Camera oscura 25
Christian Sauvé
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 092Ko) d’Alibis 25, Hiver 2008
C’était l’automne… saison du cinéma pour adultes sérieux. Si Camera oscura a parfois de la difficulté à trouver suffisamment de films d’intérêt pour bien meubler ses pages, le problème principal de cette chronique a plutôt été d’en élaguer. En d’autres circonstances, vous auriez pu lire des commentaires assommants au sujet de Hitman, The Brave One, Death Sentence, Reservation Road, P2 et autres œuvres d’intérêt marginal. Mais ce trimestre-ci, pas moins de quatorze films se bousculent déjà à notre sommaire.
Style télégraphié : activé. Qualité : généralement bonne, avec déceptions. Détails : imminents.
À quoi sert une star ?
Qu’est-ce qui caractérise une star ? Qu’est-ce qui justifie les salaires spectaculaires, les récompenses professionnelles, les foules de fans et le respect critique que récoltent certains acteurs ? Dans le monde du cinéma, la réponse est simple : une star est celle qui, de par sa performance, fait la différence entre un film satisfaisant et un autre qui déçoit.
C’est ainsi que l’on peut regarder Eastern Promises sans trop s’ennuyer, en admirant la performance de Viggo Mortensen. Ou bien voir Michael Clayton dépasser les limites de sa conception grâce au charme de George Clooney. Ce n’est pas un accident si, dans les deux cas, la performance des acteurs tourne également autour de l’image qu’ils ont projetée dans d’autres films.
Mortensen, évidemment, est devenu une star en incarnant l’héroïque (et redoutable) Aragorn dans la trilogie du Lord of the Rings. Puis on l’a revu dans A History of Violence de David Cronenberg, où il incarnait un sympathique (mais redoutable) quidam forcé de protéger sa famille. C’est en compagnie de Cronenberg qu’il revient à l’écran dans Eastern Promises [Promesses de l’ombre], dans la peau d’un redoutable (mais héroïque ?) homme de main pour la mafia londonienne. Cheveux sculptés à la brillantine, yeux froids comme un vilain Russe des films de la Guerre froide, Mortensen exploite son propre stéréotype pour projeter un mélange d’attrait et de menace. Quand une jeune infirmière (Naomi Watts) le rencontre au milieu d’une sombre histoire de bébé orphelin, de prostitution juvénile et de journal intime aux secrets troublants, personne ne peut affirmer s’il lui veut du bien ou du mal.
Pour le réalisateur, c’est un deuxième périple consécutif en territoire pleinement réaliste. Le Cronenberg du XXIe siècle, décidément, s’avère bien moins intéressant que celui qui avait fait des ravages entre Scanners et Existenz. Si l’on ne nie pas son professionnalisme derrière la caméra, rien dans Eastern Promises n’est « typiquement cronenbergien ». Tout est bien convenu, ordinaire, presque monotone. Ce n’est qu’un autre drame au sujet de brigands en sol anglais. Si Vincent Cassel peut être inquiétant dans le rôle d’un fils indigne, il faudra patienter un bon moment avant de voir quelque chose d’inattendu. Ce quelque chose, c’est une bataille à coups de couteau dans un bain public, un affrontement brutal où les fans de Viggo le verront sans vêtements ni trucs de caméra-modestie à la Austin Powers. Comme dans A History of Violence, l’agression n’a rien de noble : la nudité des participants renforce leur vulnérabilité en ces circonstances. Pour le reste, Eastern Promises remplit convenablement ses promesses de film divertissant. Mais seul Viggo brille vraiment, avec ou sans vêtements.
