Camera oscura 42
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.0Mo) d’Alibis 42, printemps 2012
L’hiver cinématographique reste habituellement fidèle à un scénario bien précis : il s’amorce lors des semaines entre l’Action de grâces américaine et le jour de l’An avec de grandes parutions bien gentilles destinées à toute la famille. Il se poursuit pendant l’hibernation des grandes foules avec des films destinés à la course aux Oscars, en même temps que les grands studios liquident une série de films de genre à petits budgets. Pour le cinéphile amateur de cinéma à suspense, il y a habituellement peu de choses à voir en compagnie des grandes foules, quelques surprises plaisantes durant la course aux Oscars, et plein de films de genre honnêtes à se mettre sous la dent entre janvier et mars.
Mais l’hiver 2012 n’a pas tout à fait comblé les attentes. Un trio attendu de films grand public sortis en décembre, suivi d’un vide inhabituel durant la course aux Oscars. Heureusement, de plus en plus de films arrivent directement à la maison sans passer par les cinémas, et la moisson de films de genre hivernaux a eu sa part de films remarquables… même si ce n’est pas toujours pour les bonnes raisons.
Divertissements entendus
Pour le cinéphile enragé, s’aventurer au multiplex durant le mois de décembre peut s’avérer une expérience désagréable. Les cinémas n’appartiennent plus aux cinéphiles blasés alors que les familles viennent y profiter des congés des fêtes. Sans surprise, les films qui y sont alors montrés semblent encore plus convenus que d’habitude : suites, remakes et autres valeurs sûres conçues pour plaire au plus grand public viennent assurer que chaque salle sera aussi bondée que possible.
Décembre 2011 a donc vu la parution de trois films aux qualités prédéterminées : le deuxième Sherlock Holmes mettant en vedette Robert Downey Jr., le quatrième film de la série Mission : Impossible avec Tom Cruise, et la reprise américaine du roman de Stieg Larsson, The Girl with the Dragon Tattoo. Dans les trois cas, on notera des familiarités secondaires, étant donné la popularité de Holmes comme personnage de fiction, l’existence de la série télévisée Mission : Impossible et l’existence bien connue de l’adaptation cinématographique suédoise du livre de Larsson. Mais surtout on remarquera l’absence de surprises dans ce trio venu fournir aux foules des expériences programmées d’avance.
Le succès de la plus récente version de Sherlock Holmes (2009) reposait sur quelques facteurs bien précis : une adaptation sous forme de film d’action, un côté visuel d’inspiration anachronique steampunk et, surtout, la personnalité loquace et gentiment arrogante de Robert Downey Jr dans le rôle-titre, ainsi que ses jacasseries avec son comparse Watson. À son grand avantage, Sherlock Holmes : A Game of Shadows [Sherlock Holmes : Le Jeu des ombres] comprend ces éléments et les exploite à bon escient. Downey est en pleine forme dans la peau de Holmes, un génie dont l’excentricité n’a d’égal que son habileté presque sans faille à se tirer d’affaires périlleuses. Un tel personnage est dangereux en ce qu’il menace de prendre toute la place ; mais le film s’inspire heureusement de l’œuvre originale pour mettre en vedette le personnage de James Moriarty : un antagoniste coriace, à l’égal des machinations mentales de Holmes.
Cette suite gambade allègrement entre Londres, Paris, l’Allemagne et la Suisse (pour aboutir bien évidemment près des chutes Reichenbach) de manière à livrer une aventure à la hauteur des espoirs du public qui avait bien accueilli le premier volet. Sous la réalisation dynamique de Guy Ritchie, Holmes et Watson s’obstinent tel un vieux couple marié (ce qui est d’autant plus drôle que Watson est censé être en voyage de noces), Jared Harris nous fait croire en un Moriarty diabolique, Stephen Fry tient le rôle de Mycroft Holmes, Noomi Rapace tente de ne pas se laisser submerger par les autres acteurs et le tout livre le divertissement attendu. Quelques séquences remarquables, ici et là, viennent polir le résultat – qu’il s’agisse d’une fuite forestière réalisée de manière quasi impressionniste, ou bien d’un duel intellectuel entre Holmes et Moriarty alors que leurs « pions » agissent dans une autre pièce. Le scénario est simple mais occasionnellement astucieux, tant pour éliminer hâtivement un personnage du film précédent, pour faire allusion à l’imminence de la Première Guerre mondiale que pour s’amuser avec les projections stratégiques de Holmes. Bref, du réchauffé mais du réchauffé savoureux. Un troisième volet s’annonce inévitable… et tout aussi attendu.
