Camera Oscura 49

Christian Sauvé

Paru en primeur dans les pages d’Alibis 49, hiver 2014

À quel moment la violence, ingrédient principal de presque tout ce qui présente de l’intérêt pour Alibis, devient-elle excessive? Comment apprécier un réalisateur non seulement pour des films particuliers, mais pour une carrière entière, avec ses hauts et ses bas? Pourquoi peut-on défendre l’emploi des outils du cinéma noir à des fins aux antipodes du suspense? Violence, réalisateurs et faux thrillers sont au cœur de cette livraison trimestrielle de Camera oscura.

Méditations sur la violence

Ne soyons pas hypocrites: pratiquement tous les films présentés par Camera oscura sont des méditations sur la violence. Car le crime, c’est surtout le bris de l’entente implicite qui existe entre les membres d’une société. C’est l’intrusion de la brutalité primitive sur la patine de civisme créée avec tant de peine et de misère au fil des siècles. Bref, peu importe la qualité et les moyens du film en question, le cinéma sombre rumine (parfois inconsciemment, naïvement ou à contresens) sur la place de la violence dans un monde où elle n’est plus acceptable. Les présomptions sont connues: les innocents doivent être protégés; ceux qui perpétuent la violence doivent être contrôlés, et l’utilisation acceptable de ladite violence devrait être réservée aux cas spéciaux, préférablement aux professionnels capables de bien juger de son application et de ne pas être séduits par sa facilité. Mais parfois, quelques films poussent les choses un peu plus loin… même pour le critique blasé.

Prenons pour exemple Seven Psychopaths [Les Psychopathes], retour au cinéma du dramaturge Martin McDonagh après le succès-culte In Bruges, en 2008. Tel son long-métrage précédent, Seven Psychopaths manie des personnages excentriques, des dialogues fleuris, une intention thématique plus profonde que la moyenne et un violent manque de retenue pour explorer les recoins de son intrigue. Ici, c’est Colin Farrell qui incarne le personnage principal, un scénariste hollywoodien en manque d’inspiration pour son prochain scénario. Faisant part de ses problèmes d’écriture à un ami relié au monde interlope, notre écrivain se retrouve rapidement happé par une sombre histoire de « dognapping », de tueurs en série auditionnant pour son attention, de fantaisies métafictionnelles… et par la demi-douzaine de psychopathes annoncés par le titre.

Évidemment, impossible de situer une telle histoire en plein Los Angeles cinématographique sans être plongé dans une envolée de délires auto-référentiels qui ne seront pas sans rappeler Adaptation ou bien The Player. Quand le protagoniste s’interroge sur la manière de livrer un troisième acte qui ne glorifie pas la violence inhérente à la prémisse du scénario, c’est l’annonce d’un film de plus en plus retors et de moins en moins conventionnel. Le tout finit par donner à Christopher Walken un de ses meilleurs rôles depuis longtemps, à mi-chemin entre l’autodérision et la mélancolie propre à l’acteur. Il ne faut pas manquer la finale du film telle que délirée par un tueur friand des clichés hollywoodiens, ou bien les vignettes tordues qui expliquent tour à tour l’origine des psychopathes titulaires. Le résultat saura intéresser les amateurs de Tarantino, les férus de métafiction et les cinéphiles blasés. Chemin faisant, on développera même une certaine sympathie pour ce pauvre scénariste, épris d’un désir d’être humaniste dans un environnement conçu pour glorifier criminels impitoyables et fusillades incessantes. Car si le polar se veut un genre où le crime ne paie pas et où triomphe une certaine vertu, est-ce que le fait de montrer la violence à l’écran n’est pas une concession à son attrait?

Pour un exemple particulièrement excessif de cette tension, on ira voir en Corée du Sud l’exemple occasionnellement révoltant de I Saw The Devil [v.o.c.: Akmareul boatda], thriller qui fonctionne initialement sans vergogne selon les rouages familiers du film de vengeance. Alors qu’une jeune femme (jolie, sans défense, enceinte) est brutalement tuée et démembrée par un tueur en série, le veuf de celle-ci s’avère être un agent secret aux capacités remarquables.

Traquant le meurtrier, notre protagoniste a tôt fait de capturer le coupable, de lui implanter un dispositif traqueur… et de le relâcher, recherchant délibérément à créer en lui la terreur de la chasse inévitable. S’ensuit un jeu de chat et plus gros chat dans lequel plusieurs souris meurent de manière dégoulinante.

