Camera oscura 29
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 127Ko) d’Alibis 29 Hiver 2009
Les lecteurs de Camera oscura savent déjà qu’au cinéma, le film à suspense suit les saisons : si l’été est un désert, l’automne est la marée haute. Mais la fin 2008 a été ridiculement riche en films de genre alors qu’une quinzaine de nouveautés ont déferlé sur les écrans en trois mois. Évidemment, une quinzaine de films n’entraînent pas nécessairement une quinzaine de réussites, alors explorons les décombres de la saison pour voir ce qui mérite d’être retenu. Avertissement : le trimestre sera décevant.
Ah, tiens, de l’action ?
Chose certaine, cette chronique ne gaspillera pas beaucoup de temps à discuter de films particulièrement ratés. Si les œuvres marquantes ont toutes quelque chose de particulier qui affirme leur raison d’être, les productions hollywoodiennes les plus moches finissent par se ressembler et provoquer les mêmes émotions. Difficile, par exemple, de faire une distinction entre le sentiment d’ennui qui affligera le spectateur de Bangkok Dangerous et la lassitude de celui à qui on infligera Max Payne.
Ce n’est pas parce que l’on mise sur des assassins ou des policiers rebelles que l’on obtient pour autant un film intéressant. Le cas de Bangkok Dangerous [Danger à Bangkok] est particulièrement désolant puisqu’il s’agit d’une adaptation d’un film d’action thaïlandais bien accueilli. La version américaine, évidemment, simplifie les choses au point de proposer un produit générique qui ne se distingue en rien de tant de films d’action de série B (par exemple, le protagoniste assassin – maintenant joué par Nicolas Cage – n’est plus sourd et muet comme dans le film d’origine, mais tombe amoureux d’une Thaïlandaise sourde et muette). Les fusillades sont ordinaires, la sombre réalisation n’impressionne guère, les décors thaïlandais sont moins exotiques qu’on ne pourrait l’espérer et le scénario s’embourbe dans des passages dramatiques inutiles. Le tout se termine non pas avec une conclusion héroïque, mais avec un spectateur qui se demande quand tout cela va finalement se terminer.
Ce même sentiment est également présent bien avant la fin de Max Payne [vf], un autre film d’action mettant en vedette un policier cerné par une vaste conspiration corporative. Ce qui est peut-être plus ironique dans ce cas-ci, c’est que le film est adapté d’un jeu vidéo largement inspiré des œuvres de John Woo… mais qu’il semble tout ignorer de la filiation. Les scènes d’action ne sont bonnes qu’à faire hausser les épaules, et le reste du tissu dramatique qui relie les fusillades n’est guère impressionnant. Tout au plus, on respectera quelques moments atmosphériques de réalisation, ainsi que la performance professionnelle de Mark Wahlberg dans le rôle-titre. Mais il n’y a pas que les amateurs du jeu vidéo d’origine qui trouveront le film fade et peu remarquable. Sauf de rares exceptions, il n’y a rien ici qui n’a pas déjà été vu maintes fois ailleurs, y compris dans les autres mauvais films d’action du trimestre…
Les deux premiers volets de la série Transporter ayant bien établi la formule, il y avait de quoi espérer que la trilogie soit complétée par un film sachant profiter des forces de la série. Hélas, Transporter 3 [Le Transporteur 3] afflige le « transporteur » titulaire d’une charge insupportable : une jeune femme aux manières tellement agaçantes qu’elle finit par saper à elle seule une bonne partie de l’intérêt du film. Inexplicablement lourd en dialogues pénibles, le film ne réussit pas à rehausser l’intérêt avec une demi-douzaine de scènes d’action aussi invraisemblables les unes que les autres (le scénario étant co-écrit par Luc Besson, on savait pourtant à quoi s’attendre). Triste résultat pour quelque chose qui aurait pu être beaucoup plus intéressant. Même Jason Statham, habituellement si solide, ne se tire pas tout à fait indemne de ce pétrin. Les amateurs avaient remarqué une diminution de qualité entre le premier et le deuxième film : celle-ci s’accentue avec le troisième.
