Camera oscura 36
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1.08Mo) d’Alibis 36, automne 2010
Étant donné la variété présente sous l’appellation « film à suspense », Camera oscura a rarement le luxe d’un trimestre où une thématique claire se dégage des films examinés. Cette chronique-ci ne fera pas exception, partagée entre le cinéma d’action, la comédie, le film d’exploitation et les drames plus ambitieux. Profitons donc de l’été 2010 qui s’achève pour célébrer le cinéma à suspense dans toute sa diversité.
Une femme contre le système
Le thriller reste parfois bien masculin. Camera oscura aborde souvent des longs-métrages où les rôles féminins sont triviaux, ou qui présentent des héroïnes taillées sur mesure pour plaire aux désirs masculins. Le simple test Bechdel (énoncé par l’écrivaine Julie Bechdel : Le film comprend-il une conversation entre deux personnages féminins, sur un sujet autre qu’un homme ?) révèle aisément les lacunes du cinéma à suspense en la matière. Car si les deux sexes sont également capables de meurtre, de guerre, de sang et de mystère, Hollywood a parfois les idées bien typées en la matière.
Ce n’est pas un thriller comme Salt [vf] qui aura de quoi faire changer les perceptions. Car si l’héroïne éponyme du film est jouée par Angelina Jolie et qu’elle a toute la liberté de se livrer aux acrobaties et pétarades d’un héros d’action masculin, il sera plus juste de crier à l’inversion plutôt qu’à la révolution. Car le rôle central du scénario avait été initialement écrit pour un homme, et il a été réécrit sur mesure pour répondre à l’intérêt de la méga-star pour le rôle. Mis à part le détail inversé du mari kidnappé par les antagonistes pour manipuler l’héroïne, le reste de Salt joue selon des règles qui demeurent constantes malgré le changement de sexe du protagoniste. Les personnages autour d’Evelyn Salt sont presque tous des hommes (le film passe de justesse le test Bechdel grâce à une scène inconséquente) et le personnage finit par se fondre avec ceux de Lara Croft, Fox et Jane Smith (pour ne citer que des extraits de l’actrice) comme exemples d’héroïnes d’action conçues pour plaire aux hommes tels que perçus par les studios hollywoodiens.
Cependant, nonobstant les considérations féministes, le film mérite-t-il que l’amateur de cinéma à suspense le regarde ? Ça, oui : Salt est un thriller d’espionnage comme on en voit maintenant rarement, ravivant la terreur nostalgique des agents-taupes russes pour la combiner avec la mode cinématographique contemporaine. Longue poursuite où une seule femme doit échapper à ses traqueurs, Salt avance à un bon rythme malgré quelques interludes étranges, et même l’agaçante surenchère de montage saccadé à la Bourne n’est pas suffisante pour gâcher le plaisir des séquences de suspense bien contrôlées. On devine parfois quelques surprises dans le scénario de Kurt Wimmer, mais l’impression générale est celle d’un film d’action compétent, ce qui n’est pas étranger à la qualité des acteurs qui tiennent les rôles principaux (Jolie, mais aussi Chiwetel Ejiofor et Liev Schreiber). Le film se conclut en laissant la porte entrouverte pour au moins une suite. Reste à voir si, le personnage ayant été établi, le scénario suivant saura montrer Salt comme femme plutôt que super-héroïne.
Peut-être est-il plus raisonnable de chercher loin d’Hollywood pour des exemples de rôles féminins moins typés. C’est ainsi que l’on reviendra, comme tant d’autres, sur les deux derniers volets de l’adaptation de la trilogie suédoise Millenium de Stieg Larsson, depuis peu parus en format vidéo au Québec, et présentement à l’affiche sur les écrans américains. Après le succès du premier film, les deuxième et troisième volets se présentent comme une seule pièce, tant l’intrigue amorcée dans le deuxième tome n’est que pleinement résolue dans le troisième. Réalisés simultanément par la même équipe de production, Millenium 2 et 3 [The Girl Who Played with Fire et The Girl Who Kicked the Hornets’ Nest, pour les anglophones] poursuivent les aventures du journaliste d’investigation Mikael Blomkvist et (surtout) de l’excentrique héroïne Lizbeth Salander.