Même pour les lecteurs de Camera oscura les plus coriaces, I Saw The Devil s’avère excessivement violent. Les meurtres sont montrés en longueur (ce qui explique partiellement pourquoi un film à l’intrigue si linéaire parvient à durer deux heures et demie) et avec un détail graphique repoussant. Qui plus est, I Saw the Devil semble exister (sans humour, contrairement à Seven Psychopaths) dans une réalité parallèle où pullulent les psychopathes sadiques. Non seulement l’antagoniste dépend de l’hospitalité d’un ami cannibale, mais un simple trajet en taxi lui permet de découvrir un duo de tueurs récréatifs. Tout cela sans compter la série de meurtres et d’assauts sexuels commis par le vil tueur. Plusieurs ne parviendront pas à regarder tout le film et s’en débarrasseront avec un réel soulagement. Ceux qui se rendront à la fin auront de quoi critiquer les coïncidences abominables du scénario, la vision du monde grand-guignolesque du scénariste ou le manque de profondeur de la réflexion au sujet de la vengeance – car le sadisme du protagoniste décidément peu héroïque n’est pratiquement pas puni.

Mais ce qui laisse un goût encore plus amer au cinéphile plus sensible, c’est que le film est fort bien réalisé. De nombreux moments de cinéma sont finement contrôlés, et la structure de l’intrigue a de quoi susciter quelques moments d’étonnement avant de retomber dans la simplicité ultime. Malgré l’amoralité de la présentation qui semble s’attarder longuement sur l’agression des innocents et la perversité des vilains, I Saw the Devil est un film réalisé à grand coup de moyens, d’acteurs respectables et de cinématographie exceptionnelle. Le plan ininterrompu où l’antagoniste découvre et tue deux autres tueurs à l’intérieur d’un taxi est un chef-d’œuvre — dommage qu’il soit au centre d’une sous-intrigue débile dans un film pratiquement impossible à recommander sans avertissement.

Car si I Saw the Devil est un hommage à l’idée que la vengeance est corrosive pour l’intégrité d’un homme bon (comment s’éprendre d’un protagoniste aussi cruel, même confronté à un antagoniste au sadisme caricatural?), il n’est pas déplacé de faire valoir qu’il se complaît dans la représentation de la cruauté de ses personnages. Il aurait été possible, voire même aisé, de réaliser un film avec les mêmes qualités cinématographiques, une interrogation plus poussée du rôle de la vengeance et les mêmes retournements sans nécessairement se complaire dans autant d’hémoglobine ou de viscères exposés. Car nul besoin d’être fleur bleue pour penser qu’il n’est pas strictement nécessaire d’inclure cannibalisme, démembrements, viols et décapitation graphique dans de tels films.

Mais une telle version édulcorée de I Saw the Devil aurait-elle fait tant jaser? Un survol rapide des réactions au film démontre que les réactions estomaquées prévalent, accompagnées de reconnaissance à reculons des qualités strictement cinématographiques du résultat. (En plus d’une longue série de recommandations pour le film… entre amateurs de cinéma d’horreur extrême.) Car la violence excessive fait toujours jaser: même quand Camera oscura s’offusque, l’épisode dure six cents mots.

Aux antipodes de l’horreur coréenne, on trouve évidemment le blockbuster hollywoodien. Car Hollywood opère selon ses propres règles forgées dans un bain de décennies d’expérience, d’analyse de marché, de groupes de discussion aux rapports minutieusement disséqués et de projections financières finement calculées selon les tendances du moment. Et c’est ainsi qu’un film d’action aussi oubliable que The Expendables 2 [Les Sacrifiés 2] vient fournir une troisième façon d’interpréter la violence au cinéma.

Tel son exécrable prédécesseur de 2010, The Expendables 2 s’avère avant tout un hommage au cinéma d’action des années 1980-1990, en réunissant un plein générique d’icônes de films d’action et en les laissant fanfaronner au milieu d’une intrigue de service. Avez-vous dit « cinéma pour gars »?

