Camera Oscura 48

Christian Sauvé

Paru en primeur dans les pages d’Alibis 48, automne 2013

De nombreuses questions philosophiques hantent le quotidien du critique de cinéma, et cette chronique est presque entièrement consacrée à l’une d’entre elles: est-ce plus lapidaire de qualifier un film d’« ordinaire »… ou de « déception »? En d’autres mots, est-il préférable de voir un film qui s’avère à peu près exactement ce qu’il s’annonçait être, même si ce n’était rien d’ambitieux, ou bien de voir une tentative bâclée de sortir des sentiers battus, même superficiellement? Dans cette chronique, dix exemples et dix ébauches de réponses.

Tel que promis, sans plus

Comme tout genre cinématographique qui se respecte, le cinéma à suspense est vulnérable à l’impression de déjà-vu. Après tout, les outils et méthodes du thriller sont bien connus, et le chemin de la facilité est rarement un pari risqué dans l’industrie cinématographique, ce monde ayant une aversion légendaire contre l’innovation. À quoi bon prendre des risques lorsqu’il est plus payant de livrer exactement ce qui est promis, même s’il faut alors niveler vers le plus bas dénominateur commun? Quelques films illustrent les avantages et périls d’un effort adéquat, sans plus.

On commencera avec The House at the End of the Street [La Maison au bout de la rue], thriller à petit budget pro forma dont la seule distinction (outre un tournage dans une petite ville ontarienne pas très loin d’Ottawa) tient à un coup de chance: celui d’avoir réussi, en 2010, à confier son rôle principal à la jeune actrice Jennifer Lawrence avant que celle-ci ne devienne immensément populaire (grâce à The Hunger Games) et couronnée d’un Oscar (grâce à Silver Linings Playbook) en 2012-2013. C’est ainsi que The House at the End of the Street, un film qui semblait destiné à une sortie vidéo sans histoire, a tout de même réussi à faire quelques bonnes recettes au box-office, quadruplant son budget de production.

Pour le cinéphile sans attentes, le film se déroule comme tant d’autres thrillers similaires: fraîchement arrivés dans une petite ville, une mère et sa fille apprennent la sombre vérité au sujet du voisinage. Meurtres sanglants et coupables en cavale font partie de la légende locale, telle qu’illustrée par un prologue aussi violent qu’ennuyeux. Quand la jeune protagoniste s’entiche du tout aussi jeune voisin, il ne reste plus qu’à compter les minutes avant que quelque chose d’horrible ne soit révélé, et le scénario répond rapidement à cette attente… À partir de là, jusqu’au troisième acte où Jennifer Lawrence se démène, à bout de souffle, pour échapper à un tueur, il n’y a qu’une courte série de tableaux rapidement esquissés.

Les critiques n’avaient pas été tendres à la sortie de The House at the End of the Street, et il est facile de comprendre pourquoi. La mise en situation est familière, les dialogues manquent totalement de sophistication et les retournements du troisième acte sont de plus en plus tirés par les cheveux. En revanche, les avis populaires ont été plus favorables, et il n’est pas non plus difficile de comprendre pourquoi: Lawrence est remarquablement crédible dans un rôle quelconque, la réalisation de certaines scènes à suspense est bien menée et les retournements du troisième acte sont audacieux. Ceux qui s’attendent à voir (éventuellement) une Lawrence en camisole, ruisselante de sueur, lutter contre un psychopathe seront comblés. Bref, de quoi passer un moment raisonnablement divertissant, et ce, malgré un film qui ne passera pas à l’histoire.

Ce calibrage d’attentes modestes parfaitement exaucées s’applique également au visionnement de Broken City [Emprise sur la ville], thriller politique de niveau municipal où un détective privé au passé trouble a maille à partir avec le puissant maire de la ville de New York. Corruption, élections, développeurs retors, trahisons de haut niveau, violents secrets enfouis, adultère et chantage sont évidemment au rendez-vous. À quoi s’attendre d’autre en abordant un polar qui s’intéresse à une ville dysfonctionnelle? Si les spectateurs de Montréal et Laval trouveront tout cela terne comparé à leurs actualités municipales, il n’y a rien ici de particulièrement original. Même sur le plan de l’exécution, Broken City est ordinaire, convenu – au point qu’on a de la difficulté à s’en souvenir quelques jours après le visionnement.

