Camera oscura 40
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 988Ko) d’Alibis 40, automne 2011
Avec cette quarantième chronique, Camera oscura marque son dixième anniversaire. Et s’il faut retenir une seule chose de la dernière décennie, c’est que l’été n’est pas une bonne saison pour le cinéphile avide de meurtres et mystères projetés ou télévisés. Plutôt que de se payer une rétrospective 2001-2011 pendant cette éclipse estivale, Camera oscura préfère combler les trous de son éducation polar. Étant donné le calme dans les salles, c’est l’occasion de parcourir le monde pour remarquer des films injustement oubliés. Qui sait ; peut-être que la substance sera revenue en salle à la fin du survol ?
Comédie sombre en substitut au film noir
Refrain familier : il ne faut pas espérer de cinéma à suspense sérieux durant la période estivale. Aussitôt que les étudiants et les familles sont libérés, le cinéma hollywoodien devient tout spectacle, privilégiant les effets spéciaux fantastiques aux thrillers bien menés. Le cinéphile amateur de polar a avantage à prendre son mal en patience et à se contenter de ce qu’il peut trouver. En matière de cinéma sombre, l’été 2011 a été bien maigre, n’offrant que deux comédies criminelles comme faibles substituts à des films plus étoffés.
La première de ces comédies, Horrible Bosses [Méchants Patrons], a au moins l’avantage d’un peu de pertinence sociale. Presque trois ans après le début d’un marasme financier qui paraît maintenant sans fin, le citoyen américain moyen craint pour son emploi. Avec un taux de chômage qui frôle les 10 %, il sait qu’il peut être remplacé au moindre prétexte. D’où nos trois plus ou moins sympathiques protagonistes qui en viennent l’un après l’autre à la conclusion que leur emploi est intenable parce que leur patron tire avantage d’eux, qu’ils ne peuvent pas tout plaquer là pour trouver un autre emploi et donc (logique oblige) que leur vie serait nettement améliorée par la mort de leur patron. Si l’Américain moyen ne rêve jamais de révolution sociale, il n’est pas dit que sa rage ne peut pas prendre une forme plus personnelle…
C’est donc ainsi que nos protagonistes forment un pacte et sont déterminés à en finir. Pour brouiller les pistes, ils décident de s’entraider à buter le patron d’autrui. Mais comme on peut s’y attendre, leurs frasques ont tôt fait d’échapper à leur contrôle – et leurs patrons sont plus redoutables qu’ils ne s’y attendaient.
Sans s’élever beaucoup plus haut que le simple seuil de la com-pétence, Horrible Bosses s’avère tout de même un divertissement convenable. Une bonne partie de cette impression découle directement du jeu des six acteurs qui forment la triple paire employé-patron. Jason Bateman exploite à fond de train son image d’homme ordinaire en analyste persécuté par un patron sadique, superbement incarné par Kevin Spacey. Jason Sudeikis, quant à lui, doit contrecarrer les plans d’un Colin Farrell méconnaissable qui vise à vider les coffres de l’entreprise dont il a hérité. Finalement, Charlie Day incarne un assistant dentaire nouvellement fiancé qui ne trouve pas drôle les avances sexuelles agressives de sa patronne (Jennifer Aniston). Si Aniston et Farrell s’amusent dans des rôles de composition, les autres acteurs, particulièrement Bateman et Spacey, ne font que jouer leur personnage-type et le film s’en porte bien.
Comédie criminelle, Horrible Bosses comporte sa part de rires et de situations sombrement cocasses. Quand les trois cols blancs décident de se tourner vers le crime comme solution, leur tentative d’engager un tueur à gages échoue misérablement. Peu préparé aux exploits criminels, le trio s’enferme de plus en plus dans des situations impossibles alors que ses victimes à venir n’ont pas de tels scrupules. Le scénario se paie deux ou trois retournements en explorant des solutions évidentes qui n’en sont pas. Pour bien conclure les choses, nos héros obtiennent plus ou moins ce qu’ils veulent à la fin du film, sans toutefois y arriver comme ils l’avaient espéré. Sans pour autant prétendre que Horrible Bosses restera en mémoire plus longtemps que les quelques prochains mois, c’est un film qui réussit à atteindre ses objectifs et il restera un reflet déformé d’une époque où le travailleur américain se sent plus coincé que jamais.