The Expendables 2 parvient à faire mieux que son prédécesseur en raison d’une seule décision: celle de retirer la réalisation du film à Sylvester Stallone pour la confier à Simon West. Un vétéran du genre depuis Con Air (1997), West est nettement plus apte comme réalisateur, et The Expendables 2 a le mérite d’être à demi cohérent dans ses scènes d’action et de ne pas être aussi indulgent envers les excès de Stallone. Cette suite semble aussi avoir un sens de l’humour un peu plus autoréférentiel que l’original (il n’y a qu’à voir les rôles deus ex machina tenus par Chuck Norris, Bruce Willis et Arnold Schwarzenegger), ce qui a de quoi adoucir le machisme parfois abrutissant de la série. Pour le reste, on fera remarquer que si l’original était un retour aux années 1980, la suite semble s’attacher aux années 1990 en traitant de prolifération nucléaire en Europe de l’Est. Unis contre un dangereux marchand d’armes explicitement nommé Vilain (incarné par nul autre que Jean-Claude Van Damme), nos mercenaires-héros déploient artillerie lourde, explosifs et machines bruyantes au service de la protection des innocents.

Par moments, ça fonctionne plutôt bien pour les spectateurs modernes. La longue séquence d’action qui amorce le film est un joyeux mélange de poursuites, de cascades, de bolides en mouvement, de gags bien déployés et d’un Sylvester Stallone qui comprend qu’il n’est pas la seule star du film. Les choses se dégradent alors qu’avance le film et que les simples mitrailleuses prennent le dessus sur l’intrigue. The Expendables 2 mène inévitablement à une boucherie à l’intérieur d’un aéroport où il ne semble pas y avoir de quidams et à un interminable affrontement à mains nues entre Stallone et Van Damme… Une épiphanie tardive s’impose: violence n’est pas synonyme d’action, et l’action est de loin plus divertissante que la violence.

Expliquons, à l’aide d’un retour historique outrageusement simplificateur: l’époque iconique des « films d’action des années 1980 » (Cobra, Delta Force, Commando, Rambo 2, etc.) présentait habituellement un vengeur et son fusil, canardant (ou transperçant avec son couteau, lorsque le fusil manquait) des hordes d’ennemis en affrontements qui tenaient plus de la boucherie violente que de l’action et du suspense. Une décennie plus tard, au milieu de la vague des « films d’action des années 1990 » (Bad Boys, The Rock, Executive Decision, Con Air, Face/Off, etc.), l’accent était décidément mis sur l’action: les poursuites automobiles, les cascades d’avion, les explosions gigantesques. La différence est réelle: la violence d’une tuerie n’est pas aussi plaisante que l’action à grand déploiement. La violence est personnelle, fait couler le sang et n’a pas de connotation divertissante, alors que l’action s’approche du spectacle sans conséquences désagréables. Il est tout à fait possible d’être amateur d’action et d’être repoussé par la violence excessive…

Ce qui nous ramène à la finale de The Expendables 2, où les soi-disant héros canardent un aéroport en ricanant, et où le sexagénaire Stallone est montré comme étant en mesure de triompher à mains nues de Jean-Claude Van Damme, mais uniquement au bout d’un long affrontement dans un entrepôt délabré et mal éclairé. Non seulement s’agit-il d’un amas de clichés dépourvus d’originalité, mais aussi d’un triomphe de la violence sur l’action. Impossible de nier qu’il y a un public pour les scènes où des quidams meurent en dansant sous l’impact des balles transperçant leurs corps, mais affirmons sans grande peur de se tromper qu’il s’agit d’un public plus restreint que pour une scène d’action bien menée. C’est un rappel que la série The Expendables a beau occasionnellement se présenter de manière abordable, cela reste avant tout un cadeau à des cinéphiles en partie coincés dans les poncifs propres aux années 1980. Le monde a évolué depuis, et le machisme primaire qui menait si rapidement à la violence mano a mano d’alors a heureusement cédé la place à un type d’affrontement nettement plus potable pour une foule plus nombreuse.

De quoi pousser un certain soupir de soulagement : malgré l’existence d’excès tel I Saw the Devil, il y a de la place pour les réflexions humanistes de Seven Psychopaths… et l’évolution du cinéma depuis trente ans a de quoi laisser derrière des reliques telles que The Expendables 2.

Réalisateurs chevronnés, expériences remarquables

Il est inutile de répéter que le cinéma demeure une forme d’expression artistique sous le contrôle des réalisateurs. Si de rares producteurs influents à la Bruckheimer peuvent faciliter certains films, si certains acteurs parviennent à se créer une image consistante d’un film à l’autre, même les scénaristes qui arrivent à établir leur identité le font habituellement en réalisant leurs propres scénarios. Le cliché « But what I really want to do is direct » existe pour une raison: c’est le réalisateur qui conçoit, qui planifie, qui prend les décisions et, éventuellement, qui finit par récolter les applaudissements ou subir les huées. Pour le cinéphile, le nom d’un réalisateur n’est pas un gage de qualité autant qu’une promesse d’exécution similaire: la meilleure manière de prévoir la nature de son expérience cinématographique est de se fier à la feuille de route d’un réalisateur.

