Camera Oscura 37

Camera oscura 37

Christian Sauvé

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 992Ko) d’Alibis 37, hiver 2011

Dès la rentrée scolaire, constat habituel : c’est à ce moment de l’année qu’apparaissent des films plus audacieux, plus susceptibles de bien figurer aux Oscars, qui ciblent les cinéphiles qui veulent plus qu’une énième itération d’une franchise médiatique. L’automne 2010 ne fut pas une exception, présentant une belle variété de thrillers réussis, de suspenses insoutenables, de bio-drames politiquement engagés et de spectacles destinés à plaire aux admirateurs de certains acteurs. Voyons comment les résultats se traduisent en plaisir de visionnement pour l’amateur de cinéma à suspense.

Le problème des héros vieillissants

Vieillir n’est jamais drôle pour personne, mais ça l’est encore moins pour les acteurs hollywoodiens. Les ingénues d’hier sont les mégères de demain, et, malgré toute la magie de la chirurgie plastique, il y a inévitablement un moment où même l’acteur vétéran le moins ridé n’a plus la crédibilité nécessaire pour manier le pistolet. Alors, comment composer avec l’inexorable marche du temps ? Comment éteindre les rires lorsque le largement quinquagénaire embrasse des héroïnes qui ont la moitié de son âge ? Vieillir avec grâce n’est pas donné à tout le monde, même lorsqu’une équipe de publicistes se penche sur le problème. C’est pourquoi il est presque réconfortant de voir deux icônes du thriller au grand écran figurer dans des films qui reconnaissent leur âge.

Michael Douglas n’a jamais été le prototype du héros d’action maniant le fusil (une rare exception, Falling Down, ne fait que prouver le constat) et son saut de protagoniste à patriarche n’est pas un grand choc. De le voir reprendre du service en réincarnant le légendaire Gordon « Greed is Good » Gekko dans la suite du classique Wall Street (1987) est à la fois inutile et fascinant : Gekko aurait bien pu vivre indéfiniment dans nos imaginations, mais n’est-ce pas intéressant de voir comment il se porte plus de vingt ans plus tard ?

Une chose est certaine, il ne crâne plus autant. Après un long séjour derrière les barreaux pour crimes financiers, il émerge dans un environnement où ses propres excès paraissent bien enfantins. Le Wall Street du début du XXIe siècle se considère à l’abri des catastrophes, mais nous savons qu’il en va autrement…

CouvertureCar Wall Street : Money Never Sleeps [Wall Street : L’Argent ne dort jamais] n’est pas tant une excuse pour dépoussiérer Gekko que pour examiner à nouveau l’univers bien étrange du New York financier à la lumière de sa crise de la fin 2008. Oliver Stone est de retour à la réalisation (bien qu’il n’agisse pas comme scénariste), mais si Douglas est de nouveau Gekko, le film se concentre plus sur les péripéties de son « gendre-à-venir ». La fille de Gekko ne veut pas entendre parler de son père, mais le gendre a un désir de réconciliation qui n’est peut-être pas étranger au magot dont elle aura bientôt le contrôle…

Autour d’eux s’affrontent des grands financiers pris au dépourvu par la crise. En tant qu’excuse pour explorer les dessous du système financier, Wall Street 2 n’est pas ennuyeux : à défaut d’un documentaire bien orchestré à l’Inside Job, nous avons droit à un regard romancé sur l’arrière-scène du fonctionnement de la réserve fédérale américaine, ainsi qu’à un éditorial de Gekko sur la nature des investissements. Il est amusant de constater que le sujet du film est si complexe qu’il requiert parfois l’utilisation d’éléments infographiques tout bonnement projetés à l’écran ; commentaire éloquent sur la complexité du monde dans lequel opèrent les films qui veulent aborder des enjeux d’actualité contemporains.