Aucune pertinence sociale, pas même fuyante, ne vient embarrasser l’autre sombre comédie du trimestre. Ce qui ne revient pas à dire que 30 Minutes or Less [voa] est complètement décalé de la réalité. En fait, c’est un scénario inspiré de faits vécus alors qu’un livreur de pizza est kidnappé, mis dans une ceinture explosive et contraint de cambrioler une banque. Que les curieux cherchent des informations sur l’étrange affaire Brian Douglas Wells, mais attention : le tout ne se termine pas très bien. Il est sans doute préférable d’oublier ce triste fait divers avant d’embarquer dans un film qui se veut amusant.
Heureusement, il ne s’agit pas d’une transposition fidèle aux événements vécus. Le protagoniste, joué avec le charme maladroit habituel de Jesse Eisenberg, est un jeune homme dans la vingtaine qui œuvre comme livreur de pizza. Effectivement kidnappé, attaché dans une veste explosive et contraint de cambrioler une banque par un fils ingrat (Danny MacBride) qui a hâte de toucher son héritage, le protagoniste a tôt fait d’engager les services de son meilleur ami dans l’aventure qui suit. Les choses se compliquent davantage quand un assassin professionnel vient faire un tour dans les parages.
Comme l’indique bien la présence de Danny MacBride au générique, 30 Minutes or Less est une de ces comédies vulgaires où blasphèmes, violence et références sexuelles sont employés librement dans l’espoir de susciter les rires. Si le procédé est fréquemment agaçant pour un film qui pourrait très bien s’en passer, il faut avouer que le tout vise un public jeune et peu raffiné. C’est un fidèle portrait de personnages un peu agaçants, et le procédé contribue tout de même à affiner l’aspect comédie noire du film : 30 Minutes or Less n’est pas aussi sympathique que Horrible Bosses, qui ne s’éloigne jamais trop de ses préjugés bonasses de classe moyenne. En revanche, 30 Minutes or Less a plus d’énergie, est moins prévisible et se permet des gags plus audacieux. Le résultat, une fois acceptés les coins carrés du scénario, n’est pas tout à fait déplaisant. On remarquera les performances d’Aziz Ansari et Michael Peña dans des rôles de soutien, une poursuite automobile amusante et un film qui boucle tout en moins de quatre-vingt-dix minutes sans beaucoup de temps morts. Les spectateurs les plus retors en profiteront nettement plus que les autres. Mais pour le sérieux, on attendra l’automne.
Le casino de la politique américaine
Un des avantages d’une chronique cinéma trimestrielle qui va piger un peu partout dans l’univers du film, c’est une perspective qui échappe au va-vite d’un critique de cinéma destiné à livrer des avis immédiats sur ce qui joue au cinéma local. C’est cette latitude qui permet de considérer la bio-fiction Casino Jack et le documentaire Casino Jack and the United States of Money pour recommander un visionnement double.
Avec des titres aussi similaires, je ne vous apprends rien en disant que les deux films sont basés sur la carrière du lobbyiste américain « Casino Jack » Abramoff. Pour ceux qui n’auraient pas suivi un des cas de corruption politique les plus spectaculaires de l’actualité américaine récente, rappelons les faits : étroitement lié au Parti républicain, Abramoff est devenu pendant l’administration Bush un lobbyiste-clé qui se vantait de pouvoir obtenir à ses clients, à prix peu modique, l’accès à des représentants républicains influents. Parallèlement, il a commencé à demander à des tribus amérindiennes, riches des profits de leur casino, beaucoup (trop) d’argent pour leur assurer l’oreille des législateurs veillant sur des lois favorables. Lorsque les médias ont commencé à s’intéresser à tout cela, la carrière d’Abramoff s’est désintégrée aussi rapidement que l’administration Bush l’a renié. Soudainement, ses manœuvres d’influence (demander des millions pour un travail quasi inexistant, offrir des voyages à des politiciens, contribuer aux fonds de réélection de ceux-ci) ont été exposées au grand jour et son implication dans des affaires plutôt illégales s’est retrouvée imprimée dans les journaux. Le scandale a éclaboussé une bonne partie du Parti républicain en 2006. Condamné à six ans de prison, Abramoff en a finalement fait un peu plus de quatre.