Finalement, Punisher : War Zone [Punisher : Zone de guerre] est un exemple parfait d’un film que personne ne voulait voir. Troisième tentative du Studio Marvel d’adapter sa bande dessinée au grand écran, War Zone ne réussit pas mieux que les versions de 1989 et 2004 à créer une piste d’envoi pour « Le Punisseur » Frank Castle. Cet affrontement entre vigilante armée et crime organisé est non seulement ordinaire, mais les douloureux dialogues ne sont guère améliorés par des interprétations qu’on qualifierait généreusement d’inégales. Seule l’invraisemblable violence laisse un souvenir plus vif, ce qui n’est pas nécessairement une référence. La multitude de têtes qui explosent ne fait que souligner le côté repoussant d’un film manié sans grâce ni profondeur. Même les amateurs de nanars seront déçus : pour toutes ses fautes, Punisher : War Zone est mauvais, mais pas au point d’en devenir drôle.
Ce n’est pas parce qu’on rit que…
Si l’expression « mauvais film d’action » est un oxymore pour plusieurs, ce n’est pas le seul genre de film qui peut laisser des spectateurs sur leur faim. Mais si un mauvais film d’action peut être drôle, le problème est que ce n’est pas le cas pour les mauvaises comédies.
On sait, par exemple, que les frères Coen peuvent être hilarants. Un film tel The Big Lebowski demeure une référence dix ans après sa sortie. Mais tout ce qu’ils touchent n’est pas nécessairement couronné de rires, même lorsqu’il s’agit là de leur intention. Plusieurs sont restés médusés et sans sourire devant des œuvres telles The Ladykillers ou Intolerable Cruelty. Burn After Reading [Lire et détruire], leur plus récent projet comique après la lourdeur thématique de No Country For Old Men, laissera les spectateurs tout aussi partagés ; pour chaque moment amusant, on a l’impression que le film souffre d’un manque de contrôle.
Car au cours d’une première moitié relativement réussie, les frères construisent un pacte bien particulier avec leur public : voici une comédie misanthrope s’intéressant à un groupe de Washingtoniens pas particulièrement fidèles, honnêtes ou intelligents. Leurs adultères ont tôt fait de se multiplier, tout comme leurs jurons et leurs plans débiles. Bénéficiant d’une distribution de rôles exceptionnelle qui s’en est manifestement donné à cœur joie (avouons-le : quoi de plus satisfaisant que des jurons précisément dictés par John Malkovich ?), Burn After Reading est éparpillé et profane, soit, mais sympathique.
Cette sympathie s’effrite en un instant avec un revirement aussi soudain que violent. Peu importe les complications que cela entraîne (certaines des scènes les plus drôles de Burn After Reading mettent en vedette J. K.Simmons tentant de comprendre les événements auxquels nous avons assisté), le pacte entre film et public semble rompu : alors que les victimes s’accumulent en coulisses, le film perd de plus en plus les pédales, donnant l’impression que le tout se déplace ailleurs, loin du regard du spectateur. L’effet cumulatif laisse songeur : si certaines scènes individuelles restent prenantes, le film lui-même donne l’impression d’une série de sketches faisant appel à un humour bien particulier. Après tout, c’est un film des frères Coen…
Policiers trompeurs
Les déceptions du trimestre s’étendent même au bon vieux polar new-yorkais, tel que démontré par deux films décidément ordinaires qui promettaient pourtant beaucoup mieux.
L’idée, par exemple, d’unir Robert de Niro et Al Pacino comme policiers partenaires sur une même enquête aurait eu de quoi faire frémir d’anticipation les cinéphiles il y a une douzaine d’années, même après leur scène commune trop courte dans Heat. Mais les étoiles jadis brillantes des deux acteurs ont considérablement pâli depuis, alors que les deux ont cumulé des rôles d’affiche dans une série de films médiocres, de Showtime à 88 Minutes. À ce moment-ci de leur carrière sur l’autopilote, il est donc décevant mais nullement surprenant que Righteous Kill [Meurtre légitime] s’avère être une autre série B à leur feuille de route.