Mais on n’ira pas tout à fait jusqu’à dire qu’il s’agit pour autant d’un mauvais film. À défaut d’autre chose, il y a de quoi se réjouir de voir Mark Whalberg en fier détective privé col-bleu affronter un Russell Crowe tout à fait perfide en maire de New York. Le film est réalisé de manière sobre et sombre, comme on peut s’y attendre pour un tel thriller politique, ce qui devrait satisfaire ceux qui recherchent un polar municipal… Car, ultimement, tout repose sur les attentes comblées. Le cinéma est souvent plus une façon de se réconforter avec des histoires familières qu’une occasion de découvrir quelque chose de véritablement neuf, et dans cette optique, on pourra mieux apprécier Broken City.

On dira la même chose de Phantom [À la poursuite du Phantom], un thriller sur la Guerre froide se déroulant à bord d’un sous-marin soviétique. Évidemment, une série de films similaires vient immédiatement à l’esprit. De Das Boot à The Hunt for Red October, en passant par U-571 et Crimson Tide à K19 : The Widowmaker, s’ébauche un corpus offrant une palette bien définie de frissons: la claustrophobie, l’isolement, les conséquences d’une personne-clé souffrant de problèmes psychologiques, les risques inhérents à une machine conçue pour opérer en milieu hostile… sans compter les inévitables combats au ralenti entre les sous-marins et leurs traqueurs. Phantom renoue avec cette tradition en offrant un film à suspense librement inspiré des événements entourant la crise du sous-marin soviétique K-129 en 1968.

Très librement inspiré: la disparition du K-129 (et la récupération de son épave cinq ans plus tard par les services secrets américains) demeure un des événements les plus intrigants de la Guerre froide, et le scénariste Todd Robinson a choisi d’emprunter la théorie la plus invraisemblable pour ébaucher son intrigue, puis il y a ajouté un gadget de techno-thriller qu’il serait difficile de prendre au sérieux, même aujourd’hui. Le film navigue maladroitement entre le réalisme minutieux et le drame surfait, sapant une partie de sa propre énergie narrative et se torpillant avec une finale un peu ridicule qui tente de combiner tragédie et réconfort. Rien sur le plan des dialogues, du suspense, des personnages ou des images ne vient véritablement surprendre, charmer ou étonner. Bref, Phantom ne possède pas ce qu’il faut pour échapper au créneau spécifique qu’il a choisi d’occuper.

En revanche, il parvient tout de même à bien livrer l’essentiel de ce qu’un féru de techno-thriller sous-marin pourrait espérer: un environnement crédible, avec des détails techniques convaincants et un rythme approprié pour ce type d’affrontement. Ed Harris est tout aussi compétent que d’habitude en capitaine faillible, alors que David Duchovny et William Fichner offrent également leur professionnalisme coutumier. Pour ceux qui cherchent des thrillers se passant profondément sous la mer, c’est le type de proposition qui rassasiera momentanément leur appétit.

Et c’est là que l’on aperçoit les limites de l’adéquation… S’il est relativement aisé pour des cinéastes d’accomplir un effort potable dans un genre particulier, il faut beaucoup plus de talent, d’efforts, de moyens et de chance pour produire un film qui peut aller au-delà des limites d’un sous-genre et pour enthousiasmer un plus large public. Les films qui se contentent d’un appel limité risquent l’oubli rapide (sauf pour les férus du domaine qu’ils représentent) et ils n’auront pas beaucoup d’influence subséquente. Si The House at the End of the Street, Broken City et Phantom permettent de passer une bonne soirée, ils existent dans un environnement où des dizaines de meilleurs choix existent, parfois à un seul clic de là. S’il y a lieu d’admirer l’existence de tels films à budget modeste (Phantom, qui réussit tout de même à livrer un thriller historique militaire très spécialisé avec trois acteurs familiers, a coûté moins de vingt millions de dollars, soit la moitié d’un film hollywoodien ordinaire), il n’en demeure pas moins qu’aucun de ces trois films n’est aussi réussi qu’il aurait pu l’être avec quelques changements de cap et un peu plus d’audace. Qui ne risque rien est certain de ne rien gagner…

