Christian Sauvé
Paru en primeur dans les pages d’Alibis 45, hiver 2013
Après onze ans et près de 450 films commentés, Camera oscura profite de sa quarante-cinquième chronique pour quitter les périphéries numériques du supplément Internet d’Alibis et s’intégrer au texte de la revue elle-même. Reflet d’un univers cinématographique contemporain, la chronique privilégie la discussion analytique destinée à l’amateur de genre, illustrée par quelques parutions dignes d’intérêt… ou pas.
Re-présentation sous forme d’explications
Pour ceux qui n’auraient pas eu la chance de consulter les archives numériques de Camera oscura, au www.revue-alibis.com, récapitulons et précisons à quoi il faut s’attendre à la lecture de la chronique.
Durant ses premiers quarante épisodes, Camera oscura s’était donné la mission de recenser le cinéma à suspense paru dans les salles nord-américaines durant un trimestre donné. L’horaire de la chronique était étroitement lié à celui des saisons telles que définies par Hollywood: la disette estivale, l’automne sombrement réjouissant, le cinéma populaire de prestige des fêtes et le printemps tâcheron.
Les choses ont évolué durant la onzième année de la chronique, reflétant non seulement des changements substantiels dans la vie du chroniqueur, mais aussi une reconnaissance tardive du nouvel univers de la distribution cinématographique. Il y a longtemps que la diffusion en salle, suivie six mois plus tard par la parution en club vidéo, n’est plus la seule source de films intéressants. De plus en plus, les grands écrans s’orientent vers le film à spectacle (souvent de genre fantaisiste ou science-fictionnel, plus intéressant pour notre revue-sœur Solaris), laissant les films à suspense plus intimistes trouver d’autres voies de distribution. Le cinéma est devenu moins un endroit précis qu’une bonne habitude à cultiver.
Le club vidéo a pratiquement disparu au Canada en 2011 avec la faillite de Blockbuster, mais ce verrouillage des portes a aussi été causé par la popularisation de nouvelles fenêtres de visionnement. Avec une carte de crédit, un abonnement Internet et/ou un forfait de télédistribution avec accès aux films sur demande, quelques clics de souris ou quelques touches de télécommande mettent à la disposition du spectateur une longue liste de films aux qualités variables.
Camera oscura, œuvrant dans le contexte d’une revue trimestrielle, se veut donc plus un instrument de réflexion sur le cinéma à suspense qu’un guide instantané des plus récentes parutions en salle. Plutôt que de parler du dernier trimestre, il sera question d’une sélection de films parus depuis deux ou trois ans. Plutôt que de se limiter à ce que les salles nord-américaines mettent à l’affiche, il sera possible d’aborder le cinéma à suspense à une échelle planétaire. Plutôt que d’examiner des films de façon isolée, il est plus satisfaisant de discuter cinéma noir de manière plus analytique, en établissant des liens entre divers films pour illustrer un propos plus général.
Et plutôt que de devoir attendre le supplément Internet, il sera maintenant possible de lire la chronique au sein de la revue elle-même.
Le curieux cas du cinéma câblé
Bienheureux sont les cinéphiles abonnés aux chaînes spécialisées en films des câblodistributeurs, car ils ont à leur disposition un feu continu de cinéma de haute qualité, offert à prix modique et souvent disponible sur demande, à la maison ou sur Internet. Des douzaines de nouveaux films sont offerts chaque mois, et ce sans avoir à braver les foules, la météo ou les prix exorbitants d’une sortie au cinéma. De quoi faire rager d’envie les cinéphiles des générations précédentes.
Évidemment, il y a un prix à payer pour tant d’avantages… et ce n’est pas uniquement l’exigence financière de l’abonnement. Rappelons-nous qu’au Canada, les licences d’exploitation pour les chaînes télévisées sont accordées par le CRTC – et que celui-ci a 116 des exigences bien particulières pour assurer la promotion de la culture canadienne. Pour simplifier les choses, disons seulement qu’un pourcentage important de la programmation doit être d’origine canadienne si la chaîne veut continuer d’exister.
