Camera oscura 43
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 0.8Mo) d’Alibis 43, été 2012
Heureusement que les circonstances poussent Camera oscura à s’intéresser aux films disponibles à la maison, car le grand écran présentait bien peu d’intérêt pour l’amateur de films à suspense en ce printemps 2012. Les grands succès du trimestre ont été des films de science-fiction ou de fantasy, et le cinéma noir a connu une éclipse… une absence qui se prolongera sans doute toute la saison estivale. Mais peu importe, car c’est à ce moment-ci que sont disponibles en format vidéo les multiples thrillers qui se sont bousculés en salle durant l’hiver. Laissons donc les choses reprendre leur cours ; il est temps d’aller fouiller sur les tablettes de plus en plus virtuelles des clubs vidéo.
Quand la vengeance se conjugue au féminin
Personne ne sera particulièrement surpris de constater à quel point l’image de la femme-assassin est maintenant présente au panthéon du film d’action. Les historiens du cinéma d’action montreront sans doute Luc Besson du doigt, son film Nikita ayant inspiré de nombreux dérivés directs (le remake hollywoodien Point of No Return, la série télévisée Nikita) qui ont, en retour, inspiré d’autres dérivés plus subtils (le film Black Cat, la série télévisée Alias, etc.) et ainsi de suite, pavant le chemin pour l’héroïne d’action moderne à la Lara Croft ou Mrs Smith, au point qu’il n’est maintenant guère surprenant de voir une femme retirer un pistolet automatique d’un sac Hermès pour s’attaquer aux dictateurs et aux terroristes.
Cette familiarité a aussi de quoi faire hausser les sourcils lorsque la machine de promotion hollywoodienne tente de vendre un film avec une femme-assassin comme s’il s’agissait d’une nouveauté. À l’arrivée successive de Colombiana et de Haywire, deux films mettant en vedette une femme dans un rôle de vengeresse, il peut être intéressant d’examiner en quoi ils se distinguent de la norme acceptée. Une chose est certaine : les deux films n’hésitent pas à affirmer le sexe de leur protagoniste. L’affiche de Colombiana est accompagnée du slogan « Vengeance is Beautiful », alors que la bande-annonce pour Haywire n’hésite pas à montrer l’héroïne s’attaquant successivement, à mains nues, à plusieurs acteurs à la carrure plus imposante.
Évidemment, tous les scénaristes n’ont pas à surmonter les mêmes défis lorsque vient le temps de présenter la femme-assassin au grand écran. Dans le cas de Luc Besson, qui a influencé une bonne partie du sous-genre, on peut l’excuser s’il ne cherche pas à réinventer le genre. Le scénario de Colombiana [Colombienne] est avant tout une histoire de vengeance ; une jeune adolescente voit ses parents assassinés par un narcotrafiquant. Réfugiée aux États-Unis, elle se voue à l’apprentissage du métier d’assassin jusqu’à ce que, bien des années plus tard, elle finisse par exécuter sa vengeance. Le reste des ficelles du scénario n’est guère compliqué : les services policiers américains sont à ses trousses, le narcotrafiquant se rend bien entendu compte que ses associés meurent l’un après l’autre et l’héroïne doit en arriver à décider ce qu’elle fera de sa vie, une fois sa vengeance accomplie. Pour l’intrigue complexe, on ira donc voir ailleurs, car Colombiana sort tout droit de la même usine qui a livré des films de série B de qualité variable tels que scénarisés par Besson et réalisés par ses protégés. Est-ce que cette deuxième collaboration entre Besson et « Olivier Megaton » est aussi exécrable que Transporter 3, ou s’apparente-t-elle à des thrillers plus réussis tel Taken ?