Le documentaire Casino Jack and the United States of Money [voa], une réalisation d’Alex Gibney (à qui on doit également Enron : The Smartest Guys in the Room), explique tout cela de façon relativement divertissante et se sert de l’affaire Abramoff pour éclairer les nombreux liens entre l’argent et la politique américaine. Que les âmes sensibles restent loin du film, car celui-ci expose avec maints détails repoussants la façon dont les contributions politiques, voyages « d’affaires » et autres faveurs de lobbyistes finissent par influencer les lois de la nation, contournant la volonté démocratique. Si le matériel du film n’est pas réellement neuf pour les cyniques bien informés qui ont suivi l’évolution récente de la politique américaine, la démonstration est accablante. Le coût des campagnes politiques aux États-Unis a créé un environnement qui encourage les candidats à amasser un pactole imposant, et permet ainsi aux beaux parleurs tel Abramoff de s’enrichir au passage. Malgré le sujet sec et amer, Casino Jack and the United States of Money s’avère tout de même un documentaire divertissant, drôle, intelligent et accessible. Le tout se termine avec du matériel d’archives montrant Tom DeLay, politicien influent qui a préféré démissionner que de risquer les enquêtes policières sur ses agissements, mué en célébrité-danseur à l’émission Dancing with the Stars. Comme quoi, de nos jours, l’absurdité frivole n’est jamais bien loin de la politique.
Mais si Casino Jack and the United States of Money explique le scandale, c’est la docu-fiction Casino Jack [voa], mettant en vedette Kevin Spacey dans le rôle d’Abramoff, qui parvient peut-être mieux à nous faire comprendre le personnage-clé de toute l’affaire. Spacey, au charisme indéniable, incarne un homme complexe, généreux, convaincu de son idéologie mais dépourvu des considérations éthiques qui en auraient retenu d’autres. Dans l’esprit d’Abramoff tel que montré dans le film, l’idéologie républicaine dans toute sa splendeur élitiste découle directement de préceptes religieux. Combiné au désir d’assurer un train de vie confortable à sa famille et ses amis, eh bien, tout devient justifié. Le scénario trace l’évolution des magouilles d’Abramoff (tellement nombreuses qu’une courte critique ne peut toutes les décrire), n’hésite pas à mettre en scène des acteurs interprétant des politiciens connus dont Grover Norquist ou Scooter Libby, et parvient à raconter une intrigue relativement complexe avec de multiples intervenants. Une bonne distribution des rôles vient supporter une réalisation qui profite pleinement des moyens à sa disposition, pour un film plutôt satisfaisant. Le DVD explique brièvement, à la surprise du spectateur, comment un tournage basé à Toronto a réussi à recréer Washington, New York et Miami.
Les deux films – réalisés de manière indépendante en 2010 – se complètent plus qu’ils ne se répètent. Dans les deux cas, il est difficile d’échapper à la conclusion que le véritable scandale, c’est qu’Abramoff soit un des rares lobbyistes à s’être fait pincer. La docu-fiction a le luxe de se payer une séquence onirique où Abramoff peut monologuer sur les nombreux autres politiciens à avoir reçu ses faveurs qui échapperont pourtant à la justice. Le documentaire, quant à lui, suggère ce que tous savent déjà : il y a beaucoup, beaucoup d’autres lobbyistes de la trempe d’Abramoff à Washington, et leur discrétion ne diminue pas l’effet corrosif de leur métier sur la façon dont les lois du pays sont gérées. Les deux films sont des visionnements essentiels pour les accros de politique américaine. La seule question qui demeure, c’est dans quel ordre on doit voir les deux films… Obtenir les faits avant le portrait sympathique de Spacey en tant que Jack Abramoff, ou bien se laisser raconter une histoire, puis confirmer les faits ?
Enjeux connus, contextes nouveaux
Une disette hollywoodienne devrait être vue comme une belle opportunité d’étendre ses horizons. Camera oscura a donc profité de la saison estivale pour retourner voir quelques incontournables malheureusement manqués depuis les débuts de la chronique.
Premier incontournable manqué, datant de 2008 : Flammen & Citronen [Flame & Citron en v.a., Les Soldats de l’ombre en v.f.], film danois présentant les aventures de deux assassins de la résistance durant la Deuxième Guerre mondiale. Évidemment, impossible de ne pas faire des liens avec le Zwartboek néerlandais de Paul Verhoeven : les deux films s’intéressent à l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale dans une perspective qui diffère de celles plus souvent présentées au grand écran francophone ou anglophone. Le regard sur la période est également beaucoup plus nuancé qu’un simple affrontement entre bons résistants et mauvais nazis : dans les deux cas, les protagonistes sont manipulés par d’autres résistants retors, rencontrent des nazis avec lesquels il est possible de négocier et doivent survivre à une fin de guerre encore plus dangereuse que les combats initiaux.