Ceci a un effet… pernicieux sur la programmation desdites chaînes. C’est ainsi que l’on peut voir à l’horaire, en concurrence avec des films hollywoodiens de haut calibre, des films de bien moindre facture ayant une caractéristique commune: un pedigree de finan cement canadien, habituellement minuscule. Qu’il s’agisse de productions indépendantes ou bien d’exclusivités tournées directement pour ces chaînes spécialisées, ces films à très petit budget constituent maintenant le tiers de ce qui est montré au petit écran, un cran en dessous des films de série B ou bien des meilleures productions faites-pour-la-vidéo.
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil à trois productions récentes qui illustrent bien les niveaux de qualité typiques du cinéma câblé.
Commençons par le plus fade des trois: Crisis Point [La Négociatrice] (2012), un téléfilm dont l’attrait principal est de mettre en vedette l’actrice Rhonda Mitra, une ex-modèle que l’on reconnaîtra peut-être pour ses prestations dans quelques films de série B plus ambitieux (Doomsday, Underworld: Rise of the Lycans).
Ici, Mitra tient la vedette en tant que négociatrice policière spécialisée en prises d’otages, forcée de reprendre du service alors que des bandits ont envahi la banque où travaille sa sœur. Malheureusement, très peu de complications s’ensuivent.
Autant la prémisse n’a rien de remarquable, autant la quasi-totalité de Crisis Point est à passer sous silence. Les fils prévisibles de l’in- trigue sont tirés de manière bien mécanique, sans surprises ni sub tilité. Son scénario tâcheron est con venablement servi par une réalisation tout aussi ordinaire, présentant les événements sans aucun panache particulier. On comp- rendra l’impact d’un budget serré sur les techn iques de réalisation: quand chaque dollar compte, il ne reste plus beau coup de place pour prendre le temps nécessaire pour obtenir des effets de réalisation particuliers… Mieux vaut donc présenter l’intrigue de manière aussi transparente que possible. Dans le cas de Crisis Point, cela n’ajoute aucune particularité à un scénario 117 tout à fait ordinaire. Et le tout s’éternise, malgré une durée d’un peu moins de 90 minutes.
Autant on voudra être sympathique à une production tournée à Montréal pour un marché canadien, autant il faut vraiment être en manque de thrillers pour s’estimer comblé par Crisis Point. Il est tout au plus possible de hausser les épaules et de se dire que, grâce à ce téléfilm, les artisans de l’industrie cinématographique montréalaise ont un crédit de plus à mettre sur leurs feuilles de route, et quelques dollars supplémentaires pour leur budget familial.
Ceci dit, Crisis Point est loin d’être ce que le cinéma câblé a de pire à offrir. Pour ce faire, il faut regarder du côté de films tel Bounty Hunters [v.o.a., aussi connu sous le titre de Bail En- forcers] (2011), un film indépendant issu de la région de Toronto, surtout destiné au marché vidéo, et repris par les chaînes spécialisées pour satisfaire leurs exigences de contenu canadien. Ici non plus, le synopsis de l’intrigue n’a rien pour intriguer: des chasseurs de primes mettent la main sur un in formateur qui leur promet un caïd en échange de sa liberté. Les événements qui s’ensuivent mènent habituellement à des combats au corps à corps mettant en vedette la modèle/lutteuse Trish Stratus, tête d’affiche du film.
Stratus est d’ailleurs la seule à se distinguer au cours de la production. Elle a la présence physique nécessaire à une héroïne d’action, et ses prestations durant les scènes de combats démontrent son expérience en la matière. Hélas, malgré un prologue prometteur, le scénario ne parvient pas à briller: les dialogues sont tellement mauvais qu’ils se combinent aux limites évidentes du budget de production du film pour briser la dose d’incrédulité nécessaire au visionnement de n’importe quel film. Les répliques soi-disant amusantes deviennent irritantes, les tentatives de présenter un peu de sensualité sont juvéniles et la violence semble offensante, le tout au service d’un film qui ne contrôle ni son ton ni sa présentation. Bounty Hunters fait montre d’un tel amateurisme que l’on a l’impression de regarder non pas une œuvre de fiction, mais une série de plans mal présentés avec des acteurs aux prises avec un scénario déficient. Pour le cinéphile, c’est une expérience très désagréable: toute la magie narrative 118 du cinéma est absente, ne laissant derrière qu’un amas de scènes bâclées.