À prescrire contre la futilité: les retournements

À mi-chemin de cette réflexion sur la tension entre la suffisance et l’audace, voilà que se présente une paire de films thématiquement reliés qui illustre bien ce qui se déroule quand des poncifs familiers sont abordés, soit de façon paresseuse, soit de façon inusitée. Quoi de mieux qu’un programme double traitant de médicaments tueurs?

De nos jours, les grandes entreprises pharmaceutiques n’ont pas le bénéfice du doute en ce qui concerne le spectateur de polar. Après des films tels Michael Clayton et The Constant Gardner, personne n’a besoin d’être convaincu du mythe de la multinationale pharmaceutique testant ses produits illégalement, balayant les indications de problèmes médicaux sous le tapis, soudoyant des docteurs pour faire la promotion de leurs produits et engageant des tueurs à gages pour éliminer ceux qui menacent leurs profits… Ajoutez un peu de paranoïa, quelques décennies de thrillers pessimistes, quelques actualités repoussantes et vous obtenez un nouveau vilain par excellence: MegaPharma Inc., qui a, dans sa gamme d’options, celle de vous détruire à petites doses de pilules.

The Perfect Boss [v.o.a.], téléfilm canadien, n’a pas le budget nécessaire pour bien présenter une multinationale, mais il joue tout de même le jeu en présentant une compagnie pharmaceutique qui commet l’erreur d’engager une lobbyiste impitoyable. Quand celle-ci apprend que le nouveau produit-vedette de la compagnie a des effets secondaires fatals, elle n’hésite pas à faire assassiner le délateur. C’est la fille de celui-ci qui parviendra (évidemment) à exposer la sordide affaire.

The Perfect Boss a beau être légèrement plus réussi que la plupart des thrillers conçus pour rencontrer les exigences de contenu canadien du CRTC, c’est un film qui subit les limites contraignantes de ce type de production: acteurs bas de gamme (y compris une vedette, Jamie Luner, qui semble in capable de faire bouger les muscles au-dessus de son nez), dialogues évidents, intrigue linéaire, structure bâclée, production aux limites d’un petit budget avec impact conséquent sur la crédibilité… Si les spectateurs de la région d’Ottawa s’amuseront en voyant des endroits locaux faire de brèves apparitions dans un film pourtant supposé se dérouler dans une métropole américaine, ce n’est pas ce genre de repérage qui fera oublier la réalisation inerte du film, ou les nombreux choix discutables du scénario. (Entre autres scories, en plus d’un titre sans grand lien avec le déroulement du film, on notera que l’héroïne et l’antagoniste du film n’ont pour ainsi dire aucune scène en commun.)

Pour les fins de notre analyse, cependant, on relèvera surtout l’emploi au premier niveau de MegaPharma Inc. comme antagoniste: une entreprise cupide, contente d’engager des gens retors pour s’assurer d’éliminer tout doute sur l’efficacité commerciale de son produit. Si la vilaine de The Perfect Boss est la lobbyiste impitoyable qui ordonne le meurtre du médecin délateur (et, dans une sous-intrigue mal intégrée, de sa propre mère) plutôt que l’entreprise elle-même, la distinction est bien mince pour le spectateur convaincu que MegaPharma Inc. est fondamentalement perfide. The Perfect Boss sait que ce constat fait partie de l’air du temps, l’utilise sans vergogne et n’y repense plus.

