Camera Oscura 27

Camera oscura 27

Christian Sauvé

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 263Ko) d’Alibis 27 Été 2008

L’affirmation fera sans doute ricaner les plus cyniques, mais il demeure possible d’en apprendre beaucoup sur le monde à travers le prisme du cinéma. Même le thriller le plus ridicule a quelque chose à nous apprendre sur les idées de ses créateurs et sur le milieu social dans lequel ils évoluent. Les documentaires sélectionnent attentivement les images à l’écran et les drames « inspirés de faits vécus » ne mentionnent pas tous les détails inconvenants. Et c’est sans compter les demi-réussites qui en ont tellement à nous apprendre sur l’art cinématographique…

Alors, que nous reflètent les films du trimestre ?

Aspirés par une histoire vraie

Peu de films offrent autant d’angles de réflexion sur leur contenu que ceux inspirés par une histoire vraie. Car contrairement à une fiction originale, la réalité des événements décrits existe toujours. Il suffit d’aller consulter l’œuvre d’origine, ou de retracer l’incident dans les archives des journaux.

C’est ainsi que pour 21 [v.f.], il faut se référer aux aventures de l’Américain Jeff Ma, telles que racontées dans l’excellente docufiction Bringing Down the House de Ben Mezrich, pour en apprendre plus sur les jeunes matheux du MIT qui avaient percé les failles du black jack tel que pratiqué dans les grands casinos durant les années 90. Quand un brillant étudiant se voit offrir une place au sein d’une équipe de joueurs menée par un professeur de mathématiques devenu homme d’affaires, il pense profiter de l’occasion jusqu’au remboursement complet de ses dettes étudiantes. Mais Las Vegas s’avère trop tentante, et c’est ainsi qu’il se retrouve happé par l’attrait du magot, une jolie jeune fille blonde et le rythme de vie luxueux que lui offrent ses voyages, dans lesquels tout est payé.

Sur le plan dramatique, il n’y a rien de neuf dans 21 : on sait que notre protagoniste sacrifiera amis et ancienne vie au profit de l’accumulation des richesses. Dès que « les règles du jeu » sont claires, on sait qu’il finira par les enfreindre et se faire punir. Il n’y a aucun doute qu’il manigancera une arnaque pour se venger d’une trahison. Mais c’est l’exécution sans souci du film qui finit par l’emporter : scénariste et réalisateur réussissent à bien expliquer les bases du système qu’emploient les joueurs, et le film ne traîne pas souvent en longueur une fois lancé sur sa voie.

L’accroc inévitable, c’est que 21 fonctionnera nettement mieux pour ceux qui sont déjà fascinés par Vegas, par l’idée de déjouer le système et de profiter des profits subséquents. Les autres trouveront l’intrigue du film ordinaire et les personnages convenus. Cet aspect mécanique se reflète surtout dans la façon dont les scénaristes ont choisi d’adapter l’histoire véritable de Jeff Ma, même filtrée à travers la docufiction de Bringing Down the House : en blanchissant le héros, en inventant des conflits, en simplifiant un parcours compliqué et en privilégiant le drame aux dépens de quelques détails importants. Les plus futés passeront quelques moments à tenter de comprendre pourquoi les « éclaireurs » du système restent à la table de jeu après l’arrivée des « gros joueurs », alors que la réponse est plus cinématographique que mathématique.

Mais bon ; Kevin Spacey et Lawrence Fishburne sont fiables dans des rôles secondaires, et 21 atteint au moins un rythme de croisière agréable, menant les curieux à un livre encore plus intéressant que le film, même s’il n’est pas nécessairement fidèle à la réalité. Qui sait quoi croire avec docufiction et doubles prismes ?

Parallèlement, les détails de l’histoire vraie à partir de laquelle on a imaginé The Bank Job ne seront pas connus avant 2054. Car c’est à cette date que les services secrets britanniques retireront la cote de sécurité du dossier du défunt Michael X, un des nombreux personnages de l’invraisemblable histoire de vol de banque que décrit ce film fort bien campé au milieu des années 70. Parions que vous êtes intrigué : qu’est-ce que des secrets officiels viennent faire dans une histoire de cambriolage ?