On dira essentiellement la même chose de Mission : Impossible : Ghost Protocol [Mission : Impossible : Protocole fantôme], quatrième volet d’une série qui voit se succéder les réalisateurs depuis 1996, mais qui conserve toujours Tom Cruise en vedette dans le rôle d’Ethan Hunt. Avec J.J. Abrams de retour comme producteur, il ne faut pas s’étonner si la continuité stylistique avec le volet précédent est un peu plus serrée que dans le cas des films précédents ou bien si Ghost Protocol est avant tout un film de fantaisie d’espionnage sans liens avec la réalité géopolitique telle qu’on la connaît présentement. Le scénario n’est qu’une série d’excuses pour enchaîner les séquences d’action, d’infiltration ou d’imposture qui font le succès de la série. Le réalisateur Brad Bird se tire bien d’affaire pour montrer comment ses protagonistes sortent l’agent Hunt de prison, trafiquent des rencontres avec des assassins ou bien s’infiltrent dans la demeure d’un richissime homme d’affaires. Et c’est sans compter les séquences d’action inventives, qu’il s’agisse de suspense en altitude au Burj Khalifa, d’une poursuite désespérée en pleine tempête de sable ou bien d’un affrontement corps-à-corps en plein parc de stationnement automatisé. Le film trotte autour du globe, de la Russie à Dubaï, à Mumbai, ne s’attardant aux États-Unis que pour un court épilogue.
Il n’y a pas de doute : Ghost Protocol renoue avec la vénérable tradition d’un film d’action pensé comme un spectacle à grand déploiement, avec des séquences méticuleusement conçues pour les poussées d’adrénaline. Le ton bon enfant du scénario – où les héros sont admirables, l’antagoniste est complètement fou et le tout se règle au dernier moment – est conçu pour faire sourire les spectateurs qui n’en demandent pas plus ni moins. Ce qui ne revient pas à dire que le film est sans failles. Le début est un peu laborieux, certaines ficelles narratives sont décousues ou dépendent de coïncidences, l’antagoniste pâlit si on le compare à celui du troisième volet, et l’emprise de Tom Cruise comme tête d’affiche de la série fait en sorte qu’elle semble figée à ses pieds. Mais ces quelques scories ne parviennent pas à entacher l’impact du film, qui réussit admirablement à répondre à ses propres objectifs. On souhaite déjà un autre volet, et préférablement un qui laissera un peu plus de place à Jeremy Renner comme protagoniste. Lorsqu’une série continue de livrer une marchandise si satisfaisante, pourquoi se plaindre ?
Ceci dit, seule une mince ligne sépare parfois la familiarité confortable du déjà-vu agaçant. Sherlock Holmes et Ethan Hunt ont des aventures similaires mais différentes dans un effort de préserver un certain sentiment de nouveauté. On ne peut pas en dire autant de Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander dans l’adaptation américaine de The Girl with the Dragon Tattoo [Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes] : pour ceux qui ont lu le livre et vu le film suédois, ce sera une troisième prestation de la même histoire, avec peu de différences étant donné l’exactitude des adaptations en question. Apprécier un tel film dans de telles circonstances n’est pas tant une expérience de cinéphile qu’un exercice semblable aux férus de pièces de théâtre qui comparent les mérites de l’interprétation d’une œuvre donnée par différentes troupes. Les lecteurs d’Alibis n’auront pas besoin de beaucoup d’explications quant à l’intrigue de base, alors qu’un journaliste et une experte informatique allient leurs forces pour enquêter sur une disparition vieille de quarante ans… qui mènera à une série d’événements plus troublants.