Dans ce cas-ci, la compétence est au rendez-vous. Si le résultat ne sort pas du ghetto conceptuel du sous-genre auquel il clame fièrement son appartenance, force est d’avouer que Colombiana a des atouts particuliers. Le corps athlétique et sinueux de Zoë Saldaña est tout à fait approprié pour le type d’assassin qu’elle est censée incarner à l’écran, ce que souligne amplement la séquence où le personnage est réintroduit en tant qu’adulte. Sa « Cataleya » ne tente pas de rivaliser par la pure force physique avec ses victimes : elle s’infiltre là où elles ne peuvent l’imaginer entrer, profite des avantages des armes à feu et utilise son environnement à son avantage. Le résultat est crédible, et le film ne s’en porte que mieux. Pour le reste, c’est au réalisateur de bien mettre en scène les explosions, les voyages, les poursuites et autres éléments obligatoires des films d’action.
Le résultat n’est pas déplaisant, mais il ne faut pas chercher la substance plus loin que la simple surface. Colombiana ne prend pas de risques, se complaisant dans des éléments narratifs convenus. Si le résultat est loin d’être parfait, on ne lui reprochera sûrement pas d’ignorer ses propres intentions, car son but est de livrer un film d’action de série B enjoué, enchaînant les coups de feu, les poursuites et les explosions que le public s’attend à voir dans de tels films. Les enjeux moraux subtils, les messages féministes et le renouvellement du genre ne font pas partie des intentions du film.
Passer de Luc Besson à Steven Soderbergh suggère une tout autre paire de manches ! Besson vise souvent très bas, mais le penchant expérimentaliste de Soderbergh peut parfois lui causer autant d’ennuis : s’il est capable de livrer des divertissements grand public (comme le prouve la trilogie Danny Ocean), Soderbergh ne semble jamais aussi heureux que lorsqu’il trafique les attentes pour se livrer à des expériences avec des genres connus.
À cet égard, la pièce-clé pour comprendre ce qu’il tente d’accomplir avec Haywire [Piégée] n’est pas tant ses thrillers tels Out of Sight ou Traffic que le moins connu drame The Girlfriend Experience, où Soderbergh avait demandé à une vedette de films pornographiques d’incarner le rôle principal. L’écoute des commentaires audio du réalisateur et de l’actrice sur le DVD du film illustrait très clairement la fascination de Soderbergh à l’idée de faire reposer un film sur les épaules d’une actrice ne provenant pas de la culture hollywoodienne. Le résultat n’avait pas convaincu l’ensemble des critiques, mais la même intention est de retour dans Haywire, alors que Soderbergh a avoué avoir créé le film expressément pour Gina Carano, une championne d’arts martiaux mieux connue pour ses prouesses physiques que pour ses habiletés en art dramatique.
Les conséquences de ce choix sont plutôt intéressantes, car Gina Carano possède la présence nécessaire pour incarner une agente en services clandestins. Qu’il s’agisse de manier une arme Uzi, de s’infiltrer là où l’on ne souhaite pas sa présence ou de se battre à mains nues avec de solides gaillards, Carano est instantanément crédible : elle a, après tout, réalisé la plupart de ses cascades. En revanche, c’est une actrice qui en est à sa première présence comme tête d’affiche. Ceux qui sont habitués à des rôles joués « à la Hollywood » seront surpris, peut-être même fascinés, en voyant ses choix d’actrice. (Des rumeurs disent que sa voix était postsynchronisée par une autre, ce qui expliquerait peut-être un certain manque d’intonation). Toujours est-il que, en tant que performance d’outsider, le résultat est fascinant à regarder.
Mais on ne peut se débarrasser du sentiment que tout cela ne demeure que de l’expérimentation… un constat qui s’applique au reste du film. Quand les dialogues deviennent cryptiques au point d’échapper à la compréhension, quand les scènes semblent jouer de stoïcisme, quand Soderbergh choisit de tourner certaines séquences dans un style minimaliste peu traditionnel, il est alors évident que le souci de présenter une expérience de divertissement conventionnel est définitivement subordonné à l’envie de jouer avec les formules du thriller de vengeance. Comme dans le cas de Hanna, où le réalisateur Joe Wright avait apporté son expertise dramatique à la réalisation de film d’action, Haywire est plus un sujet de discussion qu’un film pleinement satisfaisant.