Ce n’est pas une expérience sans conséquences éducatives: la sensation de sombrer dans les sous-niveaux du cinéma de piètre qualité ne fait qu’illustrer jusqu’à quel point le cinéma hollywoodien est, malgré ses nombreux défauts, tout de même capable d’assembler les éléments fondamentaux d’un film avec une certaine fluidité. Bounty Hunters se confronte sans cesse à des questions de performances d’acteurs, de cadrage, de cinématographie ou de scénarisation qui sont la fondation de tout film. Si le cinéma câblé a quelque chose de primordial à nous apprendre, c’est bien une meilleure appréciation du spectre de qualité qui sépare un très mauvais film d’un bon.
Ceci dit, il ne faudrait pas mettre tous les films présentés en primeur par les chaînes spécialisées dans le même panier. Il y a parfois des surprises qui ont quelque chose d’intéressant à suggérer. On prendra Die [Six] (2010) comme exemple d’une modeste surprise, et ce, plus pour sa présentation et ses thèmes que pour sa conception. La prémisse, après tout, a quelque chose de bien familier alors que six étrangers se réveillent dans un sombre donjon, puis se voient con- traints de jouer à des jeux mortels qui reflètent leurs péchés passés… pour un mince espoir de s’en sortir. Comme si un investisseur avait de mandé un clone de la série Saw à un scénariste en manque de travail.
La similitude conceptuelle entre Die et la série Saw est gênante, mais dès les premières minutes, il est évident que Die n’est pas seulement une tentative rapide de dupliquer une recette connue. Le poli visuel de la cinématographie baignée de vert et d’or devient rapidement évi- dent: le réalisateur Do minic James sait ce qu’il fait avec les moyens à sa disposition, et cette coproduction italo-canadienne finit par avoir l’air d’une production nettement plus dispendieuse que son budget estimé de cinq millions. Le tout finit par laisser les spectateurs s’intéresser au propos du film sans être rebutés par sa présentation, tout de même moins sanglante ou déprimante que le nihilisme de Saw.
On notera certainement les ambitions intellectuelles un peu plus profondes de Die, qui s’intéresse autant à la métaphysique du 119 destin tel que façonné par le hasard (le titre réfère à la mort et au dé à jouer) qu’à la place que l’expiation doit occuper dans nos actes. S’il est triste que le troisième acte plutôt mécanique du film finisse par déplacer les questions plus personnelles posées par sa première moitié, le tout n’est pas trop mal ficelé. La conclusion un peu débile a de quoi paraître un brin prétentieuse, mais il ne semble pas tout à fait approprié de critiquer un film à petit budget d’être un peu trop intellectuellement absorbé quand de nombreux autres exemples de
la forme pèchent par stupidité excessive! Cette profondeur thématique, combinée à la qualité des images du film, redonne espoir au cinéphile nocturne armé d’une télécommande: Die sait bien œuvrer à l’intérieur de ses propres limites.
Bref, de quoi ne pas balayer du revers de la main un pan entier de ce qui est disponible sur les chaînes spécialisées. Les succès s’y avèrent peut-être plus rares, mais ils existent et méritent d’être soulignés. Les échecs, quant à eux, donnent parfois par leurs carences l’opportunité d’illustrer les mécaniques du cinéma à suspense.
Autres temps, mêmes crimes
Dans l’univers du roman policier, il n’est plus permis de douter de la popularité des thrillers historiques qui prennent plaisir à situer dans le passé des intrigues qui n’auraient pas été déplacées dans des contextes contemporains. L’Antiquité grecque, les beaux jours de Rome, l’Italie sous la Renaissance ou bien l’Angleterre victorienne ont eu leur part de criminels et de détectives tentant d’élucider les mystères de l’être humain à son plus sombre. Il ne s’agissait que d’une question de temps avant de voir la tendance transposée au grand écran, et avec The Raven et Anonymous, il n’y a plus à en douter, c’est chose faite. Le polar historique est désormais cinématique… et il met en vedette des écrivains.