Le talentueux réalisateur David Fincher sait tout à fait ce qu’on attend de lui aux commandes de cette adaptation. Son mandat est de livrer une adaptation aussi fidèle que possible du livre, et c’est ce qu’il réussit. Fait inhabituel pour une interprétation hollywoodienne de matériel étranger, toute l’histoire se déroule en Suède, les personnages étant même dotés d’un accent. Les détails du livre restent généralement les mêmes, tout comme sa structure. Le film suédois ayant également été d’une fidélité exemplaire, il ne faut pas être surpris que le film américain finisse par lui ressembler étroitement. Fincher aura eu la bonne fortune d’une main heureuse quant à la distribution des rôles : Daniel Craig est convenable en Mikael Blomkvist, alors que Rooney Mara incarne Lisbeth Salander presque aussi bien que la performance marquante de Noomi Rapace. La cinématographie insiste sur l’hiver suédois, et le rythme relativement tranquille du film est aussi (trop) fidèle au livre.
Ceux qui ont l’habitude de rouler des yeux devant les adaptations américaines édulcorées de matériel étranger constateront avec surprise que le scénario ne lésine pas sur les aspects les plus dérangeants du livre. Il y a autant de violence et même un peu plus de nudité que dans le film suédois. En revanche, une sous-intrigue détaillant l’affection passagère entre le protagoniste et une femme de la famille Vanger semble avoir judicieusement disparu par contrainte de temps. L’épilogue est quant à lui plus élégant, sans long voyage dépaysant, mais conserve l’épilogue impitoyable du livre que le film suédois avait cru bon d’adoucir. Ceux qui aiment comparer les saveurs que peut prendre la même histoire s’amuseront à constater les différences subtiles avec lesquelles Fincher traite le matériel.
Mais, et c’est là le mot-clé, il s’agit toujours de différences subtiles. Pour ceux qui ont lu le livre et vu l’autre film, The Girl with the Dragon Tattoo s’avère du déjà-vu : parfait si c’est ce que l’on souhaite (ou si l’on n’a jamais profité des deux versions précédentes) mais un peu inutile pour ceux qui ont déjà tout vu. La feuille de route impressionnante de Fincher étant ce qu’elle est, il y a lieu de se demander si c’est vraiment sur de tels projets de tâcheron qu’il devrait œuvrer. Les films suédois étaient déjà bien réussis, faut-il absolument solliciter les services d’un réalisateur de premier plan comme Fincher pour s’assurer que la version américaine soit aussi réussie ?
Le spectateur, aussi exactement repu et satisfait que prévu par cette cuvée estivale de détente attendue, en vient à souhaiter moins de réchauffé et plus de mets nouveaux à se mettre sous la dent.
Sur un (plus petit) écran près de chez vous
Camera oscura a récemment célébré son dixième anniversaire, et le poids accumulé des années explique sans doute la lassitude croissante à payer des prix faramineux pour des visionnements en salle sans cesse plus désagréables, entre les inconvénients des horaires de projection, la nourriture dispendieuse et les foules de barbares désagréables qui envahissent les cinémas. L’hiver aidant, il n’est pas toujours agréable de braver circulation, température et cinémas tonitruants pour une projection où on n’est pas assuré de profiter d’une foule respectueuse envers ce qui est montré à l’écran.
Fort heureusement, il n’y a jamais eu de meilleur moment pour devenir cinéphile ermite. Une multitude d’intervenants se font concurrence pour fournir du divertissement cinématographique à la maison… à condition bien sûr d’en payer le prix. Qu’il s’agisse des fournisseurs de canaux satellites, de sites Web tels Netflix, ou tout simplement des câblodistributeurs rendant disponibles à la maison des films « sur demande » le jour de leur arrivée en club vidéo, l’univers cinématographique a rarement été aussi accessible hors des cinémas. Camera oscura 39 avait remarqué la parution de vidéo-films de plus en plus réussis, mais le véritable test d’une tendance est d’en observer la durée. Que révèle donc un aperçu des sorties cinéma-maison presque un an plus tard ?
Le constat initial se fait rassurant, car la tendance à l’amélioration des sorties directement sur vidéo se confirme. En 2011, les amateurs de genres policiers ont eu des choses intéressantes à se mettre sous la dent, qu’il s’agisse de suites convenables à des films connus, des œuvres de meilleure qualité presque directement passées sur vidéo ou bien des films étrangers mieux distribués directement à la maison. Les films à petit budget peuvent maintenant profiter de techniques de production numérique et d’une foule d’avantages fiscaux hors-Hollywood pour livrer un résultat sans cesse plus impressionnant.