Mais qu’est-ce qui arrive quand un cinéaste doué exploite ce réflexe paresseux? Mesurer un téléfilm canadien à petit budget à ce qu’est capable de faire Steven Soderbergh n’est pas une comparaison sensée, mais son thriller Side Effects [Effets secondaires] offre une belle opportunité de constater ce qu’il est possible d’accomplir sur un même thème avec un peu d’ingéniosité.

Car le premier acte de Side Effects ne semble effectivement être qu’une diatribe anti-pharma, alors qu’une jeune femme (Rooney Mara) prenant des produits censés l’aider à surmonter sa dépression finit par commettre un geste fatal. Le docteur ayant prescrit le médicament (après avoir été charmé à coup de grands honoraires de MegaPharma Inc., bien sûr) a un doute: est-ce que le médicament pourrait avoir des effets secondaires dévastateurs? Pendant une trentaine de minutes, le spectateur assiste, impuissant, au déroulement bien exécuté mais pour tant si linéaire d’une intrigue que l’on croyait au-dessous de Soderbergh. Pourquoi le réalisateur, reconnu pour son côté iconoclaste, a-t-il choisi ce projet?

La réponse devient évidente une fois le deuxième acte du film entamé, au moment où le protagoniste change pour privilégier un jeune psychologue (Jude Law) coincé par ce qui semble être une erreur médicale aux conséquences professionnelles graves. Tentant de s’en sortir, il questionne ce qu’il a découvert au sujet du médicament prescrit. Y a-t-il une autre explication possible que celle de la gigantesque erreur pharmaceutique? Tels des effets secondaires, la présentation initiale de l’intrigue n’est pas complète sans des complications subséquentes.

Et , au fil des retournements, des subtilités, des révélations sans cesse plus tordues, on comprend la naïveté de la première demi-heure et le jeu entre réalisateur et spectateur. Soderbergh exploite les préjugés et partis pris faciles du public blasé. Qui ne s’éprend pas de sympathie pour une jeune veuve si fragile? Qui ne condamne pas déjà un psychologue séduit par l’appât du gain facile? Qui n’est pas mal à l’aise avec le fait de discuter de maladie mentale? Qui ne redoute pas les effets secondaires de drogues sans cesse plus exotiques? Parfois, les complots sont personnels plutôt qu’organisationnels.

Le tout est livré avec la signature Soderbergh habituelle (cinématographie recherchée, dialogues naturels, acteurs récurrents, bande sonore remarquée) et ce qui aurait dû être ridicule devient efficace, résultant en un thriller psychologique à la fine pointe des obsessions contemporaines. Pour ceux qui s’ennuyaient de films inusités, audacieux et définitivement fondés sur une intrigue solidement cons truite, Side Effects offre un changement rafraîchissant. De nombreux critiques ont comparé le résultat à ce qu’aurait pu offrir Hitchcock, et la comparaison n’est pas exagérée.

Chose certaine, le film est fascinant en grande partie parce qu’il profite d’un réalisateur qui n’a pas peur de prendre des risques et de se commettre en exécutant le matériel selon une optique particulière. Si Camera oscura est souvent resté tiède devant les résultats de la filmographie de Soderbergh, il n’est demeure pas moins que chacune de ses œuvres possède quelque chose d’inusité qui retient l’attention. Est-ce que Side Effects risque de perdre quelques spectateurs par sa surenchère de revirements? Bien sûr. Mais de tels risques doivent être pris si l’on veut échapper à la routine – même imparfait, Side Effects est en tout point un film plus intéressant que The Perfect Boss, peu importe la quantité de pilules consommées avant, pendant ou après les deux films.

Les risques de sortir des sentiers battus

Voir trop de films comporte de sérieux risques, y compris celui de devenir irrévocablement blasé. Il est facile de reconnaître le cinéphile désabusé, qui dédaigne à voix haute les exercices de genre « seulement » compétents, qui louange les films expérimentaux incompréhensibles pour un vaste public et qui risque même d’avancer que la nouveauté est un moteur primaire du divertissement.