Ceci dit, on appréciera au passage les intentions et l’exécution du film. Si le scénario s’embourbe souvent dans des longueurs, un enrobage inutile ou bien un manque de contrôle sur la tension dramatique, on peut souligner des séquences telles la longue bataille à poings nus entre Carano et Michael Fassbender ou la poursuite pédestre à travers Dublin. On en vient à sourire alors que Carano triomphe des personnages incarnés par des acteurs qui, dans un autre film, auraient incarné des héros d’action. On appréciera également les touches de clarté que Soderbergh apporte aux scènes d’action, offrant une alternative appréciable au montage en tornade que préfèrent d’autres réalisateurs contemporains.
Finalement, on appréciera peut-être sans s’en rendre compte le féminisme du film, assuré au point d’être subtil. Le personnage de Gina Carano a beau être une femme, elle n’est jamais traitée comme telle. Elle est la meilleure de son métier (toutes catégories confondues), elle peut battre n’importe qui à mains nues et elle a eu la malchance de rompre avec un homme qui refuse de l’accepter. Carano est belle, mais sa beauté est rarement soulignée, contrairement à celle de Zoé Saldaña dans Colombiana. Son sexe est indéniable, mais il ne constitue jamais sa seule qualité – exactement là où la femme-assassin au cinéma devrait être rendue.
Modestes surprises câblées
Certains films ont, malgré des acteurs connus dans les rôles principaux, des vies extrêmement discrètes. Diffusion en salle modeste ; parution sans histoire en format vidéo ; parfois, si la chance y est, ce sont des films appelés à remplir les petites heures du matin pour un câblodistributeur ou bien à fournir une option de plus dans la longue liste des films mineurs disponibles sur demande par Internet. La plupart du temps, on ne trouvera pas dans cette catégorie de grands classiques. Mais souvent, il est possible d’y rencontrer des exercices de genre tout à fait convenables, surtout si on les aborde avec des attentes raisonnables.
Prenons par exemple Faces in the Crowd [v.o.a.], un thriller construit autour d’une prémisse ingénieuse : et si le témoin d’un meurtre était ensuite affligé par une condition neurologique (la prosopagnosie) qui le rend incapable de reconnaître les visages ? Oubliez les difficultés romantiques ou professionnelles d’un tel type d’amnésie quand le meurtrier revient s’en prendre à ce témoin : que de possibilités en une simple prémisse…
Avec Milla Jovovich comme tête d’affiche, Faces in the Crowd ne souffre pas trop de son petit budget, bien que quelques spectateurs s’amuseront probablement de voir des endroits connus de Winnipeg doubler ceux de New York. La prémisse y est exécutée de manière ingénieuse, différents acteurs incarnant les mêmes personnages afin de renforcer l’effet d’étrangeté ressenti par l’héroïne. Le rythme du film est assez efficace, et le regard sur la prosopagnosie ajoute un intérêt supplémentaire à un thriller qui sort un peu de l’ordinaire. Ironiquement, le tout est moins efficace en tant que thriller : l’identité du tueur en série est prévisible, la finale préfère les larmes faciles, et l’ingéniosité de la prémisse détonne un peu par rapport au côté ordinaire des péripéties qui en découlent.
Mais bon, comparé à beaucoup d’autres thrillers tout à fait oubliables, Faces in the Crowd réussit tout de même à divertir et à faire réfléchir sur les mécanismes cognitifs essentiellement invisibles qui nous aident à naviguer dans la vie de tous les jours. Un scénariste/réalisateur plus doué aurait sans doute pu faire mieux, mais le résultat obtenu est tout de même honorable.