Mais, comme le Wall Street original était un drame financier sans grand suspense traditionnel, sa suite est tout autant un film où d’énormes magouilles se trament, mais où les personnages connaissent rarement d’autres dangers que celui de perdre de l’argent. Gekko lui-même est moins un personnage qu’un outil menant l’intrigue, ses machinations fournissant un peu d’intérêt dramatique à un film qui s’enlise en s’intéressant à un jeune couple ennuyeux. Si Wall Street 2 a l’avantage d’être astucieux dans son traitement du sujet et de présenter un deuxième acte pour un personnage que beaucoup ont voulu revoir à l’écran, il ne s’agit pas pour autant d’un incontournable. Le premier film est devenu un reflet de son époque ; celui-ci tombera sans doute dans l’oubli. Mis à part une brève apparition de Charlie Sheen, quelques détails d’intérêt pour ceux qui suivent les actualités économiques et quelques moments forts de réalisation, Money Never Sleeps n’a pas beaucoup à offrir à ceux qui n’étaient pas déjà de fervents admirateurs du premier film… et ces derniers devront modérer leurs attentes.

En revanche, voir Michael Douglas en patriarche incorrigible n’est pas une mauvaise chose, et c’est un rappel que Douglas s’est établi, en son temps, toute une feuille de route dans le cinéma à suspense. N’étant plus en mesure de revisiter ses rôles de Basic Instinct, The Game ou Fatal Attraction, il peut bien se payer un rôle de magnat impénitent.

CouvertureL’alternative, c’est la retraite telle qu’illustrée par les personnages de Red [vf]. Que font les espions lorsqu’ils en ont suffisamment donné à l’oncle Sam ? Ils laissent libre cours à leur paranoïa, s’amusent en centre d’accueil, prennent des contrats à temps partiel ou bien trompent l’ennui en proposant des romances aux préposées en ressources humaines responsables de leur dossier.

Entre deux appels téléphoniques de la jolie Marie-Louise Parker, le personnage de Bruce Willis tente d’oublier son travail pour le gouvernement, mais ce n’est pas une garantie que le gouvernement en fera autant. Quand une équipe d’agents spéciaux vient tenter de l’assassiner chez lui en pleine nuit, il reprend ses jouets, kidnappe Parker et court demander à ses anciens équipiers de l’aider à enquêter sur les raisons de ce retournement.

Entre Willis, Parker, Helen Mirren, Morgan Freeman et John Malkovich, Red est, à défaut d’autre chose, une belle opportunité pour des acteurs d’expérience de s’en donner à cœur joie. Mirren est particulièrement amusante en assassin qui n’a jamais perdu son goût pour les armes lourdes, et Malkovich joue le parano professionnel comme personne d’autre. Cette distribution des rôles unique donne surtout une idée de l’humour excentrique du film, qui virevolte d’un moment étrange à un autre en évitant la facilité qui caractérise la plupart des comédies d’action. Red reste un film ludique, mais doté d’un rythme bien particulier. Quel autre film récent offre autant de charme et de perplexité à son public ?

Ceux qui se souviennent de la BD originale de Warren Ellis ne doivent pas s’attendre pas à une adaptation le moindrement fidèle. En dehors de la prémisse originale d’un agent secret à la retraite confrontant son propre gouvernement, les deux œuvres ne pourraient pas être plus différentes sur le plan du ton ou du développement. On évite, au moins, la finale terriblement sombre du livre au profit de quelque chose qui fera sourire les spectateurs.

En ce qui a trait à Bruce Willis, celui-ci semble de plus en plus conscient qu’il n’est plus le même héros d’action que lorsqu’il avait fait si bonne impression dans Die Hard. Ce qui ne signifie pas qu’il a fini de jouer du pistolet (une bonne partie de ses prochains projets est qualifiée de films d’action), mais peut-être commence-t-il à penser à autre chose. Sans s’impliquer en politique comme Schwarzenegger ou mener des films de plus en plus ridicules à la Stallone, peut-être réussira-t-il à se négocier une deuxième moitié de carrière harmonieuse. On notera comme signe encourageant que sa partenaire romantique dans Red a à peine neuf ans de moins que lui…

Hommages conscients, résultats partagés

La notion de genre ne cesse de fasciner Camera oscura, en grande partie parce qu’elle permet d’explorer les fins rouages du fonctionnement de la fiction. Un film de vengeance et un polar noir seront présentés de manière différente, et ignorer les subtilités de chaque sous-genre est une voie soit vers le renouvellement des poncifs ou (plus fréquemment) vers le sentiment qu’il manque quelque chose au résultat. Pour les adaptations, défi supplémentaire… car ce qui fonctionne sur papier n’est pas toujours aussi réussi au grand écran. Opérant selon leurs propres grammaires narratives, les meilleurs polars cinématographiques n’ont pas les mêmes caractéristiques que les meilleurs polars littéraires.