Mais si Zwartboek est un film conçu pour une popularité tous azimuts, Flammen & Citronen résiste aux possibilités faciles de sa prémisse. Si les aventures des deux tueurs de nazis comportent leur lot de poursuites, de fusillades et d’explosions, le ton du film est, dès le départ, nettement plus sombre qu’un simple film d’action. La narration de Flammen (rouquin flamboyant et tueur sans remords) suggère dès le départ que le tout ne se soldera pas de manière triomphale et, au fur et à mesure qu’avance le film, les personnages sont contraints d’agir de manière de plus en plus désespérée, jusqu’à ce que les inévitables événements dictent leur triste sort. Adapté de faits vécus, Flammen & Citronen s’avère recréer de façon convaincante l’époque et les subtilités dans lesquelles tous étaient plongés par souci de survie. Si l’histoire de la résistance est familière, ce traitement danois légèrement décalé suscite un plaisir de visionnement supplémentaire qui s’ajoute aux valeurs de la production.
C’est aussi un peu le cas pour Oldboy [15 ans volés], un thriller de 2003 qui situe en Corée du Sud contemporaine une histoire de vengeance traitée à contre-sens. Les premières minutes donnent le ton, alors qu’un homme apparemment ordinaire est kidnappé après une nuit bien arrosée et enfermé dans une chambre d’hôtel, où l’on s’assure mystérieusement de sa bonne forme physique. Il y restera pas moins de quinze ans, une tentative d’évasion court-circuitée par sa libération inespérée. Dans les rues d’une ville qu’il reconnaît à peine, il reçoit des indices pour lui permettre de trouver son kidnappeur. Mais lorsque celui-ci se révèle sans gêne, il pose au protagoniste une question plus provocante : pourquoi a-t-il été enfermé pendant quinze ans ? Qu’est-ce qui motiverait un tel acte ?
L’enquête ayant ainsi été transformée en cheminement personnel, il y a lieu d’admirer l’audace conceptuelle d’Oldboy, et encore plus la façon fortement stylisée avec laquelle le réalisateur Chan-wook Park raconte cette histoire. Au plan des incontournables films manqués, il est inexcusable d’avoir attendu au quarantième volet de cette chronique avant d’avoir discuté des œuvres de Park : si ses films ont rarement été diffusés à grande échelle en Occident, il n’en demeure pas moins un des réalisateurs les plus populaires de la Corée du Sud, et ce, depuis des années. Pour l’amateur de films à suspense, le joyau des œuvres de Park demeure sa « Trilogie Vengeance », un cycle thématique dont Oldboy est le deuxième volet. Comme Tarantino (qui, au moment de la sortie de Kill Bill, avait déclaré publiquement son appréciation pour Oldboy et influencé le jury pour lui décerner le Grand Prix du festival de Cannes 2004), Park ne présente jamais tout à fait les événements de ses films comme d’autres réalisateurs. Il stylise, il raffine, il cherche les nouveaux angles pour lui permettre d’ajouter à l’impact de son œuvre. Qu’il s’agisse de manipuler la palette des scènes du film, de présenter une bataille entre son protagoniste et un gang de rue en long plan ininterrompu, ou bien de nous plonger sans heurts dans une chronologie syncopée, c’est le travail de Park qui élève Oldboy au-dessus de tant de thrillers ordinaires.
Alors que l’intrigue du film est dans la même lignée que d’autres films d’exploitation moins subtils, son exécution élève le film au rang de classique mineur. L’expérience de visionnement s’avère mémorable (mentionnez « pieuvre », « marteau » ou bien « neige » à ceux qui ont vu le film et laissez-les décrire la scène en question), ce qui est en soi une recommandation. Si le spectateur occidental aura parfois de la difficulté à déchiffrer les références culturelles et codes sociaux propres à la Corée du Sud, l’effet d’étrangeté ajoutera encore un peu plus de piquant au tout. L’interprétation de Choi Min-sik dans le rôle principal est à la fois iconique et subtile, alors que le film est conçu pour déboulonner son rôle d’ange vengeur à mesure qu’avance l’intrigue. Les Américains planifient un remake depuis des années ; espérons que le résultat sera plus près de The Departed que de The Grudge…
Loin des repères familiers
S’éloigner de la réalité consensuelle hollywoodienne peut s’avérer une excellente façon de voyager sans se déplacer bien loin. Si le cinéma américain est souvent destiné aux citoyens de la classe moyenne confortable, il existe beaucoup d’autres modes d’existence ailleurs dans le monde, et les films peuvent parfois entrouvrir une fenêtre dans des univers radicalement différents.