On sera un peu plus positif au sujet de Flypaper [v.o.a.], une comédie criminelle dans laquelle un excentrique aux talents sherlockiens est coincé dans une banque alors que celle-ci est victime de deux hold-up simultanés. Similaire en ton à des exercices de genre tels que Smokin’ Aces et Snatch, Flypaper fait pardonner un scénario un peu éparpillé grâce à un bon rythme, beaucoup de charme et une conclusion qui fait passer outre plusieurs scories mineures. Ne cherchons pas le réalisme dans un film où les braqueurs de banque peuvent consulter un site du gouvernement pour découvrir leur score, surtout pas quand les poncifs du genre s’accumulent en permutations de plus en plus débridées. Les nombreux retournements font en sorte que l’on ne s’ennuie pas souvent, même si on cantonne le déroulement du film à l’intérieur de la banque mise sous verrous.
La repartie entre Ashley Judd et Patrick Dempsey (qui incarne bien un rôle difficile) donne au film d’occasionnels airs de comédie romantique, mais il ne faut pas se tromper : Flypaper est un film conçu pour ceux qui ont vu beaucoup de thrillers de cambriolage et qui n’ont pas de réticences à s’amuser avec les éléments propres à ce genre de films. Le scénario multiplie les personnages un peu particuliers (opposant une équipe de voleurs professionnels à des cambrioleurs aux méthodes pas mal moins raffinées), et s’amuse à enchaîner quelques trouvailles de réalisation. Si le résultat n’aspire pas à l’immortalité, il demeure sympathique : on ne regrette pas le temps de visionnement.
La comédie criminelle Wild Target [Petits Meurtres à l’anglaise] est tout aussi sympathique, quoique dans une veine plus sanguinaire. Ici, c’est Bill Nighy qui incarne un assassin vieillissant qui se voit confier la mission d’éliminer une voleuse (Emily Blunt) qui a réussi à filouter un important caïd. Mais en regardant la jeune femme à travers la lunette de sa carabine, le héros reconnaît une âme sœur et décide de la protéger. Le reste des péripéties semblera convenu, mais peu importe : le ton extrêmement sympathique du film fait tout pardonner, et on aurait souligné le côté pince-sans-rire très british de l’humour du film si ce n’était qu’il s’agit d’un remake de la comédie française Cible émouvante. Nighy et Blunt sont tout à fait bien choisis pour leurs rôles respectifs, et le film parvient à maintenir un équilibre parfois précaire entre la violence qui entoure ses personnages et l’humour souvent romantique visé par le film. Il y a un caractère un peu nostalgique dans l’exécution du film qui ne nuit pas du tout au résultat : un retour aux films comiques basé sur des personnages bien définis, avec un humour organique qui semble bien découler des prémisses établies. Ceci étant dit, le film fonctionnera beaucoup mieux pour les amateurs de films de genre que pour des foules plus générales.
Cette sympathie pour l’amateur de genre, en fait, semble être une constance fiable lorsque l’on s’aventure à explorer les options disponibles dans les recoins de l’horaire des chaînes câblées. Ces films à moindres profits que les grandes productions hollywoodiennes ont l’avantage de s’adresser à un public qui partage certaines présomptions de base. Un thriller ordinaire peut-il être amélioré par une prémisse inusitée ? Est-ce que l’on peut pousser les poncifs du cambriolage de banque à un extrême ridicule sans perdre son public ? Un assassin peut-il être un héros romantique ? L’amateur de genre est prêt à jouer le jeu avec ces films. Combiné à des attentes raisonnables, le résultat peut s’avérer parmi les meilleurs escomptés par le cinéphile d’expérience : de belles surprises inespérées.
Quand les hommes se confrontent à Mère Nature
En tant que revue explorant le polar, le noir et le mystère, Alibis s’intéresse aux moments où la vie ordinaire est transgressée, où les protocoles d’interaction sociale acceptables ne tiennent plus et où l’humain devient une bête sauvage envers d’autres humains. Si la nature du crime implique presque toujours deux personnes, le suspense peut être tout aussi efficace lorsque ces humains se mesurent à l’impitoyable nature. L’écrivain Hal Clement, interrogé sur l’absence d’antagonistes dans sa fiction, avait coutume de répondre que « l’univers est un antagoniste suffisant. » Pourquoi s’affronter lorsque le monde naturel, dans toute son indifférence, nous menace autant ? C’est pourquoi il n’est ici pas déplacé de discuter de deux récents thrillers de survie, dans lesquels de petits groupes d’hommes sont constamment soumis à la volonté de Mère Nature.