CouvertureCes considérations abstraites trouvent toutes leurs expressions concrètes dans le visionnement de The Killer Inside Me [Le Tueur en moi], adaptation du roman pulp de 1952 du romancier Jim Thompson. Roman déjà porté au grand écran en 1976, la version de 2010 est confidentiellement parue en salle, où elle n’a pas connu un grand succès malgré une distribution des rôles bien choisie : Jessica Alba et Kate Hudson se partagent la vedette féminine, et c’est Casey Affleck qui tient le rôle principal d’un shérif texan qui s’avère être un tueur psychopathe. Belle prémisse, exécution chancelante. Le rythme lent du film est brutalement ponctué de morts violentes alors que les plans du tueur échappent à son contrôle.

Si on trouve un certain intérêt dans les images du film et l’atmosphère bien développée d’une petite ville du Texas des années cinquante, The Killer Inside Me souffre malheureusement de problèmes que rien ne peut compenser. Le déroulement interminable de l’intrigue magnifie l’insertion abrupte de violence brutale envers les personnages féminins. Le problème n’est pas l’acte autant que sa représentation : le film noir a toujours été violent (c’est d’ailleurs une de ses raisons d’être), mais une bonne partie de cette violence était suggérée plus que démontrée. Ici, les personnages féminins du film se font « graphiquement » agresser, au point que du maquillage spécial est requis pour montrer les résultats de ces agressions. (Contraste qui en dit long, un personnage masculin a le luxe de mourir hors écran…) L’effet d’un tel graphisme est de créer un sentiment de répulsion non pas contre le personnage qui commet ces actes, mais contre le film lui-même. À trop se vautrer dans la noirceur, il ne faut pas être surpris de constater qu’elle colle.

CouvertureC’est pourquoi on ne sera pas étonné de constater, que malgré un inventaire funèbre deux ou trois fois plus élevé que The Killer Inside Me, le film de vengeance Faster [Vitesse extrême] est nettement plus sympathique. Hommage sans gêne ni compromis aux films présentant un anti-héros vengeur qui ne s’arrêtera pas avant d’avoir éliminé toutes ses cibles, Faster a l’avantage de comprendre les paramètres du genre choisi, de mettre en scène des personnages curieusement sympathiques et de ne jamais ralentir pendant plus d’une demi-minute.

C’est Dwayne Johnson qui tient la vedette, son corps massif perpétuellement crispé vers l’avant dans une poursuite obsessive de ceux qui, jadis, l’ont trahi et ont abattu son frère. Fraîchement libéré de prison, il a méticuleusement manigancé sa vengeance pendant une douzaine d’années difficiles. Adresses en main, il n’hésite pas à traquer et canarder ses victimes en plein jour : il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps et n’a donc rien à perdre. En parallèle, Faster s’intéresse aux policiers assignés à son cas, et à l’extraordinaire assassin engagé pour mettre fin au problème par une des victimes visées par le protagoniste.

Réalisé avec énergie et une certaine vigueur narrative, Faster n’est rien de plus ou de moins qu’un film d’exploitation destiné aux amateurs du genre. Pas de raffinements ni de messages (bien qu’une série de scènes discutant de la nature de la vengeance trouve une finale bien satisfaisante), mais le résultat a du mordant et se laisse apprécier avec le sourire de l’amateur comblé. Seul problème : la finale ne réussit pas à boucler toutes les ficelles narratives avec efficacité, ce qui a le désavantage de laisser le public sur sa faim.

Mais peu importe : il y a un plaisir certain à voir un film qui connaît sa raison d’être et se contente d’agir vigoureusement dans les paramètres ainsi choisis. Que dire de plus au sujet de Faster sinon qu’il s’agit d’un film qui livre la marchandise promise ? Choix idéal pour ceux qui veulent un peu de vengeance classique pour égayer une soirée autrement ennuyeuse.

Presque thrillers presque réussis

Tellement d’éléments sont communs entre The Next Three Days et The Tourist qu’il est difficile de décider où commencer. Faut-il mentionner qu’il s’agit de deux remakes hollywoodiens de films français ? Est-il plus utile de dire qu’ils dépendent de performances d’acteurs qui ne livrent la marchandise qu’à moitié ? Ou est-ce plus révélateur de conclure qu’ils présentent une prémisse et des péripéties similaires à celles d’un thriller sans toutefois être des films à suspense ?