Dès le départ, The Bank Job [v.o.a.] multiplie les complications : tout commence avec un Londonien (Jason Statham, toujours excellent) contraint à régler ses dettes par l’entremise d’un cambriolage souterrain, renseigné par une ex-amie elle-même manipulée par les services secrets. Car la banque ciblée par le cambriolage contient non seulement des photos compromettantes au sujet d’un membre de la famille royale, mais aussi des documents détaillant des redevances de la pègre à des policiers corrompus… Imaginez la corrida lorsque tous ces intervenants commencent à sentir le roussi. En réalité, le Walkie Talkie Robbery a fait les manchettes pendant exactement quatre jours en septembre 1971… avant que le gouvernement n’interdise aux journaux anglais de faire référence à l’histoire pour cause de sécurité nationale.

Extrêmement bien mené, avec une savante dose de retournements et de moments savoureux, The Bank Job profite également d’un charme qui allie une atmosphère rétro à un rythme contemporain. L’aspect seventies se reflète non seulement dans le décor, mais aussi dans la réalisation du film. Le convenu devenu classique, le film est rafraîchissant après tant d’hypermodernisme bâclé.

Mais il ne faudrait pas pour autant confondre le confort du film avec un reportage des véritables événements entourant le Walkie Talkie Robbery : les ficelles dramatiques sont ici trop évidentes. Pour le reste, on acceptera que les secrets officiels britanniques nous empêchent de percer le secret de ce qui s’est vraiment passé : la réalité, de toute façon, ne sera pas aussi satisfaisante que cette petite fiction bien ficelée.

Reflets d’une époque troublée

Peu à peu, la fiction rattrape la réalité. Alors que l’invasion irakienne s’éternise, le cinéma américain continue timidement à aborder l’état de la nation. Jusqu’ici, l’offre a dépassé la demande : des films tels Rendition, Lions For Lambs et In The Valley of Elah (déjà présentés dans cette chronique) ont été des échecs commerciaux, indication du manque d’intérêt du public à confronter de tels enjeux en salle obscure. Cette tendance continue avec trois films dont même les titres auraient été incompréhensibles pour les non-spécialistes il n’y a pas si longtemps.

[couverture] La politique du « stop-loss » (« arrêt des pertes »), par exemple, codifie le droit du gouvernement américain d’interdire la décharge de ses soldats en cas de pénurie de personnel. Instaurée après la guerre du Vietnam, l’expression est entrée dans le vocabulaire populaire à la suite des expéditions en Afghanistan et en Irak, alors que presque 60 000 soldats se sont vu dénier la fin de leur service entre 2002 et avril 2008. Stop-Loss [v.o.a.], le film, décrit les réactions d’un groupe de soldats à cette politique pour examiner le poids de l’interventionnisme militaire américain chez les jeunes gens ainsi déployés. Seul le prologue se déroule en Irak : le reste du film s’intéresse à un petit groupe de soldats texans fraîchement revenus à la maison.

Le prix de la guerre pour une petite communauté rurale est dramatiquement représenté par la réalisatrice Kimberley Pierce : violence conjugale, incapacité de se réadapter à la vie civile et, pire encore, le rappel involontaire au service pour ceux qui croyaient en avoir fini avec le cauchemar. Devant cette situation, un soldat pourtant exemplaire décide de s’enfuir et de contester son rappel en service. De protestataire, il deviendra fugitif, puis candidat à l’exil…

La distribution des rôles à de bons jeunes acteurs et la prémisse audacieuse de Stop-Loss auraient dû mener à un bel examen de personnages coincés dans des situations difficiles. Mais le film lui-même a de la difficulté à soutenir l’intérêt en raison d’un rythme mou, d’un certain éparpillement mélodramatique et d’un refus d’aller au bout de son questionnement. La finale n’arrangera pas les choses pour les spectateurs les plus sceptiques au sujet de la politique étrangère américaine, alors que l’on en revient aux valeurs typiques de famille et d’honneur. Stop-Loss a au moins le mérite d’être un des rares films à explorer la liaison entre la pauvreté tous azimuts des petites villes américaines et la gloire de mourir pour sa patrie. Mais ne vous attendez pas à un questionnement anti-impérialiste à la Michael Moore.