Le tout commence de façon assez étrange, alors que de Niro semble avouer à la caméra une série de meurtres. Puis c’est un retour dans le temps alors que lui et son partenaire Pacino enquêtent sur un meurtrier en série s’attaquant à des criminels, dont certains relâchés par pur vice procédural. Ni l’un ni l’autre ne semblent particulièrement préoccupés par le tueur. Si quelqu’un veut compléter le travail entamé par les policiers, pourquoi s’en faire ? Après tout, « la plupart des gens respectent le badge, mais tout le monde respecte le fusil ». Puis les soupçons commencent à tomber sur de Niro…
Mais une fois les vedettes passées au générique, Righteous Kill devient rapidement irritant : malgré quelques réflexions réalistes sur les motivations qui poussent quelqu’un à devenir policier, c’est un film qui ment souvent et sans retenue. La puce ainsi mise à l’oreille, le spectateur attentif n’aura pas de difficulté à cerner la soi-disant « astuce » et attendre impatiemment que se termine le film. Les fidèles aux deux têtes d’affiche sauront apprécier leur jeu, et il existe quelques répliques saisissantes cachées dans le scénario. Mais n’espérez pas beaucoup plus, encore moins la réunion de deux acteurs au sommet de leur forme. Regardez la bande-annonce et imaginez un meilleur film.
Mais si Righteous Kill a le défaut d’être un thriller trop standard, c’est autre chose pour Pride and Glory [En toute loyauté], qui hésite constamment entre mélodrame ou polar. Ici aussi, la distribution des rôles est frappante : Ed Norton et Colin Farrell sont deux beaux-frères policiers qui finissent par s’affronter lorsque le premier découvre que le deuxième mène une bande d’irrémédiables ripoux. Les complications familiales sont nombreuses, qu’il s’agisse de la petite famille réunie pour les fêtes, ou de la plus grande famille du NYPD.
Une chose est certaine : peu de rires ou d’action dans ce film sombre et froid. Les blessures du protagoniste sont reflétées par la cicatrice qu’il arbore en pleine joue, et le reste de Pride and Glory sombre tout aussi souvent dans le mélodrame prétentieux qui croit s’élever au-dessus du polar. Hélas, le résultat est d’une longueur tellement assommante qu’elle aplatit tout ce qui aurait pu être intéressant au sujet de l’œuvre. Un scénariste plus compétent aurait pu tout dire en quatre-vingt-dix minutes sans perdre aucun des moments forts du film, et en corrigeant l’affreuse conclusion qui sombre dans la justice de rue de bas étage. Dans le sillage de We Own the Night, cet amalgame inconfortable entre policier et drame familial ne réussit pas à conserver l’attention malgré ses éléments prometteurs. Comme quoi il faut plus qu’un fusil et une filiation pour réussir dans cette veine…
Grande guerre et stations de la croix
Ceux qui ont compris que la déception est l’émotion dominante du trimestre cinématographique ne seront pas consternés d’apprendre que ce sentiment s’étend à un des films les mieux financés de l’histoire du cinéma canadien : Passchendaele [La Bataille de Passchendaele], bénéficiant d’un budget faramineux de vingt millions de dollars, est une tentative ambitieuse de raconter l’histoire de soldats canadiens qui ont combattu durant la Première Guerre mondiale.
Cette intention a de quoi intéresser les férus du cinéma guerrier, peu importe leur nationalité : il y a eu peu de tentatives de recréer ces affrontements depuis un bon moment (si on oublie judicieusement Flyboys, seuls des passages d’Un long dimanche de fiançailles viennent à l’esprit) et encore moins de place pour l’histoire canadienne de la première grande guerre. Le scénariste-réalisateur-acteur Paul Gross ayant déclaré son intention de rendre hommage aux expériences de son grand-père combattant, le reste du film prend ainsi l’allure d’un hommage à toute une tradition.