CouvertureCar la bande-annonce de The Next Three Days [Tout pour elle] indique que le film semble posséder toutes les caractéristiques d’un de ces thrillers rondement menés. Quand sa femme se fait injustement condamner à des années de prison, un père de famille ordinaire se réinvente en criminel pour la sortir de là. Russell Crowe étant dans les souliers du héros, on imagine les préparatifs, les astuces, les poursuites et les évasions nécessaires pour libérer la prisonnière et prouver son innocence.

Mais la réalité du film est assez différente. Entre les mains du scénariste-réalisateur Paul Haggis (toujours mieux connu pour le drame social Crash), peut-être n’est-il pas surprenant de constater que le rythme de The Next Three Days est beaucoup plus lent que celui d’un thriller conventionnel… Des scènes elliptiques établissent la relation entre le protagoniste et sa femme, puis l’impossibilité du système judiciaire à la libérer… ce qui renforce des doutes substantiels sur son innocence. Le désespoir croissant du soi-disant héros est montré de manière beaucoup plus dramatique que d’habitude pour un simple film de genre, et les longueurs ne cessent de s’accumuler alors que le protagoniste commence le lent apprentissage du métier de criminel. Entre autres moches complications, il récolte quelques baffes, dépense l’essentiel du pactole familial et doit affronter la dépression croissante de sa femme incarcérée.

Cela, on peut l’imaginer, ne laisse pas beaucoup de place à des moments de cinéma à suspense bien satisfaisants. Les spectateurs ayant vu le film-source français Pour Elle savent sans doute à quoi s’attendre, mais ceux qui en sont à une première expérience ont le droit de s’ennuyer un peu. Liam Neeson est magnifique comme maître truand, mais il n’est à l’écran que pour quelques moments. Ce n’est vraiment que dans la dernière demi-heure du film que le plan d’évasion s’amorce, prend place et commence aussi à s’éterniser.

Ce qui n’aide pas du tout la cause de The Next Three Days, c’est justement ce positionnement à la frontière entre le drame subtil longuement développé et le thriller plus conventionnel. Non seulement le cinéma à suspense profite-t-il d’une efficacité concise, il fonctionne souvent mieux lorsqu’il n’est pas permis de douter de la justesse des actes des personnages. Ici, le flou artistique sur la culpabilité de la femme du héros est tel qu’on reste partagé devant les moyens qu’il emploie pour la libérer. N’est-il pas en train de commettre de terribles erreurs en affrontant le système, en s’attaquant à des criminels, en s’évadant loin de sa communauté ?

Bref : surplus de sentiments partagés envers The Next Three Days, ce qui est à la fois une des raisons d’être du film comme drame et un obstacle à sa pleine expression comme thriller. On dira parfois que les frontières entre les genres cinématographiques sont minces, mais elles existent pour une raison, et un film à cheval entre deux genres subira souvent les conséquences des attentes discordantes. L’autre cas type du trimestre, The Tourist [Le Touriste], est partagé entre le thriller et la comédie romantique et, si le résultat est généralement plus plaisant que The Next Three Days, il n’en demeure pas moins un peu trop éparpillé pour être pleinement satisfaisant selon la perspective de l’amateur de suspense.

CouvertureLe tout commence à Paris, alors qu’une femme d’une grande élégance (Angelina Jolie) reçoit une note de son amant depuis longtemps disparu après des embrouilles financières avec la police et un caïd. Elle doit prendre un train particulier, choisir un homme de la même carrure que son ex-amant et faire croire aux traqueurs qu’il s’agit de lui. Destination : Venise. Traqueurs : le fisc anglais et un chef du crime organisé.

Le pauvre touriste choisi au hasard (Johnny Depp) en verra de toutes les couleurs ! Et si cela vous rappelle quelques souvenirs, c’est sans doute parce que vous êtes familier avec Anthony Zimmer (2005) de Jérôme Salle, avec Sophie Marceau et Yvan Attal.

Mais The Tourist trouve sa véritable raison d’être non pas dans sa trame narrative, mais dans les sourires mégawatts de ses têtes d’affiche : le film est une excuse pour présenter deux authentiques stars du cinéma et les voir interagir dans l’environnement de rêve qu’est Venise. L’intrigue dramatique et les péripéties deviennent moins importantes que le simple plaisir de voir l’élégance de Jolie se frotter au charme bizarroïde de Depp. Pour les admirateurs de ces deux acteurs, The Tourist est un cadeau de Noël irréprochable.