Ceci dit, les variations d’un film à l’autre peuvent parfois être plus intéressantes qu’on l’espérait. Michael Bay a bâti sa réputation sur une longue série de films tonitruants, remplis d’action, de plans de caméra saccadés et de tant d’explosions qu’on en a fait la parodie dans pas moins de deux publicités le mettant en vedette. L’annonce de Pain & Gain [Coup musclé] avait de quoi intriguer: malgré l’expérience de Bay à mener des thrillers criminels floridiens avec les deux films de la série Bad Boys, le budget de son plus récent film était de vingt-six millions, donc moindre que ses cinq efforts précédents… Qu’est-ce que Bay serait en mesure de faire avec des moyens aussi limités?

Beaucoup de choses, en fait. Inspiré (très librement) de faits réels, Pain & Gain s’intéresse à trois culturistes de Miami qui décident de kidnapper un riche homme d’affaires et de lui faire signer des papiers leur cédant toute sa fortune. De très nombreuses complications s’ensuivent, la plupart causées par l’intelligence limitée des criminels et la personnalité extrêmement déplaisante de la victime. Pour les lecteurs familiers avec le sous-genre déjanté « South Florida Wackos » tel que pratiqué par Hiassen, Shames et compagnie, c’est comme en voir un porté à l’écran.

Mais le véritable attrait est de regarder Bay utiliser ses instincts pour servir un film à la fois long et rapide, au montage dynamique et à la cinématographie haute en couleurs floridiennes. Pain & Gain bouge avec fluidité et semble profiter d’un budget maintes fois plus élevé étant donné la qualité de sa production. Le scénario n’est pas trop mal écrit et l’amoralité à peu près complète de l’intrigue, où la victime s’avère repoussante et les criminels occasionnellement sympathiques, est tout à fait appropriée pour Bay… qui ne s’est jamais compliqué la vie avec des questions éthiques complexes. On trouvera même une certaine profondeur thématique dans la rhétorique du rêve américain comme justification à une entreprise criminelle. Mark Whalberg et Dwayne Johnson sont particulièrement remarquables en criminels peu futés, des rôles qui demandent une certaine agilité pour ne pas tomber dans la caricature.

Si Pain & Gain n’est pas dépourvu d’au moins une poursuite (à pied) et d’une explosion (modeste) et s’inscrit tout de même assez bien sur la feuille de route de Bay, on constatera que la discipline de l’exercice est saine pour lui: sa réalisation demeure efficace sans effets spéciaux, et il parvient sans artifice à soutirer des performances d’acteurs que l’on n’attendait pas. Avec un bon scénario et un peu de retenue, il reste donc de l’espoir pour Bay. Hélas, il faudra voir si on lui laissera l’occasion de capitaliser sur ce succès d’estime: les recettes de Pain & Gain ont été décevantes, et le prochain projet sur sa feuille de route est le gargantuesque Transformers 4

Ceci dit, la constance dans l’œuvre d’un réalisateur peut parfois s’avérer une arme à double tranchant. Le réalisateur Nicholas Winding Refn a longtemps œuvré dans les dédales des thrillers criminels de répertoire avant d’obtenir un certain succès populaire avec Drive. Grâce au succès du film, il s’est trouvé libre de faire à sa guise avec son prochain projet, et c’est ainsi qu’il a sorti le scénario d’Only God Forgives [Seul Dieu pardonne] de ses tiroirs. Le résultat s’avère décidément dans la même mouture que Drive. Intrigue située en plein univers criminel (mais à Bangkok plutôt que Los Angeles), héros peu loquace (à nouveau interprété par Ryan Gosling, favori des dames), antagoniste force de la nature, déroulement pondéré, violence excessive, cinématographie riche en couleurs… Ici, c’est un expatrié américain se spécialisant en trafic de stupéfiants qui se retrouve plongé en pleine crise quand son frère tue une jeune fille et provoque la vengeance impitoyable du père de celle-ci.