Au registre des suites convenables de films connus, reconnaissons Street Kings 2 : Motor City [Au bout de la nuit 2] comme exemple représentatif de la nouvelle tendance en cinéma-maison. Cette suite quitte Los Angeles pour aller nicher à Détroit… un déménagement qui fait en sorte que la seule continuité soit le thème de la corruption policière. Sur le plan de la production, cette migration permet surtout à l’équipe du film de profiter de rabais financiers offerts par la ville de Détroit, d’expertise locale beaucoup moins dispendieuse que les professionnels californiens et de décors majestueux dans les ruines d’une ville qui a connu de meilleurs jours.
Car le thème de la corruption est aussi narratif que visuel, alors qu’un jeune policier enquête sur une série de meurtres et découvre que plusieurs de ses collègues sont impliqués dans de sales magouilles. Ray Liotta tient la vedette, mais il n’est pas le protagoniste de cette histoire de plus en plus sombre. Les éléments narratifs sont convenus et le film se termine sur une note déplaisante, mais il est plus approprié d’admirer Street Kings 2 : Motor City pour son poli visuel, pour les automobiles rutilantes, pour les décors effilochés d’une ville en déclin qui reflète l’état de ses personnages. Un meilleur scénario aurait pu rehausser le résultat, mais celui-ci convient à des attentes raisonnables.
Les problèmes de The Hit List [La Liste] s’avèrent un peu plus profonds, mais on y remarquera une certaine filiation avec Street Kings 2. Réalisé avec des caméras numériques loin d’Hollywood, The Hit List est un film qui profite d’une vedette déjà établie (Cuba Gooding Jr.) pour offrir un thriller relativement convenu mais avec des pointes d’intérêt. Ici, l’intrigue s’amorce alors qu’un homme bien ordinaire profite d’une conversation de bar à la fin d’une mauvaise journée pour exprimer ses frustrations. Mis au défi par un parfait inconnu de dresser une liste de personnes à éliminer pour que s’améliore sa vie, notre quidam s’exécute… pour réaliser un peu trop tard que le parfait inconnu est en réalité un assassin professionnel qui a quelque chose à lui prouver. Alors que s’empilent les cadavres de son rival d’affaires, de son patron et de son créancier, c’est à notre protagoniste maintenant sobre d’empêcher l’assassin de parvenir à la fin de sa liste… où figure le nom de sa femme.
Comme prémisse, on pardonnera la similitude avec Collateral pour avouer que l’on a déjà vu pire. Quant à la réalisation, c’est un effort honnête et sans artifices. Mais le scénario est loin d’arriver à la hauteur des attentes. Les répliques de l’antagoniste sont prometteuses mais mal exécutées. Dans la peau du protagoniste mal écrit, Cole Hauser est supposé être un homme ordinaire mais finit par donner l’impression d’un goujat déplaisant. Le rythme du déroulement de l’intrigue est un peu lent, et le dénouement en bain de sang paraît surfait. Le résultat n’est pas horrible, mais il n’est pas non plus particulièrement prenant. Pas de quoi se déplacer, pas de quoi éviter… ce qui est déjà passablement mieux qu’une bonne partie de ce qu’étaient anciennement (et sont parfois encore, à vrai dire) les parutions directement destinées au marché vidéo.
Ceci dit, cette frontière jadis si claire entre film en salle et vidéo-film ne cesse de devenir plus floue alors que le marché du vidéo-maison devient plus populaire. On prendra pour exemple Trespass [Otages], qui n’est techniquement pas un vidéo-film. Il aurait été un temps, sans doute vers la fin des années quatre-vingt-dix, où un thriller réalisé par Joel Schumacher mettant en vedette Nicholas Cage et Nicole Kidman aurait été un film destiné au grand écran avec une campagne de publicité substantielle. Mais nous sommes à une tout autre époque, une époque où Tresspass peut jouer dans une poignée de cinémas (sans doute pour répondre à des exigences contractuelles) avant d’être disponible trois semaines plus tard sur DVD et en vidéo sur demande.