Michael Clayton [vf] n’est pas nécessairement plus engageant ou innovateur, ce qui rend d’autant plus essentielle la présence d’une star pour rehausser le niveau de la production. Comme l’indique le titre, il s’agit d’un film tournant autour d’un personnage particulier, un « faiseur de miracles » qui doit réparer la réputation du bureau d’avocats qui l’emploie après qu’un collègue se soit payé un excès de conscience bipolaire en pleine déposition. Des millions de dollars sont en jeu, mais Clayton a bien d’autres soucis : il vieillit, achève de flamber une petite fortune dans un bar qui a foiré et en vient à réaliser que les clients de sa firme sont loin d’être des anges. Et c’est sans compter ce qui se passe quand ses patrons et clients décident qu’il est plus fiable mort que vivant…
En d’autres mains, cette prémisse aurait formé un solide noyau de thriller pur et dur. La malfaisance corporative demeure une idée fertile, même si n’importe quel cinéphile d‘expérience peut sans doute nommer une douzaine de films dans la même veine. Mais ce qui distingue Michael Clayton est une approche dramatique réaliste appuyée par la présence « gigawatt » de George Clooney. Car il s’agit d’un rôle bien étoffé pour l’acteur : son Clayton oscille entre la vulnérabilité et la maîtrise absolue des événements. Manipulateur et manipulé, l’avocat a autant de raisons de suivre le programme esquissé par ses patrons que de les envoyer promener. La découverte de sa conscience ne se fait pas sans prix : la bande-annonce promet « I’m not the guy you kill. I’m the guy you buy. » Parallèlement à ce périple moral de Clayton, la conseillère qui engage les tueurs à ses trousses (Tilda Swinton) est au bord de la névrose, souffre de crises de sueur et doit répéter ses arguments en sous-vêtements dans sa chambre d’hôtel. Et que dire de Peter Wilkinson comme avocat à la fois maniaco-dépressif et soudainement lucide ? Enrobez tout cela dans une structure non linéaire, nourrie de bons dialogues, d’une réalisation efficace et d’une confrontation finale électrisante, et vous obtenez un drame juridique surprenant. On regrettera une énorme coïncidence au centre de l’intrigue, quelques moments morts et certaines répétitions superflues, mais le résultat est tout à fait respectable.
Clooney, depuis quelques années, s’implique dans des projets inégaux mais intéressants. Grâce à ses talents d’acteur, de réalisateur ou de producteur, nous avons eu droit à des œuvres telles Good Night And Good Luck, Syriana, The Good German et maintenant Michael Clayton. Entre des succès populaires tel Ocean’s Thirteen, des projets comme celui-ci démontrent également à quoi peut servir une star.
Ça saute et ça bouge, mais est-ce suffisant ?
Dans l’esprit de plusieurs, divertissement et édification sont mutuellement exclusifs. Ridicule de penser qu’un vulgaire film d’action (là où ça bouge, là où explosions et mitraillades se succèdent) peut avoir quelque chose à nous enseigner sur la façon dont fonctionne le monde.
Dans le cas de Shoot’em Up [Feu à volonté], les grincheux ont raison : les points de correspondance entre ce film d’action hyper-stylisé et notre réalité sont purement accidentels. Si la trame de l’intrigue est ordinaire (un homme doit défendre une femme et son nouveau-né contre des assassins travaillant pour un autre homme influent), l’exécution tient plus du grand-guignolesque. Tout comme Domino, Sin City et Crank, Shoot’em Up s’inscrit dans une lignée récente de films plus tonitruants que nature. Ici, le mouvement est plus important que la cohérence ou même que le bon goût : du début à la fin, Shoot’em Up rappelle la bande dessinée déjantée, le type de poussée d’adrénaline que l’on déteste se surprendre à apprécier. Discuter de ce film avec un autre vétéran du genre finit par être une énumération des « meilleurs moments » du film ponctuée d’éclats de rire embarrassés. Une chose est certaine, on n’entendra plus jamais « Mange tes légumes ! » sans penser aux deux meurtres-par-carotte qu’offre Shoot’em Up.
Même si on ne voudra pas nécessairement y emmener ses parents, Shoot’em Up est loin d’être un film dépourvu de qualités : la réalisation est joyeusement chaotique, avec des astuces en clin d’œil qui nous laissent comprendre que le scénariste/réalisateur Michael Davis sait fort bien quel ramassis de ridicule il a entre les mains. Clive Owen est spectaculaire dans le rôle du héros taciturne qui sait si bien manipuler l’arme à feu, alors que Paul Giamatti et Monica Bellucci s’en tirent relativement bien dans des rôles aussi convenus. C’est une version bien spécifique de l’art cinématographique poussé au maximum : les connaisseurs des films d’action surfaits vont apprécier, mais les autres sont avisés de rester très, très loin d’une œuvre que plusieurs qualifieront de répréhensible.