L’intrigue a beau porter sur un réseau de traite de blanches, puis les sévices infligés à Salander durant sa jeunesse, l’intérêt de la série est surtout dû à ses personnages. Mélangée à l’atmosphère d’une Suède moderne et entachée de problèmes sociaux, la mixture a de quoi retenir l’attention.
Ceci dit, ne soyons pas surpris si le rythme pondéré des deux films finit par faire souhaiter un peu plus d’économie. Même en sabrant librement dans les sous-intrigues et les détails procéduraux exaspérants des romans de Larsson, l’adaptation cinématographique de la série Millénium est longue, et ces longueurs deviennent plus évidentes dans les derniers volets. Il y a peu d’ambiguïtés dans cette trilogie, où pratiquement tous les vilains se distinguent par des vices innommables : il n’est pas suffisant que certains personnages en aient contre Salander ; ils s’avèrent inévitablement bornés, réactionnaires, violeurs ou pédophiles de surcroît.
Ceci dit, il n’est pas difficile de se laisser emporter par le combat que mènent nos deux valeureux vengeurs contre la misogynie institutionnelle. (Les deux films passent aisément le test Bechdel.) Il y a aussi de quoi admirer l’approche prise par Larsson, surtout dans le troisième tome, pour résoudre les problèmes qu’il évoque. Autant il creuse les dessous du modèle social-démocrate suédois, autant il permet au système lui-même de se débarrasser de sa propre infection. Tour de force pour un écrivain de gauche avoué que de livrer un thriller bien nourri, tout en reconnaissant les limites de la vengeance individuelle. La grande finale de la trilogie finit par livrer aux personnages un aboutissement tant officiel que personnel.
En dehors d’un resserrement nécessaire de l’intrigue qui a fait disparaître au passage plusieurs détails, l’adaptation cinématographique de cette fin de trilogie n’aura pas de quoi déplaire, ni aux amateurs des romans ni à ceux qui ne connaissent rien de la série. Peut-être moins frappant que le premier volet, le duo Millenium 2-3 s’impose tout de même comme un des bons choix du trimestre, disponible en primeur dès maintenant dans les clubs vidéo canadiens-français.
Quand la romance s’embrouille de violence
Même si la manie de Camera oscura de discuter de films en duo a plus à faire avec l’inspiration critique qu’avec d’authentiques similitudes entre les œuvres du trimestre, il y a parfois des rapprochements tellement irrésistibles qu’ils s’imposent d’eux-mêmes. La parution coup sur coup de Killers et de Knight and Day est une de ces paires impossibles à commenter séparément : deux films mettant en vedette une femme innocente et un homme à l’identité secrète dangereuse dans un mélange de comédie et d’action se soldant par un résultat bien décevant… Les parallèles sont évidents. Il y a des différences, bien sûr : dans Killers [Tuer pour aimer], l’héroïne (Katherine Heigl) met trois ans avant de découvrir que son mari (Ashton Kutcher) est en réalité un assassin de renommée internationale, alors que dans Knight and Day [Nuit et Jour], c’est une romance impulsive qui se complique lorsque l’héroïne (Cameron Diaz) se retrouve plongée dans un complot international sous la protection d’un agent (Tom Cruise) qui ne semble pas entièrement sain d’esprit. Mais dans les deux cas, il y a au moins une scène où l’homme abat des ennemis lors d’une grande fusillade pendant que la femme hurle comme une demeurée.