The Way Back [Les Chemins de la liberté] commence dans un goulag russe durant la Deuxième Guerre mondiale. Pendant une tempête de neige, des prisonniers constatent qu’ils ne survivront pas très longtemps dans les mines du camp et ils finissent par conclure que leurs chances de survie sont meilleures s’ils quittent le camp et tentent de marcher quelques milliers de kilomètres, jusqu’à une terre d’accueil propice…
Ils ne survivront pas tous à l’épopée. Car si personne ne part à leurs trousses, la nature en terrassera plusieurs. Leur périple commence en plein hiver, mais ils finiront par composer avec la forêt, le désert et les montagnes avant de trouver un refuge. The Way Back est sans merci lorsque vient le moment de laisser mourir ses personnages, n’épargnant pas les plus sympathiques. De la Sibérie jusqu’au Tibet, la cinématographie se paie de superbes paysages. La nature occupe ici toute la place, minimisant la présence d’acteurs tels Colin Farrell, Mark Strong, Saoirse Ronan, Jim Sturgess et Ed Harris.
C’est sans doute cette impression qui, au final, handicape le film. The Way Back – qui se dit adapté d’une histoire vraie, affirmation à prendre avec le grain de sel habituel – ne réussit pas tout à fait à créer un attachement aux personnages de cette épopée. Faute de sympathie, le film ne fait pas que décrire une épreuve d’endurance… il en devient une. On en vient à admirer les paysages et à attendre que le tout se termine. C’est d’autant plus dommage que le matériel était intéressant pour un réalisateur comme Peter Weir, qui a déjà fait bien mieux. Il manque un pouls, un peu d’énergie et d’intérêt à ce film. Dommage.
Ce manque d’énergie n’est certainement pas un problème pour The Grey [Peur grise], un autre thriller de survie où un groupe de rescapés d’un accident d’avion doit composer avec la nature alaskienne. Le froid et la neige s’avèrent de moindres soucis lorsque se pointe une meute de loups gris pas très contents de voir leur territoire ainsi envahi…
Avec Joe Carnahan à la réalisation et Liam Neeson en vedette, le marketing du film semblait suggérer un bon vieux film d’aventures de série B, bourré de péripéties menant à un retour à la civilisation. La réalité de The Grey est plutôt différente : dès les premières minutes, où un protagoniste suicidaire médite sur le sens de la vie et de la mort, le film prend une tournure existentielle que l’on n’attendait pas nécessairement de Carnahan après la frivolité intentionnelle de films tels Smokin’ Aces et The A-Team. Neeson s’avère un protagoniste extrêmement capable, dans la lignée de ses films de « Liamspoitation » précédents tels Taken et Unknown, mais le film n’a aucune pudeur à avouer les limites de l’action humaine devant l’implacable force de la nature.
Heureusement, ce message est bien enrobé de péripéties passionnantes. L’écrasement d’avion qui amène sept hommes à se liguer contre la nature est saisissant, et les aventures qui suivent sont sans pitié quand vient le moment de décider qui vit et qui meurt. (Le scénario a d’ailleurs tendance à donner de grands moments aux personnages qui sont les prochains à mourir.) La cinématographie capture bien les paysages nordiques, et le scénario est truffé de moments contemplatifs qui mettent en contexte la conclusion inhabituelle du film. The Grey réussit un exploit rare pour un thriller d’aventures : il laisse songeur.
N’est pas vedette qui veut !
Camera oscura a beau vouloir ignorer le vedettariat, il est parfois évident que celui-ci compte pour plus qu’il n’y paraît, même au sujet de films à suspense. Certains films sont conçus pour des vedettes, et l’appréciation du film peut devenir difficile à séparer de ses sentiments envers les têtes d’affiche.