[couverture] En revanche, vous pouvez vous attendre à une approche plus près de celle de Moore dans Where In The World Is Osama Bin Laden ? [Mais où se cache Oussama Ben Laden ?], un documentaire teinté de comédie où le cinéaste Morgan Spurlock (reconnu pour avoir mangé chez McDonald’s pendant trente jours dans Super-Size Me) fait ses valises et voyage au Moyen-Orient pour découvrir la cachette de Ben Laden. Contrairement aux héros de The Hunting Party qui parviennent à débusquer un seigneur de la guerre bosniaque, Spurlock ne cherche pas vraiment Ben Laden : ce prétexte s’avère plutôt une excuse pour s’interroger sur l’impact de la politique américaine telle que perçue par les citoyens d’autres pays. Ce que Spurlock découvre en tant que quidam curieux n’a rien de bouleversant : les gens qu’il rencontre ont de la sympathie pour les Américains, mais redoutent les décisions de l’administration Bush et aimeraient mieux voir disparaître Ben Laden. En matière de géopolitique, c’est de la pédagogie de rattrapage.

Chemin faisant, nous avons tout de même droit à quelques bons moments – pas ceux où Spurlock courtise la comédie facile. Accoster des inconnues en plein centre commercial étranger pour leur demander si elles savent où se trouve Bin Laden est le genre de cabotinage futile qui agace plus qu’il n’éclaire. Mais le parcours de Spurlock de l’Égypte au Pakistan n’est pas sans impact : le cinéaste suit des cours de sécurité personnelle, constate la situation des territoires palestiniens occupés par les Israéliens, s’entraîne à tirer en compagnie de soldats américains déployés en Afghanistan et pose des questions qui entraînent la fin immédiate de son entrevue avec des étudiants saoudiens. Ironiquement, le pire accueil qu’il reçoit au cours de ses périples est en Israël, où des représentants d’une communauté orthodoxe ne se gênent pas pour le houspiller en pleine rue, bloquer sa caméra et lui crier de partir : la situation a le temps de frôler l’émeute avant que des soldats ne l’aident à sortir de là.

Mais le film s’avère finalement être assez ordinaire. Comparé à Super-Size Me, Spurlock semble ici un peu dépassé par son sujet. L’intention de présenter avec sympathie des points de vue étrangers n’est pas sans mérite, mais le sujet est plus complexe qu’une simple série de discussions avec des interlocuteurs souriants. Faussement innocent mais jamais cynique, Where In The World Is Osama Bin Laden ? s’avère conçu pour les Américains qui ne s’intéressent pas particulièrement à la politique étrangère mais qui ne sont pas réfractaires à l’idée d’en apprendre un peu plus. Mais pour ceux qui connaissent déjà tout ça, c’est ce que le film évite d’aborder qui agace le plus. D’apparence politique, le résultat finit pourtant par refuser de confronter les enjeux sous-jacents pour promouvoir les valeurs faciles de la famille, l’amitié et le reste. Ça a au moins le mérite d’être drôle.

Mais pas aussi drôle que Harold and Kumar Escape From Guantanamo Bay [Harold et Kumar s’évadent de Guantanamo], la suite de l’infâme comédie Harold and Humar Go To White Castle. Décrivant les aventures de deux jeunes Américains déterminés à aller s’éclater à Amsterdam, le film prend une tournure politique lorsqu’un d’entre eux tente d’utiliser une pipe à eau sophistiquée dans les toilettes d’un avion commercial. La pipe est confondue avec une bombe, et il n’en faut pas plus pour que les deux comparses soient brutalisés, arrêtés, interrogés et envoyés à Guantanamo Bay par des officiers paranos du Homeland Security. Mais l’histoire ne fait que commencer, alors qu’ils réussissent à s’échapper de prison et à revenir aux États-Unis, où ils sont pourchassés par le DHS. Chemin faisant, ils auront de quoi confronter les stéréotypes, rencontrer un Neil Patrick Harris complètement déjanté et finir dans la cabine de George W. Bush.