Mais pour les férus de cinéma à suspense habitués à ignorer la célébrité des acteurs pour accrocher (ou pas) à l’intrigue et au suspense, The Tourist sonne faux. Le réalisateur Florian Henckel von Donnersmarck n’a aucune affection particulière pour les scènes à suspense et le résultat de ses efforts est décidément ordinaire.

Entre autres éléments ridicules, la compétence opérationnelle des policiers traqueurs du film est abominable, au point d’être risible. Même la présence de Depp n’est pas sans reproche. Sa spécialité, comme acteur, étant les rôles un peu étranges et sardoniques, ce n’est pas complètement convaincant de le voir pris dans la peau d’un homme ordinaire supposé être dépassé par les événements. Mais de manière beaucoup plus dommageable, les derniers moments du film soulèvent plus de questions qu’ils n’en règlent, affirmant bien l’appartenance du film à la comédie romantique plutôt qu’au thriller finement ficelé.

On ne niera tout de même pas l’attrait des deux acteurs principaux, du regard bien filmé sur Venise, ou bien de la nature tout sourire de la conclusion. Et on ne prétendra pas que The Tourist a été annoncé sur le plan marketing comme pur thriller au même titre que The Next Three Days. Mais il y a anguille sous roche, et il est préférable de le savoir avant d’aborder le film avec des attentes impossibles à satisfaire.

Seuls et condamnés

(Avertissement : le texte suivant, portant sur Buried et 127 Hours, contient des allusions à leurs derniers moments. Attention à ceux qui sont allergiques aux révélations !)

Camera oscura s’abreuve habituellement à la fontaine des confrontations dramatiques, des explosions, des poursuites et des fusillades. Mais le suspense trouve parfois son expression dans d’autres registres, et c’est pourquoi il est tout à fait approprié de s’intéresser à l’arrivée en salle, coup sur coup, de deux films à suspense tournant autour d’un seul homme dans une situation désespérément isolée.

CouvertureDes deux films, c’est Buried [Enterré] qui impressionne le plus par son audace conceptuelle. Car toute l’intrigue prend place dans un cercueil, avec un seul acteur à l’écran pendant les quelque 94 minutes que dure le film. Pour ceux qui voulaient revisiter les quelques minutes claustrophobes où l’héroïne de Kill Bill se retrouvait enterrée sous terre sans espoir apparent de secours, Buried offre une expérience cinématographique extraordinaire. Car le héros, apprend-on, est un civil américain œuvrant en Irak. Capturé pendant une attaque et enterré sous terre dans l’espoir d’arracher une rançon, il n’a initialement qu’un téléphone cellulaire comme seul lien avec l’extérieur. Composant frénétiquement des numéros entre deux appels de son ravisseur, réussira-t-il à se sortir de là  ?

Il faut souligner le tour de force de la réalisation de Rodrigo Cortés, mais aussi la performance hallucinante de Ryan Reynolds. Le scénario de Buried a souvent été considéré impossible à porter à l’écran, mais le résultat est hypnotique à regarder. Ceux qui ont la moindre fibre de claustrophobie seront figés devant la situation du héros et les péripéties qu’il devra subir. La réalisation a beau se permettre quelques touches créatives avec ses angles de caméra (un plan de vue impressionniste fera paraître le cercueil comme une fosse infinie, par exemple), Buried reste généralement enfermé dans une boîte au même titre que le protagoniste, montrant des écrans de téléphone cellulaire mais pas de flash-back externes.

Pourtant, le rythme du film est assez constant et réussit à faire oublier quelques objections de base au sujet de la prémisse initiale.

Reynolds est tout à fait crédible en col-bleu abruptement coincé dans une situation impossible. Le résultat, plus que celui de nombreux autres films à suspense, est une expérience de visionnement qui dépasse de beaucoup ce que les thrillers plus ordinaires parviennent à offrir à leurs spectateurs. Même les plus blasés sauront reconnaître la nature unique et immersive de Buried.