En revanche, nul besoin d’être amateur de western pour apprécier 3:10 to Yuma [3:10 pour Yuma], un film de suspense qui sera accessible même pour ceux qui pensent n’avoir aucun intérêt pour le Far West d’antan. Remake d’un film de 1957 alors adapté d’une nouvelle d’Elmore Leonard, 3:10 to Yuma décrit comment un simple père de famille (Christian Bale), mû par des soucis financiers, en vient à joindre une équipe escortant un dangereux voleur de diligences (Russel Crowe) à la station de train de Yuma où on l’amènera à la justice de l’Est. Les complications sont nombreuses, qu’il s’agisse du reste de la bande de voleurs, de la relation tendue entre le père et son fils, des problèmes psychologiques du protagoniste ou bien du manque de loi et d’ordre lorsque beaucoup d’argent est en jeu.
Chose certaine, il s’agit d’un véritable western : on y retrouve locomotives, cow-boys, shérifs, fusillades, attaques de diligences et le reste. Mais au contraire d’autres « opéras à chevaux », tel American Outlaws, qui remuent les clichés sans trop de flair, 3:10 to Yuma utilise les outils du western pour livrer un excellent film. Réalisation, acteurs, cinématographie et écriture sont à point. Les performances de Bale et Crowe sont à la hauteur des attentes : l’un incarne un homme torturé par son passé, alors que l’autre reflète sans peine un brigand charmant mais mortel. Les séquences à suspense sont prenantes, y compris un dernier acte où le protagoniste se retrouve essentiellement seul contre tous. Mais en plus du divertissement, 3:10 to Yuma n’est pas dépourvu d’une certaine profondeur thématique, et c’est cette texture qui en fait, finalement, plus qu’un film d’action déguisé en western.
Pour ceux qui préfèrent des enjeux plus contemporains, The Kingdom [Le Royaume] est prometteur : après un attentat terroriste contre des citoyens américains en Arabie Saoudite, une équipe d’enquêteurs du FBI est dépêchée sur place pour identifier les coupables. Évidemment, mener une telle enquête en terre aussi étrangère n’est pas chose simple : les différences culturelles entre les Américains et leurs hôtes sont la première chose qui distingue cette œuvre d’un épisode de CSI. Mais le film montre également une volonté de lier la poussée d’adrénaline des scènes d’action à la charge intellectuelle d’un thriller politique discutant d’enjeux dérangeants. Malheureusement, The Kingdom achoppe parce que ses objectifs ambitieux sont à demi atteints.
Le tout débute et se termine avec une paire de séquences exceptionnelles. Le générique d’ouverture à lui seul est une pièce d’anthologie, présentant à coups de marteau-piqueur infographique un survol historique des liens entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite. Plein d’images-chocs et d’explications crues, ce générique (rendu disponible sur le site Web du film) présente l’essentiel des intentions politiques de l’œuvre : un rappel des avantages commerciaux et des compromis éthiques qui lient les États-Unis au Moyen-Orient. À l’autre bout du spectre, il y a le troisième acte du film, une longue séquence d’action qui livre, coup sur coup, explosion, fusillade, poursuite automobile, mitraillage urbain, traque à pied et combat à arme blanche. Terriblement bien réalisée, prenante au point de tenir la salle en haleine, la conclusion de The Kingdom livre les étincelles qu’on pourrait espérer d’un hybride thriller/action.
Hélas, le matériel qui relie les premières aux dernières minutes du film n’est pas aussi agressif ni remarquable. Si The Kingdom annonce bien ses intentions, il finit par être beaucoup plus timide lorsque vient le moment d’aller au bout de celles-ci. Malgré la qualité de la réalisation, l’excellente atmosphère et le charme des acteurs principaux (dont Jamie Foxx et le toujours fiable Chris Cooper), The Kingdom finit par laisser à demi satisfait. C’est un film beaucoup plus conventionnel qu’annoncé, et le prêchi-prêcha de l’épilogue termine le tout sur une note bien maladroite. C’est loin d’être un mauvais film, mais pour lier l’action à la réflexion, il y a moyen de faire mieux.