Il va sans dire que Harold And Kumar Escape From Guantanamo Bay reste surtout une comédie puérile et sans retenue. Grivois au point de récolter une cote R (« film interdit aux moins de 18 ans »), l’humour ne fait pas dans la dentelle et ne laisse jamais passer l’occasion de profiter d’un gag grossier.

Mais la surprise du film consiste à voir jusqu’à quel point le scénario exploite parfaitement le zeitgeist politique du temps, profitant de la folie irrationnelle de la sécurité nationale pour nourrir une intrigue comique. L’antagoniste du film se vautre dans les pires préjugés racistes, tout en étant convaincu de la justesse de ses infractions aux libertés civiles (il s’essuie littéralement le derrière avec la Déclaration des Droits) : Michael Moore n’aurait pas osé faire pire. Lorsque les deux comparses finissent par rencontrer George W. Bush, le film offre la caricature la plus féroce du personnage à l’écran jusqu’ici : Bush s’avère un fêtard ignorant, accro aux drogues douces, apeuré par Dick Cheney et d’un enthousiasme enfantin au sujet des tortures infligées aux prisonniers de Guantanamo Bay. On se surprend presque à trouver le personnage sympathique. (Coïncidence ou pas, ce film est le seul des trois titres de cette section qui a récolté de bonnes recettes au box-office.)

Le contenu politique du film ne suffira pas à le recommander à ceux qui ne s’y intéressent pas, mais il y a de quoi remarquer, tout de même, l’impact des dernières années sur ce matériel bassement comique. Au printemps 2008, suffisamment d’adolescents « savent » que l’on peut être emprisonné et torturé à Guantanamo Bay, « connaissent » George W. Bush et « croient » que la sécurité nationale attire les autoritaires ignorants. Harold and Kumar Escape From Guantanamo Bay est un prisme distordu, mais qui reflète des choses qui existent vraiment…

Combats libres et liberté de combat

L’idée qu’un film est le reflet d’une société est rarement aussi bien illustrée qu’en examinant les détails d’une œuvre tout à fait ordinaire. Oubliez l’intrigue et les personnages : prêtez attention aux décors et aux assertions tacites.

Faites fi, par exemple, de la trame narrative de Never Back Down [Chacun son combat] et de la façon dont son protagoniste bagarreur est contraint à se mesurer à divers adversaires. Ignorez pourquoi il déménage en Floride et la façon dont il devient le disciple d’un entraîneur en arts martiaux. Portez plutôt attention à la façon dont sa réputation le suit d’un État à l’autre grâce à des vidéos placées sur YouTube. Restez stupéfait devant le désir sanguinaire des adolescents floridiens qui s’abreuvent de combats organisés en criant leur approbation et en filmant tout avec leur téléphone cellulaire. Contemplez à nouveau la dichotomie typique du héros de film d’action américain, à la fois expert en violence et moralement contraint de ne se déchaîner qu’en cas de circonstances exceptionnelles. Finalement, admirez la façon dont le scénario manipule ses personnages pour rendre l’affrontement inévitable – surtout en montrant comment l’antagoniste tout aussi violent n’a aucune conscience ni retenue.

À bien plus d’un égard, Never Back Down est un film pour adolescents tout à fait typique. Les cinéphiles spécialisés en cinéma asiatique feront remarquer qu’il s’agit d’une transposition high-school d’une intrigue qui a fait le bonheur de plusieurs films de kung-fu : le guerrier réticent forcé de prendre les armes pour protéger sa famille. D’autres diront que peu de choses distinguent ce film de titres récents tels 8 Mile ou Stomp The Yard, à l’exception des arts martiaux mixtes qui viennent prendre la place de la poésie ou de la danse des films précédents (qui, eux-mêmes, remplaçaient la violence de films antérieurs). Never Back Down est raisonnablement bien structuré, interprété et réalisé. On remarquera particulièrement la performance honorable de Djimon Hounsou comme mentor du protagoniste en manque de modèle paternel. Les clichés se succèdent, mais on ne s’ennuie guère – même lorsqu’on se sent complètement rebuté par l’image d’une culture dominée par la violence désinvolte.