Ce n’est pas un état de faits incompréhensible : la production du film a, murmure-t-on, été troublée par les caprices d’acteur de Cage. Le résultat n’est pas exceptionnel, mais il n’est pas mauvais non plus. Et alors que les studios hollywoodiens se grattent la tête pour maximiser leurs profits, un film avec de telles têtes d’affiche s’avérait parfait pour tester les possibilités d’une disponibilité rapide à la maison.
Il faut avouer que le résultat n’est pas trop mal. Tresspass porte sur les aventures d’une famille où père, mère et adolescente sont agressés dans leur propre maison par une bande de malfaiteurs convaincus de pouvoir repartir de là avec un magot substantiel. Thriller claustrophobe où l’action est surtout confinée à l’intérieur d’une même demeure, Tresspass a tendance à se dérouler en conversations criées entre victimes et vilains. La cinématographie et la réalisation sont toutes deux particulièrement réussies ; certainement une cote au-dessus de ce qui est habituellement la norme pour les vidéo-films. Les amateurs de Nicholas Cage en mode démentiel seront particulièrement satisfaits par un moment où il tente de négocier avec les criminels. Pour le reste, on ne prétendra pas qu’il s’agit d’un grand film. Schumacher confond parfois « intensité » avec « dialogues beuglés », et les retournements de l’intrigue n’en sont pas alors qu’ils sont systématiquement désamorcés l’un après l’autre. Le tout se termine de façon apocalyptique mais plutôt conventionnelle. Le résultat n’est pas déshonorable ; il est surtout intéressant comme avant-goût du futur de la distribution cinématographique quasi simultanée entre grandes salles et disponibilité maison.
La popularité grandissante de la distribution maison a un autre avantage non négligeable : en réduisant l’investissement nécessaire pour rendre un film disponible, elle permet aussi une plus grande variété de films étrangers qu’il aurait été prohibitif de distribuer autrement. C’est ce qui permet de voir des films tels The Heavy et Blitz, deux productions britanniques qui n’auraient pas connu de grand succès en salles américaines, mais que la distribution maison permet de diffuser efficacement.
Dans le cas de The Heavy [v.o.a.], on remarquera sans peine que c’est un film un peu trop inégal pour risquer les aléas d’une plus vaste distribution en salle : débalancé, parfois insipide, mais pourtant pourvu d’un troisième acte passionnant…
Le film s’amorce en nous montrant des moments de la vie d’un homme de main de la pègre londonienne. Ex-boxeur défroqué, il s’est recyclé en homme à tout faire pour des gens qui ne veulent pas se salir les mains dans leurs propres magouilles. Il tabasse, il pourchasse, il se présente à des transactions douteuses… et tente de régler ses propres problèmes. Mais de temps en temps, le scénario se permet une courte scène se déroulant plus tard dans le temps, alors que le protagoniste s’infiltre dans un appartement, constate qu’il n’est pas seul, et immobilise l’occupante tout en planifiant quelque chose de sinistre. On comprend alors que toute la vie du héros mène à ce dernier coup.
Bien réalisé, The Heavy souffre surtout d’un scénario bâclé : tantôt fascinant, tantôt insupportable. Les dialogues entre le protagoniste et ses parents tiennent pratiquement de la parodie, tandis que le départ chaotique du film laisse progressivement place à un troisième acte de plus en plus prenant. Alors que politique, famille, crime et sentiments finissent par s’entrechoquer, The Heavy se termine sur une bonne note que ne laissait pas vraiment présager son départ hésitant. C’est un film plus intéressant qu’entièrement satisfaisant, mais on remerciera au moins la distribution maison du film qui donne l’opportunité de voir quelque chose qui, autrement, serait resté de l’autre côté de l’Atlantique.
Idem pour Blitz [v.f.], un drame policier décidément moyen que les fans de Jason Statham ne voudront tout de même pas manquer. L’impression éparpillée laissée par le début du film, alors que se bousculent des personnages et péripéties comme si l’on assistait à un épisode d’une série télévisée, s’explique par le fait qu’il s’agit d’une adaptation d’un roman de mi-série de la plume de Ken Bruen. Une trame narrative principale émerge finalement du fouillis : alors qu’un meurtrier en série aussi sadique qu’improbable s’attaque à des policiers, ceux-ci doivent tenter de le coincer.