Les deux films étant racontés du point de vue de l’héroïne pour ménager les surprises, il n’est peut-être pas surprenant que ce soit elles qui se tirent mieux d’affaire en incarnant des rôles conventionnels. Heigl et Diaz sont sympathiques peu importe les circonstances, et ce, même si les demandes du scénario font en sorte de présenter leurs personnages comme plus sottes qu’elles ne devraient l’être. C’est en comparant les deux héros qu’émergent des différences plus importantes : Cruise répond parfaitement aux demandes de son rôle en passant de la comédie à l’action, alors que Kutcher n’est jamais crédible en assassin aux yeux froids. Il ne réussit pas à se débarrasser de son image de top-modèle bon enfant et le film en souffre énormément.
Évidemment, toute comparaison devra tôt ou tard s’intéresser aux scénarios. Là, aucun des deux films ne se couvre de gloire. Si Killers offre au moins un moment intéressant, alors qu’une paisible banlieue se révèle être un repaire d’où jaillissent des assassins rivaux, le reste du scénario se contente de livrer les évidences, avec des dialogues ternes, des situations à moitié développées, un rythme syncopé et une conclusion qui a de quoi laisser mal à l’aise. Même sans compter un prologue inutile qui en dit trop et le fait trop vite, c’est un film moyen à bien des égards, sans pics ni vallées d’intérêt. En revanche, Knight and Day donne l’impression d’un scénario avec des hauts et des bas assemblés de manière incohérente, sans égard pour la plausibilité ou la cohérence de ton. Sous la direction de James Mangold, les scènes peuvent parfois être intéressantes mais se succèdent sans être reliées par une trame narrative soutenue : même le titre n’a pratiquement aucun rapport avec le film. Défaut de conception ou bien conséquence d’un film rescapé du désastre en postproduction ?
Le résultat est non seulement frustrant du simple point de vue narratif, il est d’autant plus enrageant qu’un film avec une prémisse aussi simple aurait dû mener facilement à un film sympathique. Au lieu d’une comédie estivale divertissante combinant action, romance et comédie, on doit plutôt faire face à un fouillis invraisemblable. Personne n’attendait grand-chose de Killers, mais la déception de Knight and Day est entièrement auto-infligée.
Dans cette comparaison entre deux films aussi déficients, n’espérez pas une recommandation. Tout au plus conclura-t-on qu’ils sont frustrants chacun à leur manière.
Étranges héros
Un des paradoxes du métier de scénariste est que si les genres narratifs sont parfois bien limités, la panoplie de personnages possibles est pratiquement infinie. Alors que les films de vengeance sont pratiquement tous typés dans le sillage de Death Wish, il est toujours possible de les revigorer en y insérant un héros atypique. Parallèlement, si les films d’exploitation sont bien conçus pour répondre à des attentes particulières, pourquoi ne pas les différencier en profitant d’un contexte culturel spécifique ?
C’est ainsi que l’on peut discuter communément de Harry Brown et Machete, deux films extrêmement différents qui partagent tout de même quelques qualités fort intéressantes. Dans les deux cas, il s’agit de films avec des héros titulaires qui sont poussés par la mort d’un ami à exécuter une vengeance bien personnelle à partir de problèmes aux ramifications sociales beaucoup plus vastes. Pour rendre cette prémisse bien familière plus intéressante, on aura recours à un héros retraité dans un cas, et à un redoutable Mexicain dans l’autre.
Ceci dit, on n’osera pas pousser les comparaisons plus loin, car le ton des films ne pourrait pas être plus différent. Alors que Machete est un film de « mexploitation » pur et dur, Harry Brown [voa] emprunte la même trame dramatique violente pour livrer un film d’allégeance au cinéma-répertoire artistique qui ose commenter des œuvres bien moins respectables. Les clins d’œil commencent par la performance magistrale de Michael Caine dans le rôle d’Harry Brown.
