film d’action de série B présentant le premier rôle-vedette en une décennie pour Arnold Schwarzenegger. Maintenant arrivé à l’âge de la retraite, le légendaire Schwarzenegger reprend du service dans le rôle familier du vétéran policier devenu shérif mûr d’une petite ville, ici située près de la frontière mexicaine. Alors qu’une autre journée tranquille s’annonce, le shérif a vent d’une tempête imminente : un dangereux narcotrafiquant mexicain en cavale s’est emparé d’une automobile puissante et se dirige à toute allure vers la frontière. Est-ce que le shérif et sa bande d’adjoints seront en mesure d’accomplir ce que le reste des policiers américains semble incapable de faire ?
En tant que film de série B, The Last Stand possède au moins le mérite de profiter d’une trame narrative forte en poursuites et en potentiel dramatique. Automobiles rutilantes, artillerie lourde et personnages secondaires distinctifs font en sorte que le tout n’est pas à prendre trop au sérieux, rendant plus naturelles les invraisemblances nécessaires au déroulement du film. Le réalisateur coréen Kim Jee-woon réalise ici son premier long-métrage américain et s’en tire plutôt bien. Si The Last Stand ne regorge pas de trouvailles visuelles, il est mené de manière efficace et a son lot de moments forts.
Ceci dit, les invraisemblances et indulgences limitent la portée du film et les deux scènes d’action censées tout clore sur une haute note (une poursuite automobile dans un champ de maïs et un affrontement à mains nues sur un pont temporaire) finissent par tellement s’éterniser qu’il est tentant de regarder ces séquences en accéléré. Le combat final, où Schwarzenegger affronte un adversaire plus jeune de vingt-cinq ans, est particulièrement agaçant : même en voyant le film reconnaître les limites d’un héros vieillissant, ce qui peut être considéré raisonnable reste limité.
Une vedette d’action qui tente à tout prix de reproduire les prouesses physiques qui ont fait son succès d’antan peut rapidement franchir la frontière du ridicule. Alors, pourquoi ne pas embrasser ce ridicule ? demande à nouveau Red 2 [vf], un film d’action conçu en tenant compte de l’âge de ses vedettes. Bruce Willis, John Malkovich et Helen Mirren reprennent du service en tant qu’espions à la retraite (ou presque) et, cette fois, l’action dépasse rapidement les frontières américaines pour se diriger vers l’Europe, où ils finiront par découvrir et neutraliser de dangereuses reliques de la Guerre froide.
Le mélange comédie et action est à nouveau au rendez-vous, mais le ton semble ici un peu mieux contrôlé que dans le film précédent, parvenant à un meilleur équilibre entre les réparties amusantes et les scènes d’action obligatoires. Bruce Willis a joué le rôle du vétéran blasé une douzaine de fois déjà, mais une autre répétition n’est pas nécessairement mauvaise… surtout lorsqu’il est entouré d’une bonne brochette d’acteurs. Catherine Zeta-Jones y va d’un autre rôle secondaire remarquable en tant que séductrice jadis fatale, alors qu’Anthony Hopkins se paie un rare rôle comique de savant un peu gâteux.
Si le film n’a pas de quoi passer à l’histoire, on y reconnaît tout de même une astuce conceptuelle certaine : en prenant pour point de départ une intrigue aux racines fermement ancrées dans la Guerre froide, Red 2 fournit une justification à la présence d’acteurs aguerris et reconnaît pleinement les conséquences de leur âge. Les cascades et affrontements que l’on demande aux acteurs sont parfois poussés, mais le ton comique du film rend le tout plus acceptable. Quand Bruce Willis finit par tabasser un adversaire plus jeune, les deux semblent surpris de constater sa victoire. Si Red 2 ne se débarrasse pas du ridicule de voir des quasi-retraités s’adonner à des prouesses physiques invraisemblables, il reconnaît au moins une partie de cette invraisemblance par le rire.
Mais la vieillesse n’est pas toujours drôle, et traiter de ce qu’elle implique (la disparition de ses amis, la certitude que les meilleurs jours sont passés, le sentiment d’inutilité) demande parfois des outils plus percutants que la comédie… même en demeurant associé au domaine du suspense. D’où la nécessité de films de la trempe de Stand-Up Guys [v.o.a.], une comédie dramatique explorant le sort de criminels vieillissants forcés de faire le bilan de leur vie. Le tout commence alors qu’un criminel endurci (Al Pacino) sort de prison après un très long séjour et est accueilli par un vieil ami (Christopher Walken). Les deux comparses affirment vouloir se payer une folle soirée de liberté, mais c’est ignorer que l’un d’entre eux a clairement reçu l’ordre d’abattre l’autre pour des transgressions passées. Au fur et à mesure qu’avance la nuit, les deux hommes finissent par examiner leur vie et tenter, pour la dernière fois, de corriger les torts qui existent autour d’eux.