The Raven [Le Corbeau] est l’exemple le plus franc de cette transposition. Le film commence sombrement en notant que l’écrivain Edgar Allan Poe est mort à Baltimore en 1849 et que ses derniers jours demeurent nimbés de mystère. Évidemment, les quelques minutes suivantes se chargeront de mettre les choses au clair: Poe a passé les derniers jours de sa vie à lutter contre un meurtrier en série qui s’est inspiré de ses sombres nou- velles pour des châtiments… en plus de séquestrer la petite amie de Poe et de mener l’écrivain dans une course contre la montre pour sauver la vie de sa dulcinée.
Comme excuse pour présenter l’œuvre de Poe au grand écran, on ne pouvait souhaiter mieux… même si la transposition d’une intrigue de film slasher détonne lorsqu’on la compare au contexte historique du film. The Raven emprunte parfois un peu trop à la série Saw, en retournant à « The Pit and the Pendulum » pour une séquence particulièrement repoussante de viscères sectionnés. (Personne n’ose demander comment le vil tueur a eu le temps et les ressources nécessaires pour la création d’une telle machine à torture.) Faire incarner Poe par le sympathique John Cusack donne au personnage un cachet photogénique que ne méritait sans doute pas l’écrivain, mais bon… à Hollywood, personne ne se plaint vraiment quand la fiction est plus attirante que la réalité.
Une fois passé l’effet incongru de voir un film historique adopter une structure de slasher et y inclure un peu trop de tripes exposées, The Raven n’est pas un film trop déplaisant. Le poli visuel des images et la recréation de Baltimore au milieu du dix-neuvième siècle auront de quoi plaire, et ceux qui en connaissent beaucoup au sujet de Poe seront sans doute amusés de voir jusqu’à quel point les scénaristes ont réussi à triturer les faits historiques pour en faire un scénario contemporain. Le réalisateur James McTeigue arrive à présenter Poe sous un angle sympathique, sa transformation en héros d’action n’étant pas sans rappeler la vision de Sherl ock Holmes tel qu’incarné par Robert Downey Jr. La finale est inévitablement sombre, bien que son as pect le plus décevant soit de renforcer le côté bien mécanique du scénario: il est possible de savoir où va The Raven non pas parce que l’on sait ce qui va arriver à l’auteur, mais parce que l’on a déjà vu suffisamment de ce type de films. On soupçonne que Poe, en innovateur littéraire, n’aurait pas été satisfait d’un film mené de manière aussi convenue.
Mais si l’aspect conventionnel de The Raven s’avère son plus grand handicap, il est possible de dire qu’Anonymous [Anonyme] 121 souffre d’un excès d’idées déjantées. La prémisse même du film a de quoi faire tiquer les bibliophiles: Shakespeare n’aurait jamais écrit les œuvres ayant fait sa renommée, n’ayant été qu’un prêtenom utile pour un aristocrate (le comte d’Oxford, Edward de Vere) à une époque où écrire n’était décidément pas très respectable. La vaste majorité des historiens répondront à cette prémisse que l’authenticité des écrits de Shakespeare n’est pas en doute et que les théories disant le contraire sont des créations bien contemporaines.
Fort bien; mais une fois accordée à Anonymous cette déviation de la réalité, est-ce que le film réussit à atteindre ses propres objectifs?