Vivant simplement dans un quartier malfamé de Londres, l’ex-soldat Brown évite les jeunes truands qui dominent les environs, cherchant à oublier la mort de son épouse pendant des parties d’échec jouées avec un ami. Mais quand cet ami est sauvagement tué, Brown décide de nettoyer son voisinage. Avant peu, les truands réaliseront qu’ils ont affaire à un coriace qui en a vu d’autres durant sa carrière militaire.
Pour ceux qui ont suivi la carrière de Michael Caine, Harry Brown est un pur hommage à tous les rôles de durs que l’acteur a incarnés au cours de sa carrière. Dans la peau de Brown, il réussit sans peine à faire allusion à ces films passés pour rehausser le regard perçant qui échappe à la faiblesse générale de son corps. Intelligent, retors et nettement plus préparé que ses jeunes adversaires, Harry Brown réussit là où les forces policières surmenées sont incapables d’agir. Une scène particulièrement impitoyable voit Brown reprendre le collier en terrassant sans peine quelques trafiquants de drogue jeunes et niais, et prouve sans conteste que Caine, même à soixante-quinze ans passés, a toujours une présence formidable à l’écran.
En revanche, les tensions entre les origines de bas étage de la trame narrative et la réalisation lente et parfois prétentieuse du film sont parfois trop évidentes pour laisser le spectateur s’abandonner au plaisir du visionnement. Le film sera trop violent pour ceux qui souhaitent un commentaire social sur la jeune décadence urbaine et malgré tout trop réservé pour ceux qui préfèrent la rectitude morale de la vengeance de Brown. Malgré l’excellence de Caine dans un rôle quasi parfait pour lui à ce stade-ci de sa carrière, Harry Brown caricature la violence de ses antagonistes et réfléchit trop sur celle de son protagoniste pour livrer une expérience pleinement satisfaisante.
Machete [Macheté], heureusement, ne souffre pas de tels embarras. La nature fièrement excessive du film finit par être sa plus grande force. Ne lésinant ni sur la violence ni sur la nudité, Machete préfère sans cesse les alternatives les plus délirantes à la respectabilité cinématographique. Les véhicules sont rutilants, les armes sont nombreuses, la nudité est fréquente, le sang éclabousse, les nonnes manient des carabines et le tout roule à un rythme d’enfer. Signe d’un réalisateur qui comprend parfaitement bien son genre, le montage ne s’attarde pas sur les plans les plus dégoulinants, mais ralentit pour montrer les actrices dévêtues… Et que dire des dialogues croustillants tels « We didn’t cross the border. The border crossed us ! » ?
On se souviendra que Machete tire son inspiration d’une bande-annonce factice ajoutée au film-hommage Grindhouse et, donc, le plus grand compliment que l’on puisse lui faire est qu’il finit par répondre aux attentes créées par ce gag de 140 secondes. Danny Trejo se révèle être parfait pour le rôle-titre, et sa présence convaincante est loin d’être la seule surprise de la distribution des rôles étonnante, qui combine des noms aussi disparates que Robert de Niro, Steven Seagal et Lindsey Lohan dans un film qui, nous le devinons, a dû être une partie de plaisir pour les acteurs réunis. Tel est l’avantage d’une production qui ne se prend pas du tout au sérieux.
Mais même un film de pur divertissement n’est pas nécessairement sans arrière-pensée, et c’est avec une certaine satisfaction que l’on voit Machete réussir à présenter certains moments plus insolites dans le domaine du cinéma respectable. Il est difficile de ne pas remarquer, par exemple, à quel point la culture latino-mexicaine domine chaque facette du film. Réalisé loin d’Hollywood par une équipe de production fortement influencée par son environnement texan, Machete présente sans vergogne les images bariolées, les symboles catholiques et la riche nourriture de la diaspora latino-américaine. Petit triomphe culturel habilement déguisé sous la veste de cuir du cinéma d’exploitation, le film s’avère une bouffée d’air frais au sein d’une culture hollywoodienne souvent homogénéisée. Les férus de l’œuvre de Robert Rodriguez ne seront pas vraiment surpris d’y voir la reprise d’un thème constant dans son œuvre, mais ils seront satisfaits de voir là un certain aboutissement de la démarche.