Mais autant Drive avait conquis critiques et public, autant Only God Forgives est rebutant. Le laconisme du protagoniste atteint un cryptisme exaspérant, la violence semble encore plus excessive et l’absence d’une intrigue substantielle finit par susciter plus d’impatience que de satisfaction. Les personnages sont repoussants, et la violence semble d’autant plus excessive qu’elle s’éternise. Si les admirateurs de Winding Refn trouveront ici un film à la hauteur des œuvres précédentes du réalisateur, ceux qui s’y intéressaient à cause de Drive (ou, pire encore, parce que le nom de Gosling est au générique) seront déçus. Drive a fait sortir Winding Refn du créneau spécialisé dans lequel il avait appris à œuvrer. Only God Forgives montre qu’il n’a pas su ou voulu en profiter pour rejoindre un plus vaste public.

Car la relation entre réalisateur et public cible n’est pas immatérielle. Certains réalisateurs semblent se spécialiser dans des créneaux spécifiques reliés à leurs champs d’intérêt, alors que d’autres semblent parfaitement contents d’agir comme techniciens de projets d’envergure. Après cinq films plus portés sur le divertissement populaire que sur la cohérence artistique personnelle, Louis Leterrier semble se caser dans la seconde catégorie. Ce qui n’est pas un embarras, puisqu’un bon spectacle vaut bien une certaine profondeur thématique.

Avec Now You See Me [Insaisissable], on voit bien l’expérience que Leterrier a acquise au fil de films techniquement complexes tels The Incredible Hulk et Clash of the Titans. Pour une intrigue d’arnaque contemporaine où quatre magiciens accomplissent une gigantesque supercherie vengeresse au grand dam des sceptiques et policiers à leurs trousses, le film utilise une quasi-surenchère d’effets spéciaux, un rythme effréné, de longs plans accomplis, une cinématographie limpide et un montage extrêmement efficace. Des acteurs aussi intéressants que Jesse Eisenberg, Woody Harrelson, Michael Caine, Morgan Freeman, Mark Ruffalo, Isla Fisher et Mélanie Laurent viennent enjoliver les choses. La qualité du poli technique du film est considérable: de tous les titres abordés dans cette chronique, aucun (même Pain & Gain) n’est aussi purement hollywoodien que Now You See Me.

Ceci dit, il est possible d’être un peu trop entiché de ses propres outils, et Leterrier amoche la vraisemblance de son film en grande partie en raison de son désir de rendre les choses trop visuellement intéressantes. Maints trucs de magie de scène sont ainsi visiblement améliorés à l’aide d’infographie, mettant en doute la crédibilité du film dans ses détails. À l’autre extrême, le scénario finit par empiler les revirements jusqu’à l’excès, au point que les quelques dernières révélations provoquent un haussement d’épaules résigné plus qu’un sentiment d’étonnement. Rien de tout cela n’enlève au divertissement essentiel de Now You See Me, un thriller criminel bien mené et remarquablement facile à regarder. En revanche, ces scories font en sorte qu’il n’est pas vraiment possible d’aimer le film sans réserve; un « oui, mais… » consistant nous rappelle constamment qu’il s’agit d’une pièce de cinéma savamment « arrangée avec le gars des vues ». Le prix à payer pour un polissage excessif…

Ce qui est d’autant plus dommage qu’impact émotionnel franc et poli technique mur à mur ne sont pas nécessairement incompatibles, comme le démontre le plus récent film d’Alfonson Cuaron Gravity [Gravité]. À voir la prémisse extra-terrestre du film (après un accident en orbite, deux astronautes cherchent le moyen de survivre) et les moyens techniques novateurs qui ont été inventés pour permettre au réalisateur de concrétiser sa vision, il aurait été permis de douter de l’efficacité du résultat. Au pire, Gravity aurait pu être un film d’un intérêt strictement limité aux amateurs d’effets spéciaux ou de science-fiction pure et dure, l’attrait du spectacle ou le désir d’exactitude scientifique prenant le dessus sur l’accessibilité des personnages ou les sentiments des spectateurs.