Malgré un générique fort en noms connus, Stand-Up Guys n’occupera pas une grande place dans la filmographie de ses acteurs-vedettes. Pacino et Walken ont à nouveau la chance d’utiliser leur répertoire de tics habituels, et le scénario est nettement trop épisodique pour éviter des changements abrupts de ton. Certaines scènes (tel le passage du bordel ou la rescousse d’une victime) appartiennent carrément au registre du souhait exaucé, et le film ne peut pas tout à fait combler le vide laissé par la trop brève apparition d’Alan Arkin comme conducteur en manque d’une dernière poursuite automobile.
En revanche, on appréciera la tentative de présenter avec un ton relativement terre à terre la vie de caïds vieillissants. En tant qu’hommage aux carrières de Pacino et Walken, Stand-Up Guys n’est pas à ignorer. Alors que plusieurs des vedettes hollywoodiennes vieillissent, le film offre un portrait plus franc que ceux qui proposent des sexagénaires pouvant toujours tabasser qui ils veulent ou ceux qui provoquent les rires devant un retraité s’adonnant à l’espionnage international. Hollywood est loin d’avoir fini de disposer de ses ex-vedettes, et trouver un moyen de bien profiter de leur âge d’or sera préférable à les voir sombrer dans l’oubli.
Dans une réalité pas si éloignée de la nôtre
Nul besoin d’aller lire des nouvelles uchroniques dans notre revue-sœur Solaris pour aborder la question d’univers parallèles légèrement différents du nôtre. En cinéma à suspense, il suffit de changer de sous-genre pour arriver à des mondes qui ne fonctionnent pas tout à fait comme celui que nous partageons, parfois pour le mieux, mais souvent pour le pire.
C’est ainsi que l’on finit par s’intéresser à des films comme This Means War [C’est la guerre], une comédie romantique high-concept où deux espions s’éprennent de la même femme et déploient toutes les ressources à leur disposition pour obtenir son affection. Ironiquement, cette déviation de la réalité n’est pas aussi dramatique maintenant qu’à la sortie du film en 2011. Une des révélations les plus charmantes des documents de la NSA coulés par Edward Snowden fut le dévoilement de la pratique du « LOVEINT », c’est-à-dire la collecte d’informations au sujet d’intérêts romantiques par des agents du renseignement américain. Mais This Means War va nettement plus loin. Non contents de craquer des bases de données ou d’intercepter des communications pour en savoir plus sur les habitudes de leur flamme, les soi-disant héros du film entrent par effraction chez elle pour y planter des dispositifs d’écoute, utilisent des ressources du gouvernement pour une surveillance 24/7 et parviennent à détourner des trésors artistiques pour impressionner leur conquête.
À cela, il faut ajouter une généreuse dose d’irréalisme hollywoodien. Les agents secrets profitent de vastes bureaux high-tech décorés de noir, de bleu et de lumière laser. Un agent secret à l’accent britannique prononcé travaille pour la CIA. Et c’est sans compter la contre-factualité prononcée d’un film censé se dérouler à Los Angeles mais tourné à Vancouver, entre des scènes situées à l’immanquable Vancouver Public Library, des céréales « Choix du Président » bien canadiennes ou le choix curieux d’utiliser un magasin HMV en tant que club vidéo.
Devant de tels assauts répétés, aucune surprise si This Means War s’avère un échec. Le réalisateur McG ne sait pas trop sur quel ton mener son film, et entre les scènes trop violentes, les tentatives d’une romance bien sérieuse malgré le côté repoussant des moyens employés par les personnages et des acteurs incapables de sortir des rôles assignés, on reste bien insatisfait d’un film dont la prémisse semblait pourtant accrocheuse. This Means War ne tente jamais un réalisme crédible, mais ne réussit pas pour autant à créer un sentiment d‘irréalité convaincant.
À cet égard, on préférera le film à petit budget The Baytown Outlaws [v.o.a.], une comédie criminelle suffisamment déjantée pour faire pardonner ses nombreuses déviations de la réalité. Car dans cet univers inspiré d’innombrables thrillers d’exploitation, il n’est pas déplacé pour un shérif de faire confiance à de sympathiques hommes de main pour faire disparaître les éléments (plus) criminels de son comté. Pour nos trois anti-héros servant la justice en faisant le mal, tout se corse quand une cliente vient leur demander de secourir son filleul des mains de son ex-mari. Ne posant pas de questions, les trois loubards ont tôt fait de compléter leur mission… en laissant beaucoup trop de traces. Une bande de motardes tueuses, des pirates de la route et un violent gang d’Amérindiens se lancent alors à leurs trousses.