Il n’y a qu’une seule objection substantielle au film : une finale qui ne semble récompenser ni héros ni le public pour l’épreuve qu’ils viennent de subir ensemble. Sans trop en révéler, on rappellera aux apprentis scénaristes que la nature même d’un film n’est pas la normalité, mais l’adversité. Triompher de celle-ci boucle l’arc dramatique de manière satisfaisante ; y succomber ne fait que confirmer la futilité de l’affrontement et plante dans l’esprit de la salle les germes de la question suivante : « Ai-je eu raison de regarder ce film si sa conclusion renie son développement ? »

CouvertureLa leçon est d’autant plus frappante lorsqu’on la compare à l’expérience de 127 Hours [127 heures], un film similaire à plusieurs égards et pourtant beaucoup plus satisfaisant. Comme dans Buried, tout tourne autour d’un jeune homme (ici joué magistralement par James Franco) coincé loin du monde sans espoir de secours. C’est un amateur de randonnées en pleine nature qui a un bête accident et se retrouve la main droite fermement coincée entre une roche et la paroi d’une crevasse.

Impossible de bouger la roche. Impossible de tailler la paroi avec les outils en sa possession. Impossible d’espérer de l’aide étant donné l’isolement de l’endroit et son refus de dire à quiconque où il est parti. Souffrant de soif, de faim, de froid, d’hallucinations et de pur désespoir, le héros n’a plus qu’une ultime option… qu’il attendra à la toute dernière minute avant de mettre en œuvre.

Nous savons déjà comment l’histoire va se terminer. Après tout, 127 Hours est adapté d’une autobiographie (Between a Rock and a Hard Place) racontant comment l’auteur Aron Ralston s’est sorti de cette situation. Mais entre les mains du réalisateur Danny Boyle, le film devient une expérience à moitié désespérée, à moitié hallucinatoire. Longtemps pris entre roche et paroi, 127 Hours reste captivant en décrivant les tentatives du héros pour survivre et s’échapper. Les dernières minutes du film, saisissantes, nous en font voir de toutes les couleurs avant une finale prévisible mais triomphante qui parvient à récompenser héros et public pour l’épreuve ainsi traversée. On sort de 127 Hours à la fois exténué par l’expérience et satisfait par la conclusion.

Comme quoi, le suspense ne passe pas toujours par des chassés-croisés complexes desquels dépend la balance du pouvoir entre nations. Parfois, un seul personnage pris dans une situation désespérée peut fournir quatre-vingt-dix minutes de pur suspense.

Comment s’inspirer de faits réels

Les films « basés sur des faits réels » ne sont pas tous égaux : d’un côté, il y a ceux qui s’intéressent à l’histoire récente relativement connue : controverses politiques, drames sociaux, biographies de personnages célèbres, et ainsi de suite. Mais il y a aussi des films vaguement inspirés de faits divers souvent inconnus hors de cercles sélects.

CouvertureLa première catégorie de film a tout intérêt à rester fidèle aux détails des faits réels, surtout quand le tout vise à convaincre le spectateur d’un argument politique ou social. Un film tel Fair Game [Enjeux] ne vise pas seulement à présenter l’incroyable histoire de Valerie Plame, agente secrète américaine dont l’identité clandestine a été révélée au grand jour par des membres de l’administration de la Maison Blanche en représailles des agissements politiques de son mari. Non, Fair Game vise également à discuter des erreurs de l’administration Bush, de la mauvaise idée de laisser la conviction partisane prendre le dessus sur la gouvernance d’une stratégie clandestine, et de l’effroyable efficacité des médias à détruire la réputation d’un « ennemi du régime ». Un tel film ne convaincra certainement pas les plus républicains, mais sa crédibilité envers les autres dépend de sa fidélité à une version communément acceptée de la réalité.

C’est donc assez rassurant de voir que, dans ses grandes lignes, le film reste plutôt fidèle à la version des événements tels que présentés par Plame et son mari Joe Wilson dans leurs autobiographies respectives… Une chronologie essentiellement confirmée par la masse de documentation déposée au cours du procès qui a envoyé « Scooter » Libby en prison.

Les exagérations du film sont au service de la tension dramatique : entre autres resserrements fictifs, toute une sous-intrigue concernant des ingénieurs irakiens laissés pour compte après le dévoilement de l’identité de Plame semble trop dramatiquement utile pour être entièrement véridique.