Pour le spectateur francophone, le film français Un Prophète [A Prophet en v.a.] n’arrive pourtant pas de très loin. Réalisation du vétéran Jacques Audiard, c’est un fier produit de l’industrie cinématographique française, acclamé en France et autour du monde – il s’est même retrouvé en nomination aux Oscars en 2009. Mais l’expérience du film ira beaucoup plus loin que celle de la majorité de ses spectateurs, car Un Prophète met en vedette un jeune délinquant arabe, qui a tout juste passé l’âge de la majorité, emprisonné pour six ans.
Malik El Djebena en est à son premier séjour en prison « pour adultes » et a tôt fait d’être remarqué par un groupe de prisonniers corses qui contrôle l’intérieur de la prison. Forcé de choisir entre l’assassinat ou la mort, il entre dans les faveurs des Corses et commence ainsi à se former un empire à l’intérieur de la prison. Alors qu’avance Un Prophète, il se crée des alliances, apprend à lire, souffre des visites du fantôme de sa victime et lance d’ambitieux réseaux à l’extérieur de la prison. Lorsque le pouvoir des Corses est altéré et que les jeux de pouvoir autour de lui deviennent de plus en plus complexes, il devient négociateur et homme de main… dans l’espoir de parvenir vivant à la fin de sa sentence.
La première demi-heure du film est sans doute la plus difficile à regarder. Le style pseudo-documentaire est difficile à absorber, Malik est un pantin sans pouvoir de décision, la violence semble insupportable et l’oreille des spectateurs se bute au mélange d’arabe et d’argot qui compose les dialogues. (On recommande chaleureusement d’activer les sous-titres.) Mais Un Prophète devient de plus en plus assuré alors qu’avance l’intrigue. La cinématographie se développe au-delà du pseudo-documentaire, et Malik devient un héros ambigu fort intéressant. Les puristes du polar de prison ne verront peut-être pas d’un bon œil l’inclusion de quelques passages tenant plus du réalisme magique (dont une séquence qui explique le titre du film) mais ce sont ces passages moins réalistes qui suggèrent une profondeur d’interprétation thématique inhabituelle dans l’univers du film criminel. Est-ce que la vie de Malik se veut une transposition de celle du prophète Mohammed ? Est-ce que la prison est une métaphore pour l’existence humaine ? Est-ce qu’Un Prophète donnera lieu à des douzaines de thèses savantes ? Probablement, et peu importe, car le film procure tout de même une satisfaction immédiate de visionnement. On plonge dans l’univers d’une prison pour en ressortir un peu plus sage au sujet du monde.
De la prison, on peut passer à l’envers de la médaille avec Tropa de Elite [Elite Squad en v.a., Troupe d’élite en v.f.], un film d’action brésilien qui examine les forces policières d’élite qui œuvrent dans les favelas de Rio de Janeiro. Pour les férus du cinéma brésilien, les similitudes avec l’époustouflant City of God ne sont pas accidentelles. Non seulement les deux films sont scénarisés par Bráulio Mantovani, mais ils peuvent aussi être considérés comme des images-miroirs thématiques. Si City of God s’intéressait surtout au sort des criminels des favelas, le propos de Tropa de Elite est ces policiers d’élite qui sont appelés lorsque les forces policières sont dépassées par les événements. Narré par un policier d’expérience à la recherche d’un remplaçant, Tropa de Elite porte surtout sur deux amis (un audacieux sans jugeote et un intellectuel sans audace) qui décident de joindre les rangs du corps d’élite.