En revanche, ce film ordinaire offre un aperçu dans la psyché tout aussi ordinaire de la société qui crée et encourage la création d’une telle œuvre. Le code moral du protagoniste n’est pas considéré déviant ou psychotique. L’utilisation de violence semble respectable lorsque tempérée (la plupart du temps) par un dédain pour l’acte. En quoi cela diffère-t-il de la politique étrangère de cette même société, tout aussi assoiffée de victoires militaires en autant qu’elles soient moralement immaculées ?

On n’osera pas établir de constatations sociologiques aussi grandioses au sujet de Redbelt [v.o.a.], surtout parce qu’il s’agit d’un film clairement marqué du sceau distinctif du scénariste-réalisateur David Mamet. Les personnages dialoguent de façon irréelle, l’intrigue débouche à nouveau sur une arnaque et le portrait du protagoniste incarne les valeurs que Mamet ne cesse de ressasser depuis quelques films. Redbelt a une filiation claire avec Spartan et The Heist : héros taciturnes, réservés, éminemment capables d’actes violents mais préférant tenir le monde à une certaine distance. Ici, c’est Chiwetel Ejiofor qui incarne un instructeur d’arts martiaux mixtes contraint (à la suite d’une arnaque si complexe qu’elle n’est jamais crédible) à se battre dans un tournoi télévisé pour l’argent et pour une vague notion d’honneur.

Mamet ne s’adresse manifestement pas à un vaste public, et seuls les amateurs les plus férus de ses œuvres parviendront à ignorer les nombreux problèmes du film. En plus du minuscule budget, de sa conclusion abrupte, de sa mise en scène peu convaincante et de son intrigue tirée par les cheveux, Redbelt vogue sans grâce d’un sous-genre à un autre. Par moments un drame, par moments un film d’arnaque, par moments un film d’action martiale, le résultat demeure intéressant, mais ne survit pas au manque de précision si atypique de Mamet. Le rythme paraît disjoint, certains événements se déroulant trop vite au profit de scènes beaucoup moins prenantes. La façon dont le protagoniste est contraint aux combats du dernier acte par ses adversaires, à travers une chaîne de coïncidences, de chantage, d’accidents et d’événements improbables, finit par laisser un goût amer.

Mais si Redbelt lui-même ne réussit pas à lever, le film demeure une autre pierre dans le monument que Mamet érige tranquillement, film après film, à son archétype de héros : l’idéal de masculinité qui parle peu et agit selon un code moral inflexible qui n’est pas sans rappeler celui du chevalier. L’intrigue de Redbelt n’a pas beaucoup d’importance, mais en tant que reflet du créateur, c’est aussi intéressant que les œuvres précédentes de David Mamet.

Mauvais et bons mauvais films

Si le cinéma populaire enseigne bien une chose, c’est que qualité et divertissement ne vont pas toujours de pair. D’excellents films laissent froid, alors que l’on réussit à s’enthousiasmer devant des œuvres objectivement médiocres. Sans compter qu’examiner les multiples raisons pour lesquelles un mauvais film est mauvais peut devenir un divertissement en soi…

[couverture] C’est ainsi que l’on braquera les projecteurs sur Street Kings [Rois de la rue] comme exemple parfait d’un film qui satisfait malgré des failles énormes. Avec James Ellroy au scénario et David Ayer à la réalisation, personne ne sera surpris d’apprendre que le film porte sur la corruption policière à la LAPD. Après tout, on peut s’attendre à quoi d’autre d’une feuille de route qui compte L.A. Confidential, Training Day et Dark Blue ? Ici, la première surprise est de voir Keanu Reeves dans le rôle d’un super-policier (Tom Ludlow) qui n’hésite pas à briser les règles : les premières minutes du film démontrent comment il traque et abat des criminels, puis trafique les preuves contre eux. Il passe pour un héros après avoir libéré deux victimes d’enlèvement, mais ce n’est pas sa première cascade de la sorte. Ludlow est protégé par de puissants supérieurs, mais l’unité des Affaires Internes de la LAPD n’est pas loin derrière lui, mandat en main. Un cambriolage soudain élimine un délateur inconvenant, plongeant Ludlow encore plus profondément dans le pétrin. Ce qu’il découvre en creusant l’affaire malgré l’avis de ses supérieurs aura tôt fait de révéler un monde où des policiers encore plus corrompus que lui sévissent sans conséquences. Est-ce que Ludlow se découvrira une conscience ?