Après d’innombrables films tous aussi ordinaires les uns que les autres, la recherche de l’inusité est compréhensible, voire même saine. Mais ce n’est pas là une raison pour privilégier l’originalité à tout prix. Pour le cinéaste qui n’est pas en parfaite possession de ses moyens, tenter d’être trop original sans comprendre comment fonctionne ce qui est familier est une façon sûre d’aliéner les spectateurs. Cinq exemples montrent les avantages, mais aussi les risques de trop sortir des sentiers battus.

De manière plutôt heureuse, la production australienne The Hunter [Le Chasseur] s’avère un film à suspense motivé par d’autres priorités que la simple création d’un sentiment de divertissement chez le public. Dans ce cas-ci, c’est un Willem Defoe laconique qui incarne un mercenaire de haut niveau à qui on de mande de retrouver, en pleine nature, une espèce (le tigre tasmanien) longtemps pensée disparue. Son arrivée en Tasmanie rurale sous la couverture d’un académicien n’est pas sans causer des remous, surtout quand il loge chez une famille en détresse, quand les travailleurs locaux n’apprécient pas ceux qui menacent leur gagne-pain et quand un environnementaliste disparaît mystérieusement… Le protagoniste voyage la carabine au poing, et il a l’occasion de s’en servir à au moins une reprise.

Mais le rythme de The Hunter est beaucoup plus lent que ce à quoi on pourrait s’attendre. Les magnifiques paysages tasmaniens sont présentés avec une précision délibérée presque parodique (un peu comme si une production canadienne s’attendrissait devant des paysages du Grand Nord). En résulte un film à l’intrigue mince qui préfère méditer longtemps sur chaque micro-progrès du scénario. La présence d’une (énième) multinationale pharmacologique comme antagoniste a de quoi raviver l’intérêt, mais The Hunter préfère y aller doucement, au risque de laisser le spectateur deviner les retournements bien avant que ceux-ci se produisent… ou de le laisser être époustouflé par des revirements tragiques. Bref, ceux qui s’attendent à ce que Defoe canarde ses ennemis avant d’embrasser la jolie veuve et d’adopter un tigre de Tasmanie comme animal domestique ne seront pas satisfaits de la conclusion mélancolique de The Hunter. Adapté plutôt librement d’un roman tout aussi philosophique de Julia Leigh, le film évite (parfois en créant une certaine frustration) le schéma narratif d’un thriller ordinaire.

En revanche, de telles subversions d’attentes servent à renforcer l’argument selon lequel le thriller peut être servi à plusieurs sauces. Ici, le rythme et la thématique se complètent pour mieux discuter de la place de l’homme en pleine nature sauvage et de la responsabilité que nous avons envers les autres. Rien de triomphant, rien de particulièrement satisfaisant et pourtant toujours un film où un homme et son fusil figurent au premier plan. Defoe profite d’un rôle peu loquace pour démontrer jusqu’à quel point il sait être expressif, et le cinéma à suspense prouve qu’il s’adapte à plusieurs registres. Le résultat n’est pas pour tout le monde, mais il vaut la peine d’être cité comme exemple des frontières parfois inexplorées du genre, pas si loin de l’existentialisme sauvage de The Grey.

Un constat tout aussi moyennement positif s’impose également au sujet du plus récent film de David Cronenberg, Cosmopolis [v.f.] – l’adaptation cinématographique du court roman de Don DeLillo. La trame de base paraît toute simple pour le cinéphile à suspense: un homme d’affaires new-yorkais riche et influent se servant de sa limousine comme base d’opération apprend qu’il est la cible d’un assaillant inconnu. Alors que la ville est sens dessus dessous en raison d’une visite présidentielle, des funérailles d’une vedette de la musique et des émeutes anticapitalistes, le protagoniste tente de vaquer à ses affaires, tandis que la menace plane constamment. En d’autres mains, ce film aurait pu s’avérer un thriller high-concept à maints rebondissements. Entre celles (combinées) de DeLillo et Cronenberg, le résultat ne pourrait s’avérer plus inusité.