C’est un euphémisme de dire que les conditions du travail policier sont bien différentes au Brésil… L’univers du film montre bien jusqu’à quel point les criminels ont la main haute et la corruption règne au sein du corps policier régulier. Même la maintenance des véhicules constabulaires requiert un peu de vol et de paiement d’influence. Lorsque les deux protagonistes finissent par se lasser des tricheries présentes au sein de leur travail, ils s’engagent dans les forces d’élite… un groupe qui ne tolère guère les criminels, peu importe leur uniforme. En parallèle, l’intello doit composer avec le mépris de ses camarades de classe pour les policiers, le crime qui règne impunément chez ses amis et ses propres efforts pour améliorer les choses. La conclusion, interrompue au bon moment, montre le chemin qu’il finit par parcourir au long du film.
Dur, entraînant, énergique et un peu dérangeant, Tropa de Elite fascine en grande partie en raison des présomptions non questionnées qui façonnent son intrigue. Il va de soi, ici, que les criminels sont aussi bien armés que les policiers. Il va également de soi que les policiers peuvent abattre qui ils veulent et interroger leurs prisonniers en les torturant. Ainsi, il va aussi de soi que la population civile dresse des équivalences entre criminels et policiers. Ces présomptions tiennent jusqu’à la toute fin : ni le scénariste ni le réalisateur ne tranchent sur la moralité de leurs personnages. C’est avec satisfac-tion que le narrateur rapporte qu’une nouvelle recrue a tué trente criminels en une semaine. C’est la torture de leurs prisonniers qui donne aux policiers les informations dont ils ont besoin pour venger la mort d’un camarade. C’est une victoire lorsqu’un des policiers corrompus est complètement humilié pendant l’entraînement des recrues du corps d’élite.
Tropa de Elite nous plonge dans une tout autre réalité, et le fait à coup de cinématographie forte, de scènes d’action prenantes, d’un rythme enjoué et de retournements d’intrigue. La corruption au quotidien des personnages est rendue compréhensible, et le film est aussi accessible que n’importe quelle autre œuvre sous-titrée. Sur le plan du scénario, Tropa de Elite n’échappe pas à un premier acte trop long et à quelques hésitations au moment de montrer l’évolution continue des personnages, mais le tout est bien construit. Les personnages ont à prendre des décisions difficiles impossibles à renier. La présentation des enjeux est violente et sans aucun réconfort – est-ce que le cycle de la violence entre criminels et policiers doit être brisé, ou bien s’agit-il d’une dynamique essentielle à un environnement irrémédiablement corrompu ? Le film n’a aucune réponse à suggérer… seulement une vision du monde particulière. Que les norteamericanos se retiennent d’imposer au film leurs propres constats sur la façon dont doit faire fonctionner une société.
L’automne froid, sombre et rafraîchissant
N’en déplaise à ceux qui apprécient le soleil estival, l’automne a certains avantages. Pour les cinéphiles adultes, c’est le moment de l’année où le public adolescent retourne passer du temps en salle de classe, où les familles sont trop occupées pour sortir en groupe, et où, finalement, les parutions délaissent les blockbusters grand public pour s’aventurer à montrer des films aux intérêts plus spécialisés. Des intérêts souvent sombres, complexes et riches en possibilités dramatiques.
Un film comme The Debt [L’Affaire Rachel Singer] n’est certainement pas le type de film que toute la famille ira voir. Suspense dramatique au sujet de trois agents secrets israéliens, d’une mission ratée à Berlin durant la guerre froide et des conséquences de cette erreur trente ans plus tard, c’est un film lourd et nuancé qui finit par conclure que le prix du mensonge est parfois la mort. Pour les divertissements ensoleillés, on repassera.
Pour les lecteurs de Camera oscura, en revanche, il y a là de quoi meubler une soirée. Cette adaptation anglo-saxonne d’un thriller israélien de 2007 est dotée d’une structure qui permet de suivre les mêmes personnages (joués par des acteurs différents) pendant deux époques. The Debt commence par un court retour en arrière, puis amorce un questionnement sur la vérité de ce que l’on vient de voir. Alors que le témoignage de l’héroïne vieillissante (jouée avec sa dignité habituelle par Helen Mirren) laisse la place à un regard plus long sur ses agissements de jeune femme (interprétée par Jessica Chastain), on replonge dans le Berlin des années soixante et la traque des criminels de guerre nazis par les agents secrets israéliens. La capture du « Boucher de Birkenau » tourne mal et force les trois agents sont à séquestrer l’ex-nazi dans un minable appartement. Alors que les liens entre les personnages se compliquent et que le captif s’amuse à manipuler ses ravisseurs, le public réalise que les personnages ont maquillé la vérité, et que la suite des événements risque de les rattraper trente ans plus tard. Le dernier acte profite de l’ironie historique pour montrer Helen Mirren en héroïne d’action, mais la finale du film n’a rien de conventionnellement réjouissant – tout le monde paie, tôt ou tard.