Plusieurs bêtes valent mieux qu’une
Une des coïncidences les plus surprenantes du cinéma d’action en 2010 a été l’arrivée coup sur coup sur coup de trois films partageant les explosions entre un groupe de héros. Peu après The Losers, voilà que The A-Team et The Expendables ont à leur tour déferlé en salle, présentant un ensemble de personnages s’en prenant à des vilains plus grands que nature. Les racines années quatre-vingt de ces deux films sont évidentes, mais un seul a véritablement réussi à adapter la formule au goût d’aujourd’hui.
Au premier abord, on pourrait croire que The Expendables [Les Sacrifiés] a tous les atouts de son côté – en commençant par une distribution des rôles étonnante combinant plusieurs icônes d’action passées (Sylvester Stallone, Dolph Lundgren, Mickey Rourke) et présentes (Jet Li, Jason Statham ainsi que les lutteurs Steve Austin et Randy Couture). Le but du scénariste/réalisateur Stallone étant de rendre hommage aux films d’action des années quatre-vingt, il ne faut pas être surpris d’y voir, comme un cadeau aux fans, une scène où Arnold Schwarzenegger, Bruce Willis et lui-même s’échangent de bons mots. À cet égard, The Expendables s’annonce un choix bien acceptable pour une soirée « entre vrais gars ».
Malheureusement pour les autres publics, The Expendables calque si bien son modèle qu’il parvient aussi à recréer l’ennui machiste suscité par ses inspirations. Le cinéma d’action des années quatre-vingt n’a pas toujours très bien vieilli et la nostalgie a ses limites. Voir des brutes stéroïdées s’en prendre à un régime latino-américain corrompu a des relents reaganesques que l’on croyait révolus, une impression que ne calme pas l’insertion inepte d’une romance mai/octobre entre Stallone et une jeune révolutionnaire. D’autres scories s’accumulent, telles l’inclusion gratuite d’un monologue dramatique qui semble venir de nulle part, la réalisation incompétente des scènes d’action ou bien la gratuité méchante de certains moments. Sans finesse et passé de date, The Expendables réanime un genre de film qui, on en vient à cette conclusion, est maintenant mort et enterré.
D’où la surprise provoquée par The A-Team [L’Agence tous risques], un film d’action inspiré d’une série télévisée marquante des années quatre-vingt et pourtant adapté au goût du jour. Reconnaissons d’emblée que le film n’est pas nécessairement admirable : The A-Team présente certaines caractéristiques les plus agaçantes du cinéma d’action d’aujourd’hui, utilisant beaucoup trop d’effets numériques et de montage surcaféiné pour nous distraire des péripéties impossibles et de l’éparpillement narratif offert par le scénario.
En revanche, avouons que les excès du film fonctionnent à un certain niveau. Le rythme accéléré évite l’ennui, les péripéties débiles accrochent l’attention malgré tout, et l’humour sans prétention du scénario rend impossibles les critiques trop virulentes. Une scène où les personnages réussissent à survivre à une chute de haute altitude en tirant des obus à partir d’un char d’assaut est tellement ridicule qu’elle provoque un plaisir soutenu plus qu’un décrochement total : elle s’inscrit sans peine dans la logique délirante du film et prouve bien qu’un peu de folie légère est de loin préférable à la méchanceté machiste.
On remarquera aussi la sophistication narrative d’un scénario souvent anachronique qui ne cesse de télescoper plans, alternatives et implémentation, faisant confiance au public pour rapiécer cause et effet tout au long du déroulement de l’intrigue.