Mais les bonnes intentions ne suffisent pas à la réussite, surtout lorsqu’elles s’empêtrent dans l’égo du meneur du projet. Car, à regarder Paul Gross souffrir stoïquement dans un beau rôle torturé pendant tout le film, il y a parfois lieu de s’interroger sur son complexe de martyr et de se demander s’il a fait tout le film pour recréer les trois premières stations de la croix (si vous pensez qu’il s’agit là d’une expression métaphorique, vous n’avez pas vu la conclusion du film). Ce canado-mélodrame semble partagé entre l’hommage traditionnel au soldat et les doutes contemporains sur le service aveugle à l’Empire britannique. Et c’est sans discuter de la première heure du film, passée presque entièrement au milieu d’intrigues domestiques interminables. Le film s’améliore lorsqu’il revient plus près du front, au prix d’une paire de scènes d’une surenchère émotionnelle hilarante.
Ce qui est dommage, c’est qu’il y a des moments bien réussis au milieu du mélodrame. Les séquences de combat sont efficaces, le Calgary de 1918 est bien recréé, et on ne peut faire autrement que trouver Gross sympathique. Mais à la fin, on aurait souhaité passer plus de temps au front en compagnie des soldats occupés à se battre avec leurs amis (tel ce mitrailleur canadien-français assez jovial) plutôt que pour l’Empire. En se fiant sans scrupules à des clichés dramatiques peu intéressants aux dépens d’une exploration plus approfondie de l’effort des Canadiens au front, Passchendaele se contente d’être sentimental et candide. Ce n’est pas mauvais (et ça a l’avantage de créer un sentiment de doute chez ceux qui osent critiquer le film), mais ça limite l’appel du résultat final. Tel qu’il est, il y a lieu de s’inquiéter que l’accueil du film tombe strictement selon des lignes partisanes, l’opinion du spectateur sur les aventures militaires canadiennes en Afghanistan en disant long sur son appréciation de Passchendaele.
Pas tout à fait ce à quoi on s’attendait
Si on parle peu de la première grande guerre au cinéma, la deuxième conserve toujours son cachet, et le plus récent réalisateur à s’intéresser au sujet est nul autre que Spike Lee qui, avec Miracle at St-Anna [voa], examine le sort des Buffalo Soldiers noirs qui ont combattu durant la campagne d’Italie. Cette tournure unique au sujet d’une histoire familière aurait pu être prenante si Lee s’était contenté de livrer un film de guerre. Malheureusement, il a des ambitions beaucoup plus floues – les mêmes que celles du roman original de James McBride, qui envoie ses soldats dans un village italien où la guerre s’interrompt pour examiner des enjeux dramatiques à la frontière du mysticisme religieux (voyez le titre), le tout enrobé d’une histoire de vengeance contemporaine.
Ceux à la recherche d’un nouveau Saving Private Ryan devront se contenter de deux séquences de combat et rester sur leur faim pendant tout le reste de ce très long film. Car tel qu’adapté par l’auteur, le scénario ne semble négliger aucun aspect du roman et s’éternise sur cent soixante minutes, une longueur que ne réussissent à justifier ni le rythme du scénario ni le jeu pourtant admirable des acteurs. Le côté polémiste de Lee n’aide pas vraiment la cause alors que le film se permet des pointes provocatrices presque caricaturales. Ce qui est le plus dommage, c’est que Miracle at St-Anna réussit à éveiller l’intérêt sur des soldats noirs marginalisés par leurs propres équipiers blancs, sans toutefois réussir à le satisfaire.
En revanche, on ne dira pas la même chose d’Appaloosa [voa], un film modeste qui parvient à remplir les attentes qu’il suscite. Western adapté d’un roman de Robert B. Parker, ce film est un retour derrière la caméra pour Ed Harris, incarnant également un justicier qui, à l’aide d’un ami, « nettoie » les villes des hors-la-loi. Mais l’aspect western finit par être relégué derrière une histoire compliquée entre deux amis, leur habile ennemi et une femme qui ne peut résister aux hommes les plus forts de son entourage. Réalisé sans complications, le film adapte d’une façon étonnamment fidèle la prose laconique de Parker, au point de reprendre mot pour mot des dialogues du roman et de ne laisser presque aucune scène majeure du livre sur le plancher de la salle de montage.
Le résultat n’ira pas époustoufler un large public tel que l’avait réussi 3:10 To Yuma, mais il représente tout de même une œuvre satisfaisante pour ceux qui ont envie de regarder un western à l’ancienne, produit de manière compétente et interprété par des professionnels aguerris. Sans se démarquer dans ce genre, Appaloosa livre la marchandise avec l’humble professionnalisme de ses personnages.