Pour Statham, habitué aux rôles de héros d’action dans des films explosifs, il s’agit d’une prestation plus sage que d’habitude : Blitz n’a ni le scénario ni le budget convenable pour un film d’action et l’accent est mis beaucoup plus sur le drame policier et les détails procéduraux. Au point, en fait, que le film semble s’égarer. Une sous-intrigue décrivant la rechute d’une policière ex-junkie aurait été parfaitement compréhensible au sein d’une série, mais s’avère totalement incongrue dans un film censé se suffire à lui-même. Ce à quoi on ajoutera la conclusion plutôt déplaisante du film, qui abandonne les idéaux policiers pour s’en remettre à de la vulgaire vengeance. L’aspect inusité d’un drame policier ayant lieu à Londres rachète un peu Blitz au même titre que la performance toujours imposante de Statham, mais ces points positifs comblent à peine les lacunes d’un film hélas imparfait.
Reste toutefois à décider s’il est préférable de profiter de telles expériences bâclées ou de ne pas y avoir accès en raison des aléas de la distribution. Une plus vaste disponibilité de l’univers cinématographique est toujours préférable… tout en reconnaissant que le risque de faire face à des films complètement inutiles croît avec l’usage.
Acteurs typés
Une fois passés les grands divertissements familiaux de décembre, et avant la valse des grands divertissements estivaux qui commencent maintenant à pointer leur nez dès le mois d’avril, l’hiver est une saison où les nouveautés sont souvent de purs exercices de genre aux qualités parfois spécialisées. Si les chefs-d’œuvre cinématographiques universels se font rares durant cette saison du consensus critique mitigé, il n’est pas dit que l’on ne peut pas trouver son plaisir dans ce qui parvient aux grands écrans.
L’hiver 2012 n’a pas fait exception. Les plus curieux ont vu le premier roman de la série Stéphanie Plum de Janet Evanovich, One for the Money, transposé au grand écran. Romance et espionnage furent combinés dans la comédie This Means War. George Lucas a présenté un film de Deuxième Guerre mondiale sur l’expérience des pilotes de chasse noirs de l’unité Tuskegee avec Red Tails. Et c’est sans compter les thrillers purs et durs présentés durant la saison, qu’il s’agisse d’enlèvement d’adolescente dans Gone, ou bien de cambriolage astucieux avec Man on a Ledge. Aucun de ces films n’a reçu de critiques élogieuses… mais aucun n’a complètement échoué dans la tâche essentielle de divertir son public.
À regarder le catalogue des parutions du trimestre, cependant, il est impossible d’échapper à une réflexion sur le rôle des acteurs et de ce qu’ils peuvent apporter à un film. Si la magie de la distribution des rôles reste essentiellement de trouver l’acteur ou l’actrice les plus aptes à remplir les exigences d’un personnage précis, les experts du domaine peuvent aussi se servir de vedettes pour communiquer au personnage des qualités que le public aura déjà associées à l’acteur en question.
Prenons comme exemple Contraband [Contrebande], un thriller criminel où un ex-contrebandier repenti reprend du service pour tirer son beau-frère du pétrin. Le protagoniste doit s’avérer un solide col-bleu, astucieux mais capable de se camoufler entre les criminels, ouvriers et travailleurs du domaine. Confier le rôle à Mark Wahlberg s’avère un mariage naturel entre protagoniste et personnage d’acteur : Wahlberg, après tout, a fait sa carrière en jouant des policiers, ouvriers, soldats et autres travailleurs de terrain. On ne le voit pas comme avocat, médecin ou intellectuel. C’est un acteur qui est venu de la rue et qui préfère ne pas trop s’en éloigner. Il apporte, en d’autres mots, une crédibilité instantanée au rôle qu’on lui demande d’incarner, même si le spectateur ne s’en rend pas compte de manière consciente.