Oui et non. Ou plutôt: oui puis non. Après les quelques premières minutes, où se multiplient les personnages historiques et pas moins de trois époques de narration, Anonymous trouve un certain rythme de croisière en décrivant comment l’écrivain frustré de Vere finit, un peu malgré lui, par voir ses écrits clamés par l’acteur bouffon Shakespeare. La reconstitution historique de l’Angleterre élisabéthaine est saisissante (les effets numériques sont utilisés à très bon escient) et les personnages sont bien menés par des acteurs de talent. On remarquera particulièrement la performance de Rhys Ifans en Edward de Vere, et le duo d’actrices mère/fille Vanessa Redgrave et Joely Richardson, incarnant Eliz abeth I à deux époques de sa vie. Les choses se gâtent alors qu’Anonymous s’approche du thrill er historique pour présenter un complot contre la couronne et les diverses relations romantiques de la reine. C’est alors que s’empilent une série de révélations de plus en plus délirantes qui finiront par faire craquer même le spectateur le plus indulgent. Si l’on se fie à la fin du film, impossible de conclure autrement: Anonymous est une authentique fantaisie historique et toute ressem blance avec la réalité n’est que pure coïncidence. Un peu comme les drames historiques de Shakespeare lui-même…
Ce manque de fidélité à l’histoire dérangera certains spectateurs plus que d’autres. Le réalisateur Roland Emmerich a fait sa réputation avec des scénarios catastrophiques tirés par les cheveux (Independence Day, The Day after Tomorrow, 2012) et ce n’est pas parce qu’Anonymous est une production indépendante tournée en Angleterre qu’elle est à l’abri du sobriquet « hollywoodien ». Il est dans la nature du cinéma populaire de vouloir enquiquiner son public aux dépens de la réa lité. Plus on remonte dans le temps, plus ces raccourcis narratifs sont tentants – après tout, qui d’autre que des historiens seront en mesure de distinguer la fiction de la fantaisie? Mais il ne faut pas pour autant se réfugier dans l’ignorance des spectateurs: Ano nymous a beau profiter de quelques moments plus réussis, il s’empêtre quand son scénario offre des théories loufoques que même les publics les plus ordinaires seront en mesure de rejeter. Comme quoi le passé ne meurt jamais tout à fait… et un peu de rigueur historique ne fait jamais mal à personne. Même au cinéma.
Entorses narratives
« Une bonne histoire bien racontée » est sans doute l’idéal auquel aspire n’importe quel scénariste ambitieux, mais n’espérons pas d’accord universel sur la définition précise de cet objectif et comment l’atteindre. Il existe autant de façons de présenter les mêmes histoires que de publics possibles, et à une époque où l’on pense avoir tout vu, ce qui plaira à certains comme audace narrative rafraîchissante sera vu par d’autres comme la trahison d’un contrat implicite entre créateur et spectateurs.
Ce qui nous amène à nous intéresser à deux parutions récentes de réalisateurs relativement connus: Savages d’Oliver Stone, et The Tall Man de Pascal Laugier. Stone n’est plus à présenter, mais Laugier est le scénariste/réalisateur de Martyrs, film-étendard du soi-disant « nouvel extrémisme français » transgressif et ultraviolent à la limite de l’horreur et du cinéma trash. La réputation de Laugier comme iconoclaste n’étant plus à faire, à quoi s’attendre de son plus récent film?
Modeste coproduction franco-canado-américaine, The Tall Man [v.o.a.] se présente initialement comme film d’horreur aux éléments fantastiques. Prenant place dans une petite communauté isolée du nord-ouest américain, le film débute avec une série de témoi gnages suggérant que les enf ants de la communauté disparaissent ré gulièrement sans laisser de traces. Un mystérieux « grand homme » aux pouvoirs surnaturels est blâmé pour ces disparitions, mais quand le fils de l’infirmière Julia est enlevé à son tour, les efforts pour le re- trouver vont exposer un secret profondément plus bouleversant.
Doté d’un budget convenable pour une production surtout des- tinée au marché vidéo, The Tall Man impressionne dès ses premiers moments par une intrigue qui dé- bute à un moment-clé, des images bien menées et une atmosphère vag uement sinistre qui donne le bon ton. Les quelques minutes qui suivent s’avèrent plus ordinaires, bien qu’une séquence de poursuite haletante devient une démonstration convaincante des talents de réalisation de Laugier.
The Tall Man redevient beaucoup plus intéressant en mi-film, alors qu’un retournement de perspective change complètement la donne. En un instant, l’œuvre passe de film d’horreur à un drame psychologique trompeur, forçant le spectateur à réévaluer ce qui vient de se produire sous une nouvelle optique. Le changement de cap est profond, et n’est pas sans un certain intérêt étant donné la linéarité du film jusque-là. On sent Laugier ricaner des stratagèmes ayant mené à la supercherie, et il y a de quoi admirer l’audace d’un film prêt à jouer avec les loyautés du public.