Bon, juste bon
La déception automnale s’étend même jusqu’à un monstre sacré du cinéma : James Bond. Car après la remise à neuf de la franchise dans l’excellent Casino Royale, Bond est de retour dans une aventure qui laisse le cinéphile un peu sur sa faim. Ambitieux de manière bien différente que ses prédécesseurs, Quantum of Solace [007 Quantum] tente de faire quelque chose de différent avec le personnage, et cette tentative de le rendre plus vulnérable ne sera pas au goût de tous.
Un signe que cette aventure de Bond se veut différente des autres est visible dès les premiers moments du film. C’est une suite directe à Casino Royale, l’intrigue reprend là où le film précédent s’était terminé. Bond tente toujours de comprendre si Vesper l’a trahi, et les ennemis découverts lors du film précédent ne sont que la pointe d’une organisation maléfique bien plus vaste. Mais Bond est-il aussi froidement prêt à traiter cette situation, ou est-il vulnérable à une colère bien personnelle ?
Quelques-uns des éléments ayant fait le succès de Casino Royale sont de retour. L’aspect plus réaliste des péripéties du film, l’absence de gadgets tirés par les cheveux, l’attitude moins loufoque et, surtout, Daniel Craig comme agent 007 plus brutal que ses prédécesseurs. Malheureusement, quelques autres ne sont plus au rendez-vous : la réalisation nette et fluide de Martin Campbell a laissé la place aux coupures saccadées de Marc Forster, un réalisateur de drames tel Monster’s Ball, qui semble bien peu à l’aise avec un film d’action. Plusieurs puristes se plaindront de l’absence de nombre de conventions des films de la série. Mais peut-être plus crucialement, Quantum of Solace s’avère parfois trop ennuyeux et sérieux pour s’embraser. L’équilibre délicat entre action et sentiment, qui avait tellement bien réussi pour Casino Royale, semble ici déréglé, dramatique lorsqu’il devrait être divertissant, et exaspérant lorsqu’il devrait être prenant. Un James Bond maussade ? Bof.
Sans être un échec, car les attentes élémentaires sont effectivement satisfaites, Quantum of Solace s’avère un film plus près de The World Is Not Enough que Casino Royale : une déception, peu importe comment on considère les choses.
Le thriller au XXIe siècle
Quand même James Bond se renouvelle dans un monde plus près du nôtre, la tendance a de quoi laisser songeur : est-ce que le thriller contemporain est différent de celui qui aurait pu être conçu il y a une décennie ?
Des films comme Eagle Eye [L’Œil du mal] fournissent une partie de la réponse. Car ce thriller paranoïaque high-tech, où un jeune couple est manipulé par des forces omnipotentes pour joindre un complot ambitieux, finit ultimement par déboucher tout naturellement dans une prémisse qui appartient carrément à la science-fiction. Ce n’est pas une nouvelle idée, mais le réalisateur David Caruso peut profiter d’une certaine indulgence de son public pour lui faire accepter que notre monde hyper-connecté puisse être exploité par une entité qui en connaît les moindres détails. Comptes de banque, téléphones cellulaires, écrans publics, drones de surveillance : la manipulation est beaucoup plus simple lorsqu’il y a tant de systèmes automatisés présents dans toutes les facettes de nos vies.
Eagle Eye a beau s’assombrir dans une mer de non-sens, c’est un film qui sait jouer avec le sentiment d’inconfort qui assaille ceux qui ne sont pas entièrement à l’aise avec l’automatisation constante. Comme thriller paranoïaque, ça amène les bons vieux clichés à un autre niveau, tout en conservant quelques énormités qui devraient sombrer dans l’oubli (ah, ces ordinateurs dont jaillissent des étincelles !). Mais la réalisation de DJ Caruso est efficace, et la première moitié du film conserve un sentiment de terreur mystérieuse qui intrigue. Moins prenant lorsque vient le moment de tout mener vers une conclusion, Eagle Eye est encore loin d’être une réussite, mais on ne lui niera pas une certaine fascination dans l’air du temps.