Mais ceux qui sont familiers avec l’œuvre de Cuaron auraient pu prédire qu’il n’allait pas tomber dans ce piège. La sortie du film était attendue depuis longtemps pour une bonne raison: Children of Men en avait époustouflé plus d’un lors de sa sortie en 2006, et tous attendaient de voir la suite. Réalisateur à la feuille de route allant du drame intimiste à petit budget au troisième volet de la série Harry Potter, Cuaron a développé pendant sa carrière des techniques qui le servent bien durant la réalisation de Gravity… L’emploi de très longs plans étant sans doute la plus spectaculaire de celles-ci. Le film commence avec un long plan de douze minutes et le résultat est complètement immersif: quand la catastrophe frappe (en silence, puisqu’aucun son ne retentit dans le vide spatial), la caméra a déjà familiarisé les spectateurs avec les mécaniques contre-intuitives de l’apesanteur, établissant ainsi les règles de base pour l’odyssée subséquente.

De par son emploi de technologie actuelle ou même historique, Gravity n’est pas à strictement parler un film de science-fiction (on ira tout de même voir dans notre revue-sœur Solaris les raisons pour lesquelles le film est un franc succès pour les amateurs de SF) autant qu’un thriller de survie en conditions extrêmes. Nos deux protagonistes (interprétés par Sandra Bullock et George Clooney, tous deux excellents) voguent d’une péripétie dévastatrice à l’autre, chaque instant les menaçant d’une mort aussi rapide qu’atroce. Cuaron emploie avec sagacité des effets spéciaux pour amener à des coups de cinéma aussi nombreux qu’inusités (tel passer d’un point de vue objectif à un plan subjectif dans un même mouvement de caméra, et vice-versa) et il réussit à créer un film à suspense d’une rare efficacité, n’oubliant pas au passage de donner à son film une profondeur thématique et même spirituelle.

Gravity, contre toute attente, est devenu un succès critique presque unanime, un succès populaire confirmé, une référence culturelle et un sérieux candidat pour les plus hauts honneurs de fin d’année. Mieux encore, le film – surtout au grand écran, surtout en 3D – offre quelque chose d’inusité: une nouvelle expérience de visionnement, et un indice que, malgré la saturation cinématographique contemporaine, le cinéma a toujours quelque chose de neuf à présenter. Pas trop mal pour un film chevauchant suspense et SF, genres souvent jugés parents pauvres de l’excellence au cinéma!

Quand les outils du thriller servent à autre chose

Camera oscura présente périodiquement des films qui se servent des outils du cinéma à suspense sans nécessairement devenir des thrillers en soi. Ce n’est pas un phénomène nouveau ni, comme le prouvent trois parutions récentes, en danger de disparaître.

L’étude de personnage et le suspense vont depuis longtemps main dans la main, et le téléfilm Phil Spector [v.o.a.] démontre l’aptitude du suspense intellectuel à laisser s’exprimer des personnages exceptionnels. À un certain niveau, Phil Spector n’est rien de plus qu’un drame criminel racontant les manœuvres et manipulations d’une avocate décidée à défendre son client contre une accusation de meurtre. Inspiré d’un célèbre cas criminel, le film se déroule dans l’environnement hyper médiatisé de Los Angeles et ne perd pas une occasion de montrer jusqu’à quel point une défense criminelle peut devenir une véritable entreprise lorsqu’on a des millions de dollars à y consacrer. Bureau de travail dévoué, analyses balistiques, groupes de discussion et faux procès de pratique deviennent possibles et, malgré des éléments de preuve accablants, le doute au sujet de la culpabilité du client demeure entier jusqu’à la fin.

Mais le film n’est pas un drame juridique procédural autant qu’une excuse pour s’intéresser à des personnages fascinants. Al Pacino, en Phil Spector, joue un pur excentrique qui a révolutionné l’industrie de la musique et qui le sait pertinemment. Ses perruques flamboyantes montrent un homme presque embarrassé d’avoir été en traîné dans une peccadille aussi fâcheuse qu’un procès pour meurtre… Se dressant à côté de lui, Helen Mirren est l’avocate Linda Kenney Baden – à la fois sceptique de l’innocence de son client mais impitoyable, dressant une stratégie de défense destinée à créer l’infâme « doute raisonnable ». Phil Spector ayant été scénarisé et réalisé par David Mamet, inutile de souligner l’excellence des dialogues ou le professionnalisme de la réalisation sans artifice – pour un téléfilm de HBO, le film profite d’un poli généreux, et il y a un réel plaisir à voir deux acteurs chevronnés se donner la réplique. Le suspense n’est pas exceptionnel (une simple recherche Web permet d’obtenir l’issue du procès), mais l’étude des personnages profite d’un enjeu criminel dominant.