Les failles du scénario sont évidentes : personne ne croira à l’illusion d’un cambriolage soudain éliminant un délateur par coïncidence, si bien que les actions des personnages devant l’évidence sentent la malhonnêteté de scénarisation plus que l’intrigue bien menée. Les dialogues salés ne volent pas bien haut, et Keanu Reeves ne convaincra pas tout le monde dans le rôle d’un ripou à deux pas de l’abysse. Mais les amateurs de sombres histoires policières seront tout à fait ravis par un film qui joue selon les règles du sous-genre. Street Kings est un film qui recrée le plaisir des drames policiers plutôt que de susciter l’admiration en soi, mais ce n’est pas là un problème particulièrement gênant étant donné la dense efficacité avec laquelle Ayers boucle l’intrigue. Malgré les invraisemblances, la violence crue et les éléments familiers, Street Kings aura de quoi plaire à ceux qui sont sensibles à ces qualités.

88 Minutes [v.o.a.] réussit pour des raisons similaires, bien que les problèmes soient plus difficiles à ignorer et que le plaisir soit rendu considérablement diffus en raison d’un manque d’efficacité. À première vue, la prémisse a de quoi intriguer : le jour de l’exécution d’un meurtrier, un psychiatre (Al Pacino) au témoignage-clé reçoit un appel qui lui annonce qu’il lui reste 88 minutes à vivre. Tic-toc, tic-toc… Excuse idéale pour un thriller « en temps réel », surtout à une époque où la série télévisée 24 a rehaussé ce type de suspense de quelques crans.

Mais la rigueur n’est pas au menu des concepteurs du film, qui s’égarent dès le long prologue inutilement voyeuriste. L’introduction des personnages est interminable, et l’amorce des 88 minutes s’effectue seulement à la fin du premier acte. Déjà, les suspects s’accumulent : le meurtrier a comme complice un des proches du psychiatre, mais qui ? Évidemment, les choses sont compliquées par les relations amoureuses du protagoniste et le cirque médiatique qui entoure l’exécution du meurtrier. Alors que 88 Minutes décolle, des pièces ne cessent de tomber de l’appareil : l’identité d’un coupable est trop facilement devinée (c’est ce qui arrive quand un petit rôle est incarné par une vedette), des indices évidents ne sont pas communiqués au protagoniste et celui-ci ne semble pas motivé à prendre des mesures pour se protéger. Aidé par un Pacino toujours convenable, le tout finit par acquérir une certaine vitesse de croisière, mais les spectateurs les plus attentifs ne seront pas souvent surpris. Tout au plus seront-ils occupés à déchiffrer les croisements de l’intrigue et la façon dont seront éliminés les suspects innocents.

Mais il est difficile d’éviter de penser que tout cela demeure une opportunité gaspillée. Les « 88 minutes » du titre ne sont pas en temps réel, et cette mollesse se retrouve un peu partout ailleurs dans le film. Se déroulant à Seattle mais ayant été tourné sans « déguisement » à Vancouver (on aperçoit au passage des boîtes à journaux typiquement canadiennes), 88 Minutes est longtemps resté sur les tablettes du studio et aurait sans doute été destiné directement au club vidéo, n’eût été des rôles incarnés par des acteurs connus. Parlons donc de divertissement générique…

10,000 BC [10 000 av. J.-C.] est une autre paire de manches. Se voulant une aventure préhistorique où de valeureux guerriers vont secourir les villageois enlevés par de vils esclavagistes, le film ne fait rien de plus qu’évoquer de bien meilleurs souvenirs d’Apocalypto. Sur le plan historique suggéré par le titre, 10,000 BC est un malaxage délirant d’éléments incongrus, incorporant technologies, animaux, peuples et paysages qui n’ont jamais coexisté. Des mammouths utilisés pour construire des pyramides ? Des « oiseaux terreur » nichant près de tigres à dents de sabre ? Des protagonistes marchant en quelques semaines de la toundra jusqu’au désert en passant par la jungle ? Une pyramide au sommet d’or ? Et quoi encore ?