Heureusement, Contraband est le type de film où de tels raccourcis peuvent s’avérer utiles. Adaptation du film islandais Reykjavík-Rotterdam, confié au même réalisateur que le film original, c’est un thriller d’action où l’on s’intéresse à l’univers des transports maritimes. Une bonne partie du film se déroule sur un vaisseau-cargo faisant le trajet Nouvelle-Orléans/Panama City. Chemin faisant, les spectateurs obtiennent un regard relativement inusité (et sans doute sujet aux exagérations hollywoodiennes) sur les rouages du domaine, qu’il s’agisse du fonctionnement des navires, du rôle du capitaine, du canal de Panama et de quelques techniques élémentaires de contrebande. Une bonne partie du film se joue dans le ton du thriller criminel où des caïds menacent les protagonistes des pires sévices à moins qu’ils ne remboursent leurs dettes, mais il y a tout de même une ou deux séquences plus prenantes pour rehausser le tout.
Pour un honnête thriller, Contraband comprend un nombre surprenant de sous-intrigues enchevêtrées (certaines moins crédibles que d’autres) mais peu importe : le regard sur la contrebande maritime, la performance crédible de Mark Wahlberg (assortie d’autres présences remarquables tel le capitaine de J. K. Simmons ou bien une Kate Beckinsale complètement déglamourisée) et l’empilement des péripéties ont de quoi satisfaire. Ce n’est pas un grand film, mais on frise le jeu de mots en disant qu’il livre la marchandise.
Autre film de genre sans artifices qui tient lieu d’exemple du pouvoir remarquable d’une bonne distribution, Safe House [Le Refuge] ose présenter un affrontement entre Denzel Wahington et Ryan Reynolds. Le tout se déroule à Cape Town, en Afrique du Sud. Reynolds incarne un jeune agent de la CIA qui semble gaspiller ses jours comme gardien d’une « maison d’accueil ». Quand Washington, en dangereux ex-agent devenu traître, se livre au consulat américain plutôt que de se laisser assassiner par ceux qui le traquent, Reynolds finit par devoir tenir sa charge en laisse, percer le mystère de ceux qui tentent de les assassiner et réfléchir à son rôle au sein d’une organisation corrompue.
Évidemment, les cinéphiles savent déjà à quoi s’attendre de Reynolds et Washington. Dans l’univers hollywoodien où rôles et personnage d’acteur se renforcent mutuellement, Reynolds est un jeune acteur montant, capable d’erreurs mais sympathique et pressenti pour de meilleures choses. En revanche, Washington est un vétéran qui n’a plus rien à prouver, parfois ténébreux mais toujours honorable à sa manière. Est-ce une grande surprise si ces qualités se voient reflétées et renforcées par leurs prestations dans Safe House ? Même Brendan Gleeson semble y tenir un rôle qui colle à sa filmographie. Lorsque vient le moment de deviner qui vit, qui meurt et qui trahit selon la seule évidence des rôles précédents des acteurs, personnages et têtes d’affiche semblent aller de pair.
Restera à deviner si cela fait de Safe House un thriller paresseux ou astucieux. Du côté de la paresse, reconnaissons un scénario plutôt ordinaire, où il n’est pas particulièrement difficile de deviner la prochaine révélation, où peu de retournements surprennent vraiment et où les outils dans la trousse du scénariste de thriller sont employés sans innovation particulière. En faveur des astuces, on notera un bel emploi de la ville de Cape Town, du centre-ville jusqu’au stade, des bidonvilles jusqu’à une ferme en périphérie de la ville. Le dépaysement est bienvenu, et certaines séquences plus rythmées fonctionnent relativement bien. On déplorera cependant la cinématographie naturaliste adoptée par le réalisateur Daniel Espinosa.
Alors que les images blafardes, la caméra sautillante et les dialogues murmurés visent à renforcer le réalisme du film, le scénario passablement fantaisiste n’a rien à dire sur l’état du monde d’aujourd’hui : Daniel Espinosa n’est pas Paul Greengrass, et Safe House n’a rien à voir avec Green Zone. Une réalisation moins intrusive aurait mieux cadré avec ce film de genre relativement ordinaire. Ici aussi, rien d’exceptionnel à se mettre sous la dent… mais de quoi satisfaire ceux qui sont toujours à la recherche d’un suspense d’espionnage. En plus de combler les fans de Reynolds et Washington, bien sûr.