C’est déjà pas mal, mais c’est sans compter un autre changement de ton près de la fin du film, après un troisième acte où tout semble tourner à vide. On assiste alors à un drame social au sujet des enfants abusés… et le tout se conclut sur une note d’horreur existentielle en raison de l’incertitude des gestes posés par les personnages. On restera vague sur les éléments spécifiques des revirements, mais The Tall Man s’avère nettement plus intéressant que prévu, d’autant plus intéressant pour le cinéphile qui pense avoir tout vu… Les films expérimentent rarement aussi librement avec les certitudes des spectateurs. Le résultat n’est pas sans avoir ses moments creux, mais il y a de quoi se payer une petite leçon sur l’art de la narration trompeuse.
Le scénariste/réalisateur-vétéran Oliver Stone a été pris d’une im- pulsion similaire de défier les at tentes de son public dans Savages [Sauvages], une adaptation qui ajoute toute une composante métanarrative au roman original… et, ce faisant, lui enlève une partie de son efficacité.
Savages partage avec le dynamique roman éponyme de Don Winslow une atmosphère California noir bien contemporaine. Nos protagonistes sont des entrepreneurs qui ont réussi à développer une variété particulièrement puissante de marijuana qu’ils vendent à un moment où ladite drogue douce est semi décriminalisée. Nos héros Ben (philanthrope pacifiste) et Chon (ex-soldat tueur) se complètent bien et seraient des hommes d’affaires tout à fait respectables (ils ont une équipe informatique, un conseiller financier, des alliances stratégiques, des réseaux de distribution sophistiqués et semblent entourés de gadgets électroniques), si ce n’était de leur marchandise et de leur passion commune pour une jeune femme qui les aime tout autant. Quand les cartels mexicains s’intéressent à leur opération, ils décident de prendre leur retraite… sans se douter qu’il ne sera pas aussi simple de s’en tirer. Caïds mexicains, agents fédéraux corrompus, tueurs impitoyables et jeunes gens un peu naïfs s’affrontent alors dans un thriller aux sous-intrigues serpentines.
Le résultat, de près de deux heures vingt minutes, a du poids: Stone, travaillant à partir d’un scénario coécrit avec le romancier, s’amuse à mener une histoire criminelle ultra-contemporaine, pro fitant d’éléments familiers pour y ajouter une bonne dose d’énergie. Il peut aussi se reposer sur des acteurs de talent, puisque Salma Hayek, Benicio del Toro et John Travolta volent la vedette aux trois jeunes protagonistes dans des rôles de soutien éclatants. Savages roule à un bon rythme, les dialogues souvent repiqués du roman ont du mordant et la narration éclatée de l’œuvre originale trouve son équivalent dans une réalisation haute en couleur. Seule la voix off morne de Blake Lively distrait, surtout lorsqu’elle insiste en pré- cisant que ce n’est pas parce qu’elle narre les événements qu’elle y survivra…
Ceci n’est pas exactement vrai, mais ça donne le ton pour une finale à double détente où une fantaisie est présentée avant le « véritable » dénouement… un stratagème intrigant, sauf que la deuxième conclusion est nettement moins intéressante que la première (qui, détail d’adaptation fascinant, s’avère la véritable finale du roman) et sape ainsi l’impact du film. Combiné à une tendance à ne pas boucler certaines sous-intrigues de manière aussi conclusive que le livre, Savages se termine donc de manière beaucoup moins satisfaisante que ce à quoi on pouvait initialement s’attendre. Comme 125 quoi toutes les tentatives de jouer avec les attentes narratives du public ne sont pas toutes aussi intéressantes. Il faut savoir doser ses effets, ne pas en inclure quand le reste de l’œuvre ne le requiert pas, et surtout conclure de façon de plus en plus forte.
Bientôt à l’affiche
Alors que 2012 se termine et que les candidats les plus prometteurs aux Oscars s’annoncent à côté des grands divertissements populaires, à quoi peut s’attendre le cinéphile amateur de films à suspense? Les premiers regards sur la docu-fiction Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, détaillant la traque d’Osama bin Laden, sont déjà prometteurs. Les amateurs des romans de Lee Child retiennent leur souffle en attendant de voir Tom Cruise incarner Jack Reacher. Et Quentin Tarantino revient à l’écran avec Django Unchained, qui promet sa dose habituelle de pur plaisir cinématographique.
En attendant de voir si ce qui arrive sera à la hauteur des attentes, bon cinéma!