Bref, les historiens profiteront des aspects comiques du film. Les autres, en revanche, vont passer un temps fou à se demander quand le tout se terminera finalement. 10,000 BC réussit occasionnellement à provoquer le suspense lorsque ses faibles protagonistes humains doivent affronter des créatures dangereuses, mais même cet aspect commence à lasser à sa troisième occurrence. S’il y a quelques images numériques saisissantes lors de la résolution de l’intrigue, on ne pardonnera pas aussi facilement les ficelles surnaturelles qui viennent fournir une conclusion heureuse, et encore moins le manque d’intérêt généralisé que suscite pratiquement tout le film. Illustration presque exemplaire de l’attitude cavalière qu’Hollywood entretient au sujet de la versimilitude et de l’exactitude historique, 10,000 BC a parfois l’allure d’un magnifique accident, mais ça n’en fera pas pour autant un film que l’on recommandera aux innocents qui ne méritent pas un tel supplice.

Mais l’ennui est encore préférable au sentiment de haine qui envahit éventuellement le cinéphile dans le cas d’un film aussi intentionnellement inepte que Deception [Tromperie]. Oh, il y a des blagues évidentes à faire sur les significations différentes du mot « déception » en français et en anglais, mais soyez assuré que c’est la langue de Molière qui triomphe en la matière. Il est vrai que les premières minutes du film ont du potentiel, alors qu’un comptable timide (Ewan McGregor) se lie d’amitié avec un avocat BCBG (Hugh Jackman) qui lui apprend l’existence d’un club d’échangistes réservé aux professionnels à la recherche de liaisons passagères. Mais l’aspect érotique de ce thriller finit par être complètement évacué au profit d’une arnaque beaucoup plus convenue. Tellement convenue, en fait, que Deception s’affaisse à mi-chemin, alors que se déclenchent des retournements aussi prévisibles qu’exaspérants.

Ce que scénariste et réalisateur ne semblent pas comprendre pendant tout le film, c’est que les spectateurs les ont déjà devancés et attendent impatiemment le prochain retournement. Hélas, le réalisateur multiplie ses maladresses en donnant à Deception une atmosphère lourde et lente. Ce qui aurait été agaçant mais respectable pour un thriller coquin finit par être exaspérant pour un film d’arnaque : le troisième acte du film finit même par se payer une dizaine de minutes où rien ne se passe, en attendant qu’un personnage réapparaisse. Pendant ce temps, le spectateur ronge son frein et en vient à maudire un film qui lui fait gaspiller son temps ainsi. Ces dix minutes offrent également la chance de réfléchir à l’accumulation inacceptable de coïncidences et de manipulations improbables qui motivent toute l’intrigue. Les arnaques fonctionnent mieux lorsqu’on peut y croire : celle-ci est tellement compliquée et improbable qu’elle défie toute indulgence. Deception attire les spectateurs en leur promettant un thriller bien ficelé, puis les assomme avec des clichés conventionnels et réalisés sans respect pour le public. Rarement un film aura aussi bien porté son titre, en anglais ou en français.

Bientôt à l’affiche

Abandonnez tout espoir : l’été commence et le cinéma à suspense disparaît. Même les exceptions semblent être des cas limites. Un remake de la série Get Smart ? Une comédie, Don’t Mess With the Zohan, où Adam Sandler incarne un ex-agent du Mossad devenu coiffeur ? Un film d’action, Wanted, où même la bande-annonce se moque des lois de la physique ? Une farce, Tropic Thunder, dans laquelle des acteurs hollywoodiens se trouvent sans le savoir en pleine zone de guerre ? On constate avec consternation que le film le plus prometteur de l’été 2008 pourrait être Pineapple Express, une comédie aux relents de The Big Lebowski où deux accros aux drogues douces se trouvent plongés dans une histoire de corruption policière.

Mais rien n’est jamais certain avant que ne défile le générique final… En attendant, bon cinéma !

Revue Alibis – Mise à jour: Mai 2008

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