Étant donné un tel mélange, il ne faut pas être étonné si The Baytown Outlaws finit par ressembler à un délire onirique imaginé après une surdose de comédies criminelles à bas budget. C’est volontairement conçu et présenté comme un film d’exploitation à la néo-grindhouse (il n’y a qu’à voir une des affiches du film), pas très loin de titres tels Machette et Hobo With a Shotgun. The Baytown Outlaws n’a pas tout à fait maîtrisé le charme propre aux meilleurs exemples du genre (on notera des longueurs, un attachement bien superficiel aux protagonistes et une tendance aux gags faciles), mais cela demeure tout de même un exemple éloquent de ce qui devient possible lorsqu’on abandonne les règles du réel pour multiplier les références au genre choisi. Le résultat n’est pas idéal pour tous : pour mieux profiter de films comme The Baytown Outlaws, il faut avoir vu suffisamment de films soi-disant réalistes – et une bonne sélection de films de genre – pour apprécier les déviations de la norme.
Pour aller encore plus loin dans l’irréel, il est préférable de se débarrasser des fardeaux de la cohérence narrative, de la crédibilité ou bien de l’illusion de la signification. Un film tel Guns, Girls and Gambling [v.o.a.] porte ses lettres de noblesse à même son titre : comme tentative délibérée d’annoncer les couleurs de l’ensemble, on ne ferait pas mieux. Le tout commence alors qu’un quidam se réveille près d’un casino après une folle soirée remplie de jeu et d’imitateurs d’Elvis. Il prend vite conscience que la nuit dont il a oublié les détails a été forte en péripéties. Autrement, comment expliquer l’assortiment de personnages dangereux qui lui en veulent ? A-t-il vraiment volé un artefact précieux ? Le groupe d’imitateurs d’Elvis connaît-il la réponse ? Et qui est cette grande tueuse blonde qui semble parader avec impunité en tenue de cuir ?
Oui, Guns, Girls and Gambling est une comédie criminelle de genre pure et dure. L’inspiration du film vient moins de la réalité telle qu’on la connaît que d’autres films du même acabit. (Un indice : Lucky Number Slevin.) Alors que se multiplient les retournements, entorses narratives et autres éléments d’une bizarrerie gratuite, il devient évident qu’il faut apprécier le film comme comédie loufoque d’abord, et comme drame criminel bien après. Quand arrive la conclusion, avec des explications tellement enchevêtrées qu’elles finissent par se contredire, il faut s’être libéré de la quelconque intention d’y voir un film réaliste. Ce qui n’est pas un défaut : il est sympathique de voir un polar comique aller au bout de la folie propre au sous-genre.
Un examen de Guns, Girls and Gambling permet aussi de boucler la boucle amorcée par This Means War, car si les deux films se veulent des comédies, This Means War se prend trop au sérieux et ses entorses à la réalité sont plus inattentives que délibérées. Guns, Girls and Gambling est techniquement un moins bon film que This Means War, mais il a l’avantage de provoquer un sentiment de sympathie nettement plus fort, de quoi faire pardonner une foule de scories d’exécution, de compromis budgétaires ou de répliques bâclées. Guns, Girls and Gambling est avant tout le produit d’un seul créateur (le scénariste/réalisateur Michael Winnick) et cette vision bien personnelle a de quoi agir comme une bouffée d’air frais après un produit hollywoodien aussi manipulé que This Means War… dont la production s’est, dit-on, échelonnée sur plus d’une décennie avec de multiples équipes de scénaristes, de réalisateurs et de vedettes. Car si la réalité est consensuelle, les univers imaginés sont parfois mieux présentés de manière bien personnelle.
Bientôt à l’affiche
Si le suspense historique vous intéresse, Hollywood s’apprête à vous servir des morceaux de choix : The Monuments Men (George Clooney mène des préservateurs de trésors dans les ruines de l’Allemagne nazie), 300 : Rise of an Empire (un retour stylisé à la Perse antique) ou bien Pompeii (Paul W.S. Anderson s’intéresse au désastre légendaire qui a anéanti la ville romaine de Pompéi). Plus près de nous, vous pourrez voir les poursuites automobiles de Need for Speed et les prestations des vieux routiers tels Liam Neeson (Non-Stop) et Kevin Costner (3 Days to Kill).
En attendant, bon cinéma !
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.