Comme premier signe d’un automne plus sérieux après les bouffonneries de l’été, on n’aurait pas pu mieux choisir. La cinématographie, soit glauque, soit fade (selon les époques) souligne le manque de frivolité et les enjeux on ne peut plus dramatiques de l’ensemble. Le film est parfois un peu lent, un peu timide à exploiter le contraste entre ses époques, un peu trop prêt à conclure un film nuancé avec un vulgaire combat corps-à-corps. Mais on y verra tout de même un film bien conçu, bien réalisé, très bien interprété et qui remplit une bonne partie de ses promesses.
Dans la même foulée automnale, et tout juste à temps pour précéder la saison du rhume, on appréciera le retour du réalisateur Steven Soderbergh en mode populaire avec Contagion [vf], un sombre thriller réaliste décrivant le progrès d’une épidémie mortelle. Profitant d’une éclatante distribution des rôles (ainsi que d’un scénario prêt à tuer et même autopsier certains visages connus), d’une technique de réalisation à la fois sobre et elliptique, d’un budget lui permettant de voyager autour du monde, Soderbergh parvient en moins de deux heures à livrer un film à grand déploiement qui s’avère profondément convaincant.
C’est un exploit étonnant alors qu’une épidémie, presque par définition, est un événement difficile à transformer en drame narratif satisfaisant, les épidémies n’ayant pas de manifestation physique concrète et se déroulant en statistiques plus qu’en gestes discrets. Elles ne distinguent pas les bons des vilains, emportant avec elles les victimes selon des critères qui ressemblent souvent à la pure chance. Elles ne sont pas résolues avec un remède-miracle apparu de nulle part administré à tous en quelques instants. Elles ne requièrent pas de héros autant qu’une multitude de gens ordinaires accomplissant leur travail avec professionnalisme. Et pourtant, Contagion parvient à glacer en restant aussi fidèle à la réalité… avec quelques manœuvres subtiles pour fournir une conclusion satisfaisante, qu’il s’agisse de scientifiques prêts à outrepasser quelques règles, ou en suivant les périls personnels de quelques personnages.
Contagion est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un film qui montre de quoi est capable Soderbergh lorsqu’il prend en charge un projet de grande ampleur. Après des films intimistes plus expérimentaux tels The Girlfriend Experience et The Informant !, Contagion montre qu’il est capable non seulement de mener des films à suspense de grande envergure, mais également d’y apporter tout son professionnalisme. Une bonne partie de Contagion est télescopée, ne gaspillant pas le temps du cinéphile au profit de scènes moins conventionnelles et plus intéressantes. L’effort n’est pas toujours couronné de succès – les scènes avec Jude Law et Marion Cotillard semblent ne pas mener à des conclusions satisfaisantes – mais il fonctionne le plus souvent. Entre les dialogues truffés de termes techniques accessibles et des scènes capturées en vitesse grâce à un tournage numérique, Contagion offre un portrait convaincant d’une catastrophe au ralenti éminemment plausible, et peut-être même inévitable. Que personne ne se surprenne à se laver les mains plus souvent après avoir vu ce film… et à craindre les premiers reniflements des grippes hivernales.
Bientôt à l’affiche
Puisque l’automne est une saison si fertile en films à suspense, Camera oscura entamera sa deuxième décennie avec une moisson nombreuse et prometteuse : Drive offrira une adaptation du roman néo-noir de James Sallis au grand écran ; Straw Dogs revisitera le succès de Sam Peckinpah ; Abduction tentera de dorer l’étoile de l’idole adolescente Taylor Lautner avec un thriller d’apparence classique ; Machine Gun Preacher alliera religion et enfants-soldats ; Killer Elite réunira Clive Owen, Jason Statham et Robert de Niro dans un même film d’action… et il ne s’agit là que des films prévus à l’horaire durant les quelques semaines entre la livraison de cette chronique et sa parution.
Alors que le cinéplex redevient une destination intéressante, bon cinéma !
Revue Alibis – Mise à jour: Octobre 2011