S’il est vrai que confier des rôles à des vedettes peut insuffler de la crédibilité supplémentaire à un film, l’antithèse s’avère tout aussi vraie. Parfois, il est préférable de confier des rôles à d’illustres inconnus plutôt qu’à des vedettes. C’est pourquoi le film de propagande promilitaire Act of Valor [Acte de bravoure] a la particularité de débuter avec un moment en compagnie des réalisateurs Mike McCoy et Scott Waugh. Regardant la caméra, ceux-ci nous expliquent sans artifices qu’après avoir été contactés par la marine américaine pour développer un film sur les soldats de l’unité d’élite SEAL, ils ont éventuellement préféré utiliser de véritables soldats pour tenir les rôles-vedettes de leur film. Alors que de parfaits inconnus incarnent leur propre rôle de héros, les acteurs professionnels tels que Roselyn Sanchez sont relégués dans des rôles de second plan. Le nom des soldats n’est jamais révélé… et ce, même si leurs visages emplissent le grand écran.
Il va sans dire qu’un film produit avec la pleine et enthousiaste collaboration de la marine américaine, pour la marine américaine, s’avère une expérience de visionnement fort différente de n’importe quel visionnement du film d’action le plus ordinaire. Act of Valor avoue avoir été produit pour des fins de recrutement : il met à l’écran une chasse aux terroristes où l’on ne questionne jamais les prémisses de l’affrontement, où les renseignements indiquant qui abattre ne sont jamais faux et où chaque militaire est un homme de famille valeureux qui ne vise qu’à protéger les siens. Ceux qui pensent qu’Hollywood est habituellement trop bien intentionnée envers les militaires n’ont qu’à bien se tenir, car voici de la véritable propagande à l’état brut. Évidemment, le défi du critique est d’aller au-delà de ces évidences pour s’intéresser à des questions plus fondamentales : est-ce que c’est un bon film ? Est-ce qu’il parvient à séduire son public ?
Non et oui. Comme œuvre de fiction, Act of Valor souffre de trop de problèmes pour être un bon film. Les soldats qui tiennent les rôles principaux ne sont définitivement pas des acteurs, et leur façon de livrer les dialogues est charmante d’authenticité… autant qu’elle est visiblement médiocre. Le déroulement de l’intrigue est tout à fait prévisible, surtout lorsque s’accumulent les clichés les plus éculés des films de guerre. Les réalisateurs ont parfois de bonnes idées de mise en scène, surtout durant leurs scènes d’action, mais suremploient la caméra subjective et rappellent ainsi trop l’esthétique du jeu vidéo. Seule la cinématographie numérique saura impressionner. En revanche, il faut avouer que ce n’est pas un film conçu pour les critiques de cinéma : le public-cible est celui qui croit encore en la supériorité morale des États-Unis, et qui baigne dans le continuum naturel entre les militaires, la famille avant tout, le « Stars-and-Stripes » et la musique country-western.
Véritable curiosité cinématographique, Act of Valor s’avère tout de même un visionnement fascinant. Pour n’importe quel spectateur non américain, il y a quelque chose de fondamentalement étrange dans le fait d’être encouragé à s’enthousiasmer pour des soldats/personnages de nationalité étrangère qui, dans certaines circonstances, n’hésiteraient aucunement à nous mettre une balle en pleine tête pour protéger leur « sécurité nationale ». Parions que l’on ne peut pas dire la même chose de Mark Wahlberg, Denzel Washington ou du Canadien Ryan Reynolds. Comme quoi la distribution des rôles à des vedettes plutôt qu’à des inconnus peut parfois s’avérer rassurante !
Bientôt à l’affiche
Le printemps est à nos portes et, avec lui, des films au budget de plus en plus énorme. Évidemment, les spectacles estivaux ont tendance à se réclamer du domaine de la science-fiction et de la fantasy… mais peu importe, il y aura toujours quelques films plus sombres à se mettre sous la dent. On pourra au moins compter sur John Cusak en Edgar Allan Poe enquêteur dans The Raven, sur un autre rôle typique de héros d’action pour Jason Statham dans Safe, ou bien sur le film d’action G.I. Joe : Retaliation. Sinon, eh bien, on restera à la maison pour profiter de l’univers cinématographique de plus en plus disponible pour ceux qui préfèrent éviter les salles.
En attendant les températures plus clémentes, bon cinéma !
Revue Alibis – Mise à jour: Avril 2012