Il est donc inutile de présenter Robert de Niro, Jason Statham ou bien Clive Owen : chacun de ces acteurs a une feuille de route qui précise de plus en plus le type de rôle qu’ils sont aptes à incarner. Voir de Niro en vétéran d’une profession difficile n’est pas exactement une révélation, pas plus que le fait de retrouver Jason Statham en mercenaire d’élite ou bien encore Clive Owen en homme d’action. Ces trois noms au générique de Killer Elite [Tueur d’élite] ont de quoi faire monter les attentes : quel type de projet pouvait bien intéresser ces trois acteurs ?
À en croire le film, « basé sur des faits réels », il y aurait eu en 1980 une campagne d’assassinats contre des officiers du SAS impliqués dans une sordide série d’opérations clandestines à Oman durant les années 1970. Mais gardons le sens de la réalité : Killer Elite est une adaptation d’un roman d’un auteur qui est toujours resté flou sur les véritables événements ayant inspiré son texte. Il est préférable, comme toujours, de percevoir le film comme une œuvre de fiction historique. Killer Elite tente de rester ancré dans une certaine réalité anglaise pluvieuse, mais en multipliant les objectifs répétitifs et en ne laissant aucune pointe d’humour percer la grisaille du scénario, le résultat semble évacuer tout plaisir de visionnement. La cinématographie connaît tout de même quelques bons moments et certaines séquences de suspense sont meilleures que d’autres, mais le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de ce que l’on pouvait attendre de l’union des trois acteurs de renom.
Malgré tout, on ne blâmera pas les acteurs. De Niro joue dans le film à peine plus de quinze minutes : son rôle est d’être capturé pour mettre en branle le scénario, puis de rassurer les autres personnages avec de bons mots. Owen, en ex-officier désillusionné du SAS, semble lui aussi perdre son temps, ne pouvant pas prendre possession de l’intrigue comme les personnages vertueux qu’il incarne habituellement. Statham demeure la vedette incontestée du film : l’intrigue tourne autour de lui, et il est le seul dont les pensées semblent intéresser la caméra. Avouons aussi que son personnage est tout à fait calqué sur l’ür-personnage de la carrière Statham : un homme d’action dur mais sympathique, impitoyable lorsque acculé… mais qui préfère ne faire violence à personne. Crâne habituellement rasé de près, il mène le film avec une aisance qui montre bien jusqu’à quel point il a trouvé sa niche comme acteur.
Le résultat plaira aux fans de Statham sans nécessairement lui en valoir de nouveaux : Killer Elite est ordinaire au point de ne pas présenter d’aspects particuliers ou de moments mémorables susceptibles de faire de ce film plus qu’un visionnement de passage. On appréciera tout au plus une bataille à poings nus entre Statham et Owen, ou plutôt entre leurs cascadeurs attitrés. Certains remarqueront les détails d’époque. D’autres apprécieront quelques images un peu moins ternes que le reste. D’autres encore remarqueront la quasi-absence de rôles féminins, ou bien la complexité inutile du scénario menant à un dernier acte superflu. Killer Elite souffre non pas parce qu’il commet de graves erreurs, mais parce qu’il ne comporte pas de qualités mémorables. On remerciera les acteurs de leur présence car, sans eux, il y aurait eu très peu à se mettre sous la dent… Voici à quoi sert le vedettariat dans la plupart des cas : à compenser des lacunes.
Mais on aura saisi que De Niro, Owen et Statham sont des vedettes établies. Il a fallu du temps et de nombreux rôles pour que l’on en vienne à comprendre leur type, encore plus à les considérer comme des vedettes. La question ainsi soulevée est : d’où viennent les vedettes ? Peut-on en créer ou faut-il attendre des acteurs avec un talent indéniable ?