Cette fascination est beaucoup plus intermittente dans Traitor [voa], un film qui s’intéresse à un homme tiraillé entre deux camps de la guerre contre le terrorisme. Don Cheadle est aussi admirable que d’habitude dans le rôle d’un Américain plongé dans un complot visant à terroriser les États-Unis. Mais pour qui travaille-t-il vraiment ? Et comment se sent-il au milieu de ces loyautés torturées ? Comme tant d’autres films du trimestre, Traitor est particulièrement bon dans une veine, mais pas autant dans une autre. Lorsque le film décide d’être un thriller contemporain, les choses bougent et créent un fort sentiment de suspense. Mais lorsque le film décide de s’interrompre pour passer aux tiraillements dramatiques du protagoniste, l’énergie se disperse et tout perd de son efficacité. La conclusion n’est pas particulièrement convaincante, « désamorçant » un complot d’une manière susceptible d’être aussi terrifiante que les attentats planifiés. Mélange de réalisation sobre, de bonnes intentions et d’opportunités ratées, Traitor finit par tomber entre deux chaises.
Cette union entre drame et suspense est beaucoup plus réussie dans Body of Lies [Une vie de mensonges], qui s’avère être sans aucun doute le film le plus satisfaisant du trimestre. Tentative réussie de livrer une histoire d’espionnage à l’ère des néoconservateurs et des groupuscules terroristes, Body of Lies s’intéresse aux tentatives d’un agent de la CIA d’infiltrer un réseau d’extrémistes. Ceux qui pensaient que le thriller d’espionnage n’avait pas survécu à la guerre froide seront surpris par l’énergie et le suspense du film du réalisateur Ridley Scott, qui exploite ses propres tics cinématographiques pour livrer une œuvre bien mieux contrôlée que la plupart de ses plus récents films. Ses choix d’acteurs en vedette ne déçoivent pas non plus, alors que Leonardo de Caprio, Russell Crowe et Mark Strong tentent constamment de tirer les ficelles des autres parties impliquées dans leur grand jeu dangereux.
Pour les amateurs du roman original de David Ignatius, l’adaptation n’est cependant pas sans son lot de particularités : malgré des passages d’une justesse surprenante, le « corps de mensonge » du titre, astuce de désinformation qui fait partie intégrante du roman, est totalement absent du film, qui escamote également un revirement final et une bonne part des personnages féminins du roman. La plupart des altérations sont compréhensibles, mais quelques-unes feront sourciller le spectateur qui finira par chercher l’explication en lisant (ou relisant) le roman.
Ceci dit, Body of Lies est une réussite en soi : le rythme est soutenu, les personnages sont bien campés, et les détails renforcent l’impression d’un film qui n’aurait pu être produit qu’en 2008, ni avant ni après. La vision géopolitique de l’œuvre, où les ambitions américaines se confrontent aux limites assez restreintes de leur pouvoir, semble décidément au diapason du temps. De quoi justifier un regard.
L’envers du badge
Après tant de déceptions, peut-être est-il temps d’aborder deux réussites modestes qui prouvent que des attentes raisonnables sont parfois préférables à une excellence absolue.
Parlons donc de Rock-N-Rolla [voa], le dernier film de Guy Ritchie, un réalisateur qui avait fait un tabac avec Lock, Stock And Two Smoking Barrels ainsi que Snatch avant de commettre l’erreur de marier Madonna et d’infliger au monde des cruautés telle Swept Away. Récemment divorcé, Ritchie serait-il sur la pente remontante avec Rock-N-Rolla ? Sans être concluant, le résultat porte à l’optimisme. Il s’agit d’un retour au ton mi-comique, mi-criminel qui avait fait le succès de ses deux films les plus connus : un large éventail de personnages, quelques acteurs bien utilisés, une intrigue compliquée et un sens du style dynamique.