Mais le reste du film est réellement captivant, présentant avec crédibilité le travail de renseignement sur lequel sont basées des décisions importantes, et s’intéressant à des enjeux politiques qui restent d’actualité. Lorsque Plame et Wilson sont déclarés ennemis de l’administration Bush, des partisans conservateurs sans aucune connaissance particulière des circonstances n’hésitent pas à tirer à boulets rouges sur eux, reflet de la frénésie politique polarisée qui agite l’Amérique depuis un moment.

Tout cela laisse l’impression d’un film satisfaisant, bien rythmé, franchissant sans peine tout le terrain entre les enjeux nationaux et les conséquences personnelles. Naomi Watts et Sean Penn incarnent bien le couple Plame/Wilson, et si la réalisation sautillante de Doug Liman est un peu trop portée sur la caméra à l’épaule, elle parvient à renforcer l’impression qu’il s’agit d’un véritable docudrame. (On notera en passant que Liman a réalisé le premier volet de la série des Bourne, Paul Greengrass lui a succédé et a réalisé Green Zone… un autre quasi-docudrame s’intéressant à l’invasion américaine de l’Irak.)

CouvertureParaissant dans un environnement politique aussi agressif, on ne sera pas surpris de voir dans Fair Game une attention aux détails si fine qu’il est possible d’identifier des personnages tel Karl Rove à leur seule apparence physique. Mais un tel souci représentatif n’est vraiment pas nécessaire pour des films comme Unstoppable [À fond de train], qui n’utilisent la réalité que comme inspiration pour des œuvres beaucoup plus divertissantes.

Un survol rapide de l’affaire « CSX 8888 » par l’entremise d’une recherche Internet fournira un bon sommaire de l’intrigue du film : un train roulant à toute allure sans conducteur, chargé de produits chimiques dangereux, est ralenti de l’arrière par un autre train conduit par un ingénieur d’expérience et un jeune conducteur.

Évidemment, le film accumule les complications et péripéties dramatiques. Le train fou va frapper un autre train bourré d’écoliers ! Il roule à toute allure dans des zones habitées ! Il va dérailler et frapper des réservoirs pétrochimiques ! Un ex-Marine est incapable de descendre depuis un hélicoptère jusqu’à la locomotive endiablée ! Un train envoyé à la rescousse déraille et explose ! Les propriétaires du train échappé interdisent aux héros de s’en mêler !…

Mais enfin, si Unstoppable fonctionne aussi bien, ce sont pour des raisons complètement étrangères à sa fidélité aux événements réels. Personne ne tient à ce que le film soit à cent pour cent exact. Tout ce qui compte, c’est de profiter d’un thriller compétent. À cet égard, au moins, le réalisateur Tony Scott livre ici un de ses bons films. Plus engageant que The Taking of Pelham 123 et certainement plus cohérent que Domino, Unstoppable fait une bonne utilisation de Denzel Washington et Chris Pine dans le cadre d’un film à suspense captivant. Tout roule effectivement à fond de train et les techniques de réalisation hyperactives de Scott sont déployées à bon escient.

L’aspect ferroviaire de l’intrigue aura de quoi distinguer ce film des autres thrillers sur la tablette, et l’accumulation de détails saura plaire aux fondus des trains sans toutefois déplaire à ceux qui ne veulent que des sensations fortes.

Bref, il n’y a pas de quoi trop se fier à la réalité lorsque le résultat est présenté comme pur film d’action. Certains films visent à refléter le monde ; d’autres à y échapper. Tant que nos objectifs sont clairs, toute relation avec la réalité peut être altérée au besoin.

Bientôt à l’affiche

Que tous les cinéphiles se rassurent : l’hiver 2011 s’annonce déjà en mesure de satisfaire une variété d’attentes. Les férus de cinéma respectable seront intrigués par le remake de True Grit mené par les frères Coen. Les partisans des drames psychologiques pourront suivre Liam Neeson comme personnage tentant de se réapproprier son identité dans Unknown.

Les amateurs de comédies à suspense bourrées d’indulgences hollywoodiennes ne pourront espérer mieux qu’une adaptation au grand écran de la série Green Hornet.

Finalement, les amateurs de cinéma d’action sans prétention peuvent d’ores et déjà compter les jours jusqu’à la sortie de The Mechanic, un drame d’action au sujet d’assassins professionnels et mettant en vedette nul autre que Jason Statham.

En attendant le printemps, bon cinéma !

Revue Alibis – Mise à jour: Janvier 2011

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