Le plaisir du visionnement commence avec les acteurs. Liam Neeson s’amuse bien dans le rôle du patriarche que rien ne surprend, alors que Bradley Cooper scintille en héros charmeur. Quinton Jackson a fort à faire pour réincarner un rôle originalement tenu par M. T, et il réussit à se tirer d’affaire malgré une ou deux épiphanies forcées. Après plusieurs films à petit budget, le scénariste/réalisateur Joe Carnahan parvient finalement à laisser libre cours à son imaginaire visuel, et le résultat se laisse bien regarder en autant que l’on module ses attentes. Légèrement idiot mais pas brutal, The A-Team réussit à livrer la marchandise comme pur film d’action contemporain – les amateurs les plus susceptibles d’aimer ce type de divertissement se reconnaîtront sans peine.
Modestes surprises
Un des avantages du simple cinéphile sur le critique professionnel est sans doute l’absence d’attentes. Alors que le critique bien informé scrute chaque nouvelle parution avec une loupe formée de jugements précédents, l’amateur de cinéma moins obsessif peut se payer le luxe de choisir un film sans aucune autre idée préconçue que le titre et l’affiche du film. Quelque chose à garder en tête dans l’éternelle discussion entre critiques et gens ordinaires : « Mieux que ce à quoi je m’attendais » est un commentaire critique d’une valeur limitée pour ceux qui n’ont pas d’attentes…
Ceci dit, certains avertissements sont plus utiles que d’autres. Voir Will Ferrell tenir la vedette dans une comédie policière n’est pas un gage de qualité lorsqu’on se souvient de la feuille de route de l’acteur, jonchée de variations sur un personnage bien particulier – celui de l’homme-enfant colérique, impulsif et à plusieurs égards tout à fait insupportable. Est-ce que The Other Guys, mené par un réalisateur qui en est à sa troisième collaboration avec Ferrell, serait un autre film typique dans sa carrière ?
Eh bien non ! The Other Guys [Les Renforts] a des défauts, mais Ferrell n’est pas le plus vexant de ceux-ci. Comédie se déroulant dans une ville de New York prompte à célébrer les prouesses pyrotechniques de deux super-policiers (Samuel L. Jackson et Dwayne Johnson, brefs mais hilarants) plus prompts à faire de la casse qu’à boucler des enquêtes, le film choisit délibérément de s’intéresser à deux laissés-pour-compte de la NYPD : un comptable d’enquête (Ferrell) et un détective tentant de faire oublier une énorme erreur (Mark Wahlberg). Œuvrant dans l’ombre du super-héroïsme de leurs collègues, nos deux héros sont pourtant happés dans une enquête aux ramifications financières complexes… qui leur fournira au final la chance de prouver leur propre type de professionnalisme.
Comme sujet de comédie subversive, il est difficile de trouver mieux que les films d’enquête hollywoodiens : le genre est tellement typé dans ses conventions qu’il est aisé de montrer des vaches sacrées du doigt. Ainsi nos protagonistes conduisent une humble automobile Prius, adorent le travail ordinaire des « beat cop », ont des partenaires surprenants et rencontrent une foule de personnages excentriques. Pendant ce temps, les scènes d’action mettant en vedette les deux super-policiers frisent la parodie des films d’action. Comme clin d’œil au sous-genre du buddy movie policier, c’est nettement plus réussi que l’exécrable Cop Out du printemps 2010.
Il y a des défauts, bien évidemment : le ton du film n’est pas parfaitement contrôlé (l’infographie populiste qui accompagne le générique final semble tirée tout droit d’un film de Michael Moore) et certaines séquences potentiellement intéressantes sont désamorcées par un manque de retenue.