L’intrigue défie le simple résumé, alors limitons-nous à dire que le film met en vedette des membres des pègres londoniennes, un millionnaire russe, un homme à la mort prématurément annoncée, d’indestructibles brutes et un « tableau chanceux » sans doute fort joli. Le reste n’est que complications par-dessus complications, avec des chassés-croisés qui ont de quoi retenir l’attention. Ritchie renoue surtout avec ses techniques de mise en scène audacieuses, accompagnées d’une bande-annonce puissante et d’un montage agressif : lorsque deux de ses personnages finissent par coucher ensemble, le montage-éclair qui suit a de quoi rappeler quelques-uns des moments les plus mémorables de Snatch.
Là où Rock-N-Rolla atteint ses limites, cependant, c’est dans le manque d’attachement que les spectateurs ont pour des personnages presque uniformément criminels. Même l’honneur ou la ténacité de certains d’entre eux ne seront pas suffisants pour nous faire oublier qu’ils appartiennent à l’autre côté du monde de la justice. Si Mark Strong est saisissant comme criminel raffiné et que Thandie Newton est séduisante comme comptable corrompue, ces deux personnages, comme tous les autres, appartiennent à une réalité autre que la nôtre : ils sont intéressants, mais pas sympathiques. À la fin, Rock-N-Rolla a l’allure d’un exercice de style vigoureux mais trop familier. Néanmoins, c’est un retour partiel à la grande forme pour Ritchie, qui a annoncé que, si les recettes le veulent, ceci est conçu pour être le premier volet d’une trilogie.
De retour de ce côté-ci de l’Atlantique, mais très loin en Californie, il y a l’étrange cas de Lakeview Terrace [Harcelés] à considérer. La bande-annonce semble tout dire : un couple interracial achète une demeure près d’un policier noir explosif (Samuel L. Jackson) qui ne peut sentir le mari blanc et devient rapidement le voisin infernal de tous les cauchemars. De quoi s’embourber dans une histoire connue d’affrontement entre psychopathe et gens ordinaires. Le film n’est pas très différent, mais il réussit à satisfaire au moins sur deux plans : de un, il conserve l’intérêt du public du début jusqu’à la fin, ce qui est déjà assez admirable étant donné la nature prévisible et désagréable de la prémisse, et de deux, il fournit un aperçu surprenant de l’envers du badge du policier. Autant Jackson incarne un personnage qui aurait été sensationnel dans un drame policier fort en action (on l’imaginerait aisément dans les décors de Street Kings ou Dark Blue, par exemple), autant les mêmes forces d’un tel personnage le rendent incapable de vivre normalement en société.
Car le racisme (ou, tout au moins, le mépris) de l’antagoniste de Lakeview Terrace tire ses sources des mêmes traits moraux qui en font un policier tellement efficace : intolérance des transgressions, supériorité morale, conviction d’avoir la meilleure conception du monde… Le film rend trop souvent inconfortable pour plaire à tous (une constante dans l’œuvre du réalisateur Neil Labute), mais il y a une fascination médusée indéniable à regarder la façon dont protagoniste et antagoniste s’approchent de plus en plus de l’affrontement mortel, laissant derrière eux des victimes plus ou moins innocentes. Parfois trop caricatural pour être entièrement pris au sérieux (il fallait évidemment que des feux de broussailles viennent jouer un rôle dans la conclusion !), Lakeview Terrace est néanmoins plus intéressant que ne le laissait deviner la bande-annonce, ce qui est inhabituel en soi.
Bientôt à l’affiche
L’automne cédant sa place à l’hiver, les parutions de films à suspense deviennent plus rares, mais plus prestigieuses. C’est la saison des récompenses de fin d’année qui s’annonce, avec des drames sérieux portant sur la Deuxième Guerre mondiale, tels Valkyrie (Tom Cruise en résistant allemand) et Defiance (Daniel Craig en résistant polonais). Ceci dit, les thrillers ne manqueront pas non plus avec des titres tels Taken (Liam Neeson à la rescousse de sa fille kidnappée), The International (Clive Owen enquête sur une banque criminelle) ou The Brothers Bloom (Adrien Brody et Mark Ruffalo comme frères escrocs). Finalement, les adaptations seront aussi au rendez-vous, oscillant entre la bande dessinée classique avec The Spirit ou une autre adaptation d’un roman d’Elmore Leonard, Killshot.
En attendant le tapis rouge, bon cinéma !
Revue Alibis – Mise à jour: Janvier 2009