Avant tout, saluons le retour de Cronenberg dans un mode techno-paranoïaque après un détour de plus de dix ans en territoire plutôt réaliste. Cosmopolis renoue avec ses thèmes chers de la technologie déshumanisante et de la complexité incompréhensible du monde contemporain. Alors que le protagoniste discute d’affaires avec les gens de son entourage, les dialogues (dont certains repiqués pratiquement mot pour mot du roman) s’avèrent des monologues parfois prétentieux et incohérents sur le capitalisme, l’épistémologie, les défis des ultra-riches, la nature du progrès, les relations sentimentales, la soif de vivre, la crainte du futur et maints autres sujets de réflexion. Mais n’espérons pas de cohérence ou de flot naturaliste. Scénarisé, réalisé et interprété avec un artifice conscient, Cosmopolis a de quoi plaire à ceux qui recherchent un peu de contenu intellectuel autant qu’il a de quoi rebuter ceux qui s’attendent à une trame narrative satisfaisante.

Les dialogues s’avèrent repiqués du roman sans égard pour la cadence prononcée, les phrases deviennent parfois des salades de mots à peine reliés et les épigrammes pullulent. Le mince temps accordé aux personnages secondaires qui se succèdent dans la limousine, où se déroule l’essentiel de Cosmopolis, n’est pas suffisant pour créer un attachement (émotion sans doute inutile dans le monde froid du film) alors que le style volontairement claustrophobe d’une intrigue souvent cantonnée à un véhicule en mouvement finit par créer un désir d’évasion. Après une longue série de bons mots sur les misères contemporaines, Cosmopolis parvient à une certaine destination, bien que l’arrivée hâtive du générique de la fin n’ait rien pour calmer ceux qui doutaient déjà de l’efficacité narrative du film. Le résultat n’est pas pour tous, et c’est tant mieux. Chose certaine, Cronenberg parvient à livrer un autre film qui échappe à la routine et montre une façon différente d’aborder le thriller à l’écran. Le film à suspense comme excuse pour méditer sur l’état du monde, quoi de mieux?

On accordera une note (légèrement) positive à Cronenberg en grande partie parce que, en tant que réalisateur au long parcours, il sait pertinemment ce qu’il fait quant à l’exécution de son film. L’expérimentation fait partie de sa feuille de route, et les effets obtenus sont, au total, plus réussis que bâclés. Hélas, cette assurance de succès n’est pas à la portée de tous, et un film tel The Letter a de quoi montrer ce qui se passe quand un scénariste/réalisateur tâcheron s’attaque à un sujet qui dépasse ses compétences.

Il y a, à la base de The Letter [v.o.a.], une prémisse intéressante. Une dramaturge convaincue qu’elle est la cible d’un complot par ses proches passe ses anxiétés dans la réécriture constante de la pièce de théâtre sur laquelle elle travaille. Est-ce que son ami de cœur la trompe avec une des actrices de la production? Est-ce que l’acteur fraîchement intégré au groupe lui veut du tort? Est-ce qu’elle perd la raison, ou existe-t-il une explication plus terre à terre aux délires qu’elle subit? Le tout finit par trouver sa place dans les dialogues que les acteurs répètent jour après jour. En d’autres mains, The Letter aurait pu devenir un thriller domestique explorant la frontière entre la fiction et la réalité. Ce qui est à l’écran, malheureusement, paraît issu tout droit des bas-fonds les plus prétentieux du cinéma art-house.