Comme toutes les comédies, The Other Guys risque d’être plus comique pour certains spectateurs que d’autres et le film s’essouffle en fin de parcours. Et pourtant, malgré tout, The Other Guys garantit quelques rires et comblera ceux qui veulent jeter dans l’oubli trop de drames policiers sans sourires…
Non pas que l’on reniera pour autant tous les drames policiers sans sourires. Takers [Preneurs], par exemple, réussit quelque chose d’assez remarquable, c’est-à-dire assembler un film moyennement intéressant à partir d’éléments presque complètement surannés. Accumulons les évidences : un drame criminel à Los Angeles, mettant en scène une bande de voleurs de banque qui doivent planifier leur prochain coup spectaculaire tout en équilibrant famille, traque policière et dissension dans leurs rangs. On croirait lire le résumé d’une demi-douzaine de films (en commençant par le classique Heat, sans oublier le moins classique Cradle 2 the Grave), ce qui rend l’impression finale de Takers d’autant plus remarquable : sans rien accomplir de particulièrement neuf, le film se laisse regarder avec intérêt.
Une bonne partie de cet attrait revient directement au groupe de jeunes acteurs assemblés pour l’occasion. La composante dramatique du film repose sur la conviction de leurs performances, et Takers finit par obtenir une bonne chimie entre des vedettes montantes tels Matt Dillon, Paul Walker, Michael Ealy et Idris Elba. La réalisation du film, elle, est à deux tranchants : si elle peut être rapide et efficace pour représenter tout le mouvement des scènes d’action, elle devient tout aussi excessive et incompréhensible à l’occasion, ruinant des séquences qui auraient été beaucoup plus excitantes si elles avaient bénéficié du luxe de quelques longs plans (on pointera du doigt, en particulier, une longue séquence de chasse à pied avec une cascade époustouflante de saut d’un édifice à l’autre, charcutée par le montage trop rapide).
Pour le reste, Los Angeles fournit un terrain de jeu propice à une autre histoire de crime. Certains regretteront sans doute l’absence de fibre morale dans un film où des policiers bien imparfaits affrontent de manière bien inégale de glamoureux voleurs aux complets-veston finement taillés, et il y a effectivement des questions à se poser sur un film qui se complaît souvent dans le train de vie exemplaire de ses criminels héros.
Mais pour ceux qui sont en mesure de tolérer un peu d’ambiguïté morale, de montage nerveux et d’éléments dramatiques familiers, Takers se révèle être une modeste surprise de fin d’été, un thriller California-noir ensoleillé qui meublera bien les froides soirées d’hiver.
Artifices et adaptations
Non contente de s’approprier un roman et de l’adapter comme bon lui semble au grand écran, Hollywood a parfois la manie d’en changer le titre. Parfois les raisons de ce nouveau titre sont évidentes. Parfois, elles sont révélatrices et en résument beaucoup d’autres.
Par exemple, les lecteurs du roman A Very Private Gentleman de Martin Booth verront avec un humour particulier l’adaptation cinématographique titrée The American [L’Américain]. Après tout, le roman est narré par un artisan-fabricant d’armes pour assassins qui prend bien soin d’obscurcir tout détail pouvant mener à son identification. George Clooney incarnant ce personnage au grand écran, cette ambiguïté disparaît… et ce n’est pas le seul changement de substance dont le film est affligé.
Reconnaissons que l’essentiel du roman est conservé. Dans une petite ville rurale d’Italie, un homme tente de se faire oublier du monde. En public, il se fait passer pour un artiste, entretient de longues conversations symboliques avec un prêtre et tisse malgré lui des liens affectifs avec une apprentie prostituée. En privé, il est chargé d’une dernière commission : modifier une arme qui servira inévitablement à assassiner une figure quelconque. Le rythme du film, extrêmement vieillot et délibéré avec de longs plans et d’aussi longs silences, ne tente même pas de distraire de la minceur prévisible de l’intrigue. Plusieurs spectateurs resteront insatisfaits, jusqu’à ce qu’ils s’intéressent au roman d’origine.