On dira plus ou moins la même chose de The Hangover 3 [Lendemain de veille 3], troisième volet d’une série humoristique qui décide de s’éloigner du schéma narratif amnésique utilisé par les deux premiers films au profit d’une intrigue beaucoup plus nourrie qui implique deux criminels rivaux, le vol de millions de dollars en barres d’or et une poursuite effrénée qui mène de Los Angeles à Tijuana à Las Vegas. La série Hangover n’est pas reconnue pour sa retenue, et c’est la folie chaotique du personnage Chow (interprété avec énergie par Ken Jeong) qui finit par mener tout le troisième film, amenant des moments plutôt sombres alors que les enjeux deviennent mortels.

The Hangover 3 n’a pas récolté des critiques particulièrement tendres, la plupart déplorant le changement de structure en une comédie criminelle et l’humour nettement plus sombre de ce volet. Mais tout est question d’attentes; les spectateurs qui avaient peu apprécié le manque d’originalité du deuxième film seront beaucoup plus satisfaits du troisième. Le réalisateur Todd Philips se paie quelques séquences d’action aussi loufoques qu’efficaces, et l’emploi de francs mécanismes criminels (tel un comparse pris en otage pour motiver les actions des personnages) crée un sentiment d’urgence qui rehausse le côté comique des péripéties du film. Passer de la comédie anarchique à la comédie criminelle peut bien s’avérer la meilleure décision possible pour (dit-on) clore la série.

Mais bon; Camera oscura a déjà relevé l’emploi du crime comme épice dans des comédies et des études de personnages. Y a-t-il quelque chose de plus novateur sous le soleil? Relevant le défi, on parlera du drame d’espionnage comme excuse au… strip-tease burlesque.

Vous avez bien lu. La production canadienne à micro-budget Burlesque Assassins [v.o.a.] a lieu dans un univers parallèle où, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un officier américain met sur pied une escouade de tueuses aussi spécialisées dans l’effeuillage que l’assassinat. Que Mata Hari se tasse, car se bousculent au générique du film d’authentiques artistes de néo-burlesque telles Roxi D’Lite, Koko La Douce, Xarah Von Den Vielenregen, Kitten Deville et Scarlett Martini. L’essentiel de Burlesque Assassins se déroule lors d’une froide soirée d’hiver albertain, dans un club de Medicine Hat, où sont réunis pour l’occasion Benito Mussolini Jr, le clone d’Hitler et un moustachu ressemblant drôlement à Joseph Staline. Entre eux, ils détiennent les codes d’activation d’une superarme nazie ciblant New York. Heureusement, Johnny Valentine et son trio d’effeuilleuses mortelles sont parachutés en ville…

Insistons une dernière fois sur le budget minime du film et son intention de présenter des numéros de burlesque plutôt qu’un suspense soutenu. Ici, pratiquement toute l’intrigue n’est que prétexte à une demi-douzaine de numéros de danse burlesque entrecoupés de comédie noire dans laquelle les héroïnes s’affairent à contrecarrer le plan des ennemis. Rien de tout cela n’est vraiment important dans une perspective narrative (comme le démontre une conclusion qui tourne délibérément en queue de poisson) mais, contrairement à beaucoup d’autres films mieux conçus et réalisés, Burlesque Assassins a un atout de taille: le film est charmant (malgré la violence parfois invraisemblable) et il n’est pas difficile de se prendre d’affection pour des cinéastes qui tentent aussi désespérément de produire un divertissement potable malgré les maigres moyens à leur disposition. À défaut d’autre chose, Burlesque Assassins apporte la preuve, sans doute redondante, que les outils du cinéma à suspense peuvent vraiment servir à toutes les sauces.

Bientôt à l’affiche

Qu’est-ce qui se prépare pour les amateurs de cinéma à suspense en cette fin 2013? Les attentes montent au sujet de la comédie financière The Wolf of Wall Street, une autre collaboration entre Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio, et du remake américain du thriller coréen Oldboy tel que mené par Spike Lee. Les amateurs de Christian Bale auront deux chances de le voir à l’écran avec Out of the Furnace et American Hustle. Pendant ce temps, le personnage Jack Ryan (héros des romans de feu Tom Clancy) aura son propre film éponyme.

Finalement, quoi de plus bizarre qu’un film modernisant une prémisse d’Agatha Christie, mené par l’expert du drame policier losangelinois David Ayers et mettant en vedette Arnold Schwarzenegger? Sabotage répondra à la question.

En attendant de voir les résultats, bon cinéma!