Entre les plans flous, la caméra hésitante, les dialogues improvisés, le montage lent, le manque de suspense, les monologues en voix haute sans contenu, The Letter saura tester la patience du plus indulgent des spectateurs. Il est possible de dégager un certain sens logique à cette morasse d’éléments bâclés, mais plusieurs jugeront correctement que le jeu n’en vaut pas la chandelle et termineront le visionnement de manière précoce. The Letter a beau présenter sa prémisse de façon inusitée, cette démarcation de la norme n’incorpore pas des éléments essentiels à une œuvre narrative. Le tout de vient exaspérant, et les performances de Winona Ryder comme protagoniste et de James Franco comme mystérieux nouvel arrivant ne parviennent pas vraiment à rehausser le tout. Bref, la leçon du film pour les réalisateurs en herbe est de ne pas laisser son désir de faire du cinéma artistique obnubiler les éléments narratifs du résultat… sans quoi l’hostilité s’installe chez le public, qui quittera avant la fin.

À un tout autre niveau, mais dans un registre pas si lointain, on profitera de l’occasion pour faire remarquer Dragon Eyes [v.o.a.], un film d’action à petit budget qui possède également sa part de problèmes narratifs. Très loin du cinéma-répertoire, Dragon Eyes se veut un thriller d’arts martiaux construit sur une des plus vieilles prémisses de l’histoire du cinéma à suspense: l’étranger qui arrive en ville et finit par nettoyer la racaille qui y règne. Ici, c’est Cung Le qui incarne le laconique héros tenu de remplir la promesse faite à un mentor (Jean-Claude Van Damme, plus vieux mais plus captivant que jamais) d’instaurer la paix dans un quartier troublé.

Dragon Eyes a des problèmes assez éclatants, mais on y reconnaîtra tout de même quelques atouts indéniables qui détonnent du sous-genre. Plusieurs scènes d’action sont bien menées (et de manière efficace, considérant le très petit budget du film), plusieurs acteurs semblent bien s’y amuser et le réalisateur John Hyams a un certain talent quant aux images présentées: de nombreuses séquences sont exécutées avec une belle fluidité, la cinématographie est on ne peut plus professionnelle et le montage suscite souvent l’intérêt. Comme prise de vue légèrement différente d’un sujet bien connu, c’est réussi sur le plan visuel.

Malheureusement, Hyams semble avoir de réels problèmes à réunir ses scènes en une série de séquences nécessaires pour un film satisfaisant. Même en adoptant une intrigue archi-familière, Dragon Eyes semble oublier de présenter certaines scènes essentielles au développement narratif. Le protagoniste change abruptement de rôle, se retrouve dans des situations soudainement fort différentes, et le spectateur fronce les sourcils, convaincu (à tort) d’avoir manqué une scène de transition. En oubliant d’inclure des scènes essentielles à un bon développement de son intrigue, Dragon Eyes obtient la distinction rare de faire paraître même les blockbusters les plus incohérents d’Hollywood comme finement ficelés… Il serait tentant de blâmer un montage trop saccadé ou les limites du petit budget du film, mais un regard au film subséquent de Hyams, Universal Soldiers: Day of Recknoning, suggère une constante : il ne semble pas encore avoir l’expérience, les instincts ou les talents nécessaires pour livrer un film pleinement satisfaisant à un niveau autre que le strict poli visuel. À quoi bon savoir manier une caméra, diriger des acteurs et utiliser une console de montage quand le tout ne parvient pas à présenter une intrigue cohérente?

C’est pourquoi on préférera un film tel Retreat à Dragon Eyes, malgré le manque de panache visuel ou d’action nourrie de ce premier. Produit de l’industrie cinématographique britannique, Retreat [v.o.a.] s’avère un thriller intimiste mettant en vedette seulement trois acteurs dans une grande maison isolée de tout. Si le film débute lentement en présentant un jeune couple (Thandie Newton et Cilian Murphy) cherchant à se réconcilier dans une paisible retraite sur une île à des kilomètres de toute autre présence humaine, l’arrivée à leur porte d’un soldat blessé (Jamie Bell) bouleverse les choses, surtout lorsqu’il raconte ce qui s’est passé durant leur isolement: une épidémie mortelle ravageant le pays, la loi martiale, la présence de fugitifs dangereux… Il les contraint à se barricader dans la maison et à obéir à ses ordres pour assurer leur protection. Incapable d’obtenir confirmation de ses dires, le couple se voit confronté à deux possibilités tout aussi dérangeantes: avoir survécu à une catastrophe et devoir se protéger des conséquences, ou être à la merci d’un homme armé qui ment dans un but qu’ils ne peuvent deviner.