Car si le roman est carrément une étude de personnage qui, par hasard, s’intéresse à un gunsmith pour assassins, le film ajoute du matériel pour renforcer une trame narrative de thriller qui ne parvient pas à convaincre. The American tente de conserver l’aspect contemplatif du roman original, mais ne peut résister à l’envie d’ajouter un contact inquiétant, un prologue meurtrier et quelques scènes d’action molles dans le but de se faire passer pour un film à suspense. C’est un pari manqué, car le film tombe alors entre deux chaises : les scènes d’action ont de quoi distraire du portrait dramatique d’un professionnel du meurtre, mais le tout reste trop glacial pour réussir comme thriller. On notera, tout au plus, une finale radicalement différente entre le film et le livre, et ce même si le film lui-même ne réussit guère à impressionner.
Heureusement que l’autre adaptation retitrée du trimestre, The Town [voa], est nettement plus intéressante à la fois comme film et comme mise en écran d’un roman. Deuxième film écrit et réalisé par Ben Affleck (qui y tient aussi le beau rôle) après le remarquable Gone Baby Gone, The Town s’intéresse à une bande de voleurs de banque, et plus précisément à ce qui survient lorsque l’un d’entre eux tombe amoureux d’une ex-otage en tentant de revenir dans le droit chemin. Évidemment, la loyauté d’enfance entre amis criminels complique les choses, surtout quand un plan juteux pour dévaliser le stade Fenway s’offre à eux alors que le FBI les traque de près.
Film le plus récent dans le sous-genre des thrillers criminels bostoniens, The Town partage avec Gone Baby Gone une atmosphère authentique des lieux, un rythme bien mené, une réalisation compétente qui livre la marchandise et plusieurs acteurs tout à fait convenables dans leurs rôles. En plus de petits rôles mémorables de Chris Cooper et Pete Postlewaite, on remarquera également Jeremy Renner dans un autre rôle marquant et Jon Hamm comme agent du FBI qui obtient l’essentiel des bonnes répliques du scénario. Tout ceci sans compter la place qu’occupe Boston dans l’attrait visuel du film, qu’il s’agisse de la communauté de Charlestown, d’où viennent la plupart des personnages, ou bien des monuments locaux tel le Fenway Park.
Pas aussi pyrotechnique que The Departed, mais nettement moins fataliste que Mystic River, The Town allie scènes d’action bien menées, personnages complexes, intrigue nourrie et un plaisir de visionnement soutenu. Mieux encore, au moins pour les fervents du livre, le film s’avère une bonne adaptation du roman de Chuck Hogan (originalement Prince of Thieves, sans doute retitré pour éviter la confusion avec Robin Hood : Prince of Thieves de Kevin Costner), conservant une bonne partie des points forts de l’œuvre originale tout en les transposant à l’écran de façon dynamique – avec une touche finale d’optimisme bienvenue. Pas de doute : c’est un succès pour tous ceux impliqués dans la réalisation du film, et particulièrement pour Ben Affleck – qui devient soudainement un réalisateur de drames criminels à remarquer, seulement sept ans après le nadir que fut Gigli. Qui l’aurait cru ?
Bientôt à l’affiche
Comme d’habitude, l’automne s’annonce une saison faste pour le cinéphile à suspense ; on notera trois films à surveiller plus particulièrement. Buried prend le pari de créer un long-métrage à partir d’un protagoniste enfermé dans un cercueil enterré : le résultat sera diffusé à la grandeur du continent après une réception enthousiaste sur le circuit des festivals. Red s’inspire de la bande dessinée de Warren Ellis pour s’intéresser à d’ex-agents secrets retraités qui reprennent du service pour lutter contre leur employeur, mais semble transformer une sombre BD au héros solitaire en une comédie d’action aux nombreux personnages. On remarquera aussi Unstoppable, retour au grand écran de Denzel Washington dans les mains de Tony Scott, qui se paie un pur thriller au sujet d’un train lourdement chargé d’explosifs qui menace de dévaster une grande ville.
En attendant de voir ce qui explosera au grand écran et ce qui finira par manquer de gaz, bon cinéma !
Revue Alibis – Mise à jour: Octobre 2010