Le film Abduction [Enlèvement] offre quelques réponses… mais, hélas, des réponses qui ne risquent guère de plaire au jeune Taylor Lautner autour duquel le film est conçu ! Que les lecteurs d’Alibis se rassurent s’ils ne reconnaissent pas immédiatement le nom : Lautner a, jusqu’ici, connu ses heures de gloire en tant que protagoniste romantique de la série fantastique pour adolescents Twilight. Au même titre que les deux autres vedettes de la série, Lautner est devenu un « nom » potentiellement vendeur pour le créneau des jeunes femmes. Abduction est le premier projet post-Twilight à le placer en tête d’affiche.
À première vue, ce n’est pas nécessairement une mauvaise idée. Abduction est indéniablement destiné à un public adolescent : un jeune homme découvre une conspiration à son sujet… Quel ado grincheux n’a jamais rêvé de découvrir que sa véritable identité est importante au point d’entraîner un affrontement entre maître criminel et gouvernement ? Transposition contemporaine des histoires de fées où l’orphelin est un prince caché, Abduction débute dans une banlieue cossue où tous les adolescents vivent dans de vastes demeures vides et se termine par un acte courageux qui permet au protagoniste de trouver sa place dans le monde. Dans le domaine accomplissement de désir, difficile de faire mieux !
Reste à transposer cette fable au grand écran. Dans le rôle d’un protagoniste abruptement plongé dans un univers de traque clandestine, Taylor Lautner a au moins le physique de l’emploi. Sa carrure est impressionnante et le sert bien lorsqu’on lui demande de se plier aux diverses prouesses acrobatiques du rôle. Là où l’illusion se brise, c’est lorsqu’il doit demeurer immobile ou, pire encore, livrer ses répliques. Les limites de ses talents d’acteur deviennent alors évidentes : son expression perpétuellement mystifiée n’est pas appropriée à toutes les situations et sa crédibilité d’ado ordinaire s’effrite en même temps que sa capacité à agir de manière naturelle. Lautner n’est pas dépourvu de charisme, mais ses limites sont évidentes.
Malheureusement, Abduction mise tout sur sa vedette. Et lorsque celle-ci est incapable de vendre la marchandise, le reste du film s’appauvrit. Les acteurs-vétérans Michael Nyqvist, Sigourney Weaver, Jason Isaacs et Alfred Molina n’ont guère à faire au sein d’un scénario truffé de familiarités. Le réalisateur John Singleton (qui, après un départ éclatant avec Boys in the Hood, semble se cantonner dans les thrillers de bas étage) ne réalise aucun moment brillant dans son interprétation de l’intrigue. Abduction est exactement le type de film médiocre qui peut parfois être secouru par une interprétation magistrale. En l’absence de celle-ci, le film s’écroule sans provoquer, hélas, beaucoup plus qu’un haussement d’épaules.
Ainsi fonctionne parfois le vedettariat : on peut parier sur l’attrait d’un acteur sans que nos attentes soient comblées. Lautner est peut-être trop jeune, pas assez expérimenté, un peu limité. De toute évidence, Abduction suggère qu’il n’a pas encore terminé son parcours. Est-il destiné à un meilleur avenir comme acteur cantonné dans des rôles secondaires ? Parviendra-t-il à développer une présence de héros d’action qui lui permettrait de se tailler une place dans l’écosystème hollywoodien, tout comme Statham a son propre créneau ? Ça reste à voir. N’est pas vedette qui veut, après tout… et il y a de nombreux compétiteurs.
Bientôt à l’écran
L’été n’est jamais une bonne saison pour le cinéphile en quête de cinéma à suspense. Il devra tout au plus se contenter de quelques menues offrandes : Savages, d’Oliver Stone, portant sur des narcotrafiquants californiens ; une remise à neuf de la franchise Bourne, cette fois-ci avec Jeremy Renner dans le rôle principal ; The Expendables 2, une suite qui semble vouloir rassembler tous les gros noms d’action dans un même film ; et Premium Rush, thriller new-yorkais initialement annoncé pour le début 2012. Suffisamment de matériel pour attendre jusqu’au mois de septembre, qui devrait prouver à nouveau que l’automne est la saison favorite du sombre cinéphile…
Revue Alibis – Mise à jour: Juillet 2012