Retreat n’est pas le premier thriller pandémique ou bien le seul à isoler quelques personnages dans l’espoir de faire monter la tension entre eux, mais choisir une telle retenue paraît innovateur à un moment où les thrillers semblent miser sur la surenchère. Mieux encore, il s’agit d’un film solidement exécuté, légèrement dérangeant et pourvu d’une conclusion efficace (même si elle n’est pas au goût de tous). Le rythme de Retreat s’amorce de manière lente et froide, reflétant l’automne britannique où se déroule le film, mais la tension ne cesse de monter alors que le couple tente de composer avec l’intrus, puis de prendre le dessus sur celui qui vient bouleverser leur retraite idyllique. La prémisse frôle la science-fiction apocalyptique à la 28 Days Later, mais le déroulement est solidement réaliste. On imagine sans peine le scénario comme base d’une pièce de théâtre. La portée intimiste du film explique pourquoi il n’a jamais été présenté en salle, mais attention: les trois acteurs du film sont compétents, et le film lui-même est ainsi réalisé de manière délibérée. Le scénariste/réalisateur Carl Tibbetts, en retirant tout ce qui est superflu d’une prémisse à la portée bien limitée, finit par sortir du moule habituel du thriller et présenter un changement de rythme bienvenu. Retreat n’est pas suffisamment réussi pour s’avérer un grand film, ou même plus qu’un divertissement convenable, mais comparé à d’autres expériences ayant la forme du thriller, il s’en tire tout de même assez bien, sans risquer autant d’avis partagés que les quatre autres films présentés ici.

On remarquera tout de même que la clé du succès du film s’avère à nouveau être la compétence de son exécution. Refrain quasi-constant de Camera oscura (voire d’une bonne partie des cinéphiles d’expérience): peu importe le concept, tout est dans le développement. Même une prémisse ridicule sera pardonnée si la compétence est au rendez-vous. Parallèlement, rien ne viendra récompenser une solide prémisse si l’exécution est défaillante. Entre les deux, eh bien, il est permis d’établir ses propres avis. En revanche, notons qu’aucun des cinq films mentionnés dans cette chronique n’a connu de succès commercial au box-office américain…

Bientôt à l’affiche

Ah, l’automne, saison bienvenue du cinéphile amateur de noir! Comme d’habitude, beaucoup de choix intéressants à l’horizon, peu importe ses préférences ou champs d’intérêt. Les férus de thriller d’espionnage corporatif auront un peu de Paranoia à se mettre sous la dent, en compagnie de Harrison Ford, Gary Oldman et Liam Hemsworth. Peu après, Ethan Hawke se glissera dans la peau d’un pilote de course contraint à subir une série de scènes d’action pour sauver sa femme dans Getaway. Quelques réalisateurs francophones auront aussi l’occasion de montrer à Hollywood de quoi ils sont capables, alors que Denis Villeneuve mènera un drame criminel bostonien dans Prisoners, pendant que Luc Besson s’amusera avec ses ingrédients préférés dans The Family, montrant une famille de mafiosi new-yorkais exilés en Normandie. Dans un registre pleinement loufoque, Machete Kills annonce la suite du film de mexploitation de Robert Rodriguez. Et c’est sans compter un gros canon: Ridley Scott adaptant le roman de Cormac McCarthy, The Counselor, au grand écran, avec des noms tels Brad Pitt, Michael Fassbender, Javier Bardem, Penelope Cruz, Cameron Diaz… En attendant de voir les résultats, bon cinéma!