Parlons du bourbier irakien
Presque cinq ans après l’infâme « Mission Accomplished », les Américains meurent toujours en Irak et on commence à vouloir en parler. Si, pendant des années, la moindre discussion critique de l’invasion américaine de l’Irak était vue comme antipatriotique, les choses semblent avoir changé depuis quelques mois, surtout au cinéma. Ceux qui sont habitués d’associer Hollywood et frilosité en prennent pour leur rhume : alors que le reste de la pop-culture américaine semble parfaitement content d’ignorer la situation au Moyen-Orient, voilà que les cinémas accueillent soudainement des drames qui abordent la situation là-bas. Les fins observateurs de la question y verront une stricte boucle économique : pour faire des profits, il est sage d’éviter de donner le feu vert à un film qui déplaira immédiatement à une large proportion du public payant. Mais si ce même public avoue, à plus de 60 %, que l’invasion irakienne n’en valait pas la peine, il y a de quoi changer les calculs des studios.
D’où un film tel In the Valley of Elah, au sujet du meurtre d’un soldat fraîchement revenu en sol américain. D’où un film tel Lions for Lambs, qui s’interroge sur les notions de civisme à une époque cynique où tout semble méticuleusement contrôlé par d’occultes oligarchies. Ni l’un ni l’autre de ces films ne se déroule directement en Irak… mais ça ne veut pas dire qu’ils n’y font pas de références pointues.
In the Valley of Elah [voa] est, en partie, un drame policier procédural, alors qu’un père de famille (Tommy Lee Jones, magnifiquement taciturne) apprend que son fils envoyé en Irak ne reviendra pas à la maison après son retour aux États-Unis, ayant été tué peu après son retour à sa base d’attache. Ex-policier militaire, le père décide d’aller mener sa propre enquête pour élucider le mystère. Ce qu’il découvrira aura de quoi ébranler son patriotisme. Même trente ans plus tard, le spectre du Vietnam n’est jamais trop loin.
Comme enquête quasi policière, In the Valley of Elah a de quoi se distinguer d’une bonne partie des autres polars récemment mis à l’affiche. Située dans une petite communauté du mid-west américain, l’intrigue tire avantage des lieux, des contraintes sociales et de l’influence toujours présente de la base militaire dans la vie de la communauté. Une scène de poursuite à pied vient éventuellement secouer les choses, mais autrement c’est une solide accumulation d’indices et de témoignages qui forme l’échine du film.
C’est au-delà de l’enquête que le film mérite ses étoiles. Scénarisé et réalisé par Paul Haggis (un Canadien, note-t-on sans autre commentaire), In the Valley of Elah s’avère finement réussi sur le plan des interactions entre les personnages et du portrait d’un père qui découvre que la guerre a fait de l’unité de son fils des hommes moins qu’honorables. En sourdine, il y a toute une accusation portée contre ceux qui ont sacrifié une génération de jeunes Américains à une guerre facultative. Si le tout semble généralement plus long que strictement nécessaire et si la conclusion du film s’égare en messages soudains, In the Valley of Elah saura plaire à ceux qui cherchent une histoire truffée de sentiments contradictoires.
Ce même public sera tout aussi intrigué par Lions for Lambs [Lions et agneaux], un autre suspense dramatique traitant d’anxiété contemporaine. Chose certaine, c’est un film qui prend des risques structurels : si on y retrouve une sous-intrigue militaire où deux soldats tombés derrière les lignes ennemies doivent se défendre contre les forces des Talibans, l’essentiel du film consiste en une paire de conversations : à Washington, une journaliste d’expérience (Meryl Streep) tente de ne pas se laisser manipuler par un sénateur influent (Tom Cruise) alors que, sur la côte ouest, un professeur universitaire (Robert Redford) tente de convaincre un de ses étudiants (Andrew Garfield) de ne pas lâcher prise. Mis à part de brefs apartés, le noyau de ce film pourrait être présenté comme une pièce de théâtre. Voilà le genre de projet qui plaît aux acteurs. Cruise semble bien s’amuser à répéter une rhétorique néoconservatrice délicieusement perverse. (C’est d’ailleurs lui qui a le meilleur moment du film alors qu’il remercie les médias pour leur complicité à retransmettre le message officiel de l’administration.) Face à lui, Streep est tout aussi convaincante comme journaliste qui en vient à réaliser le chemin parcouru depuis ses débuts idéalistes. De l’autre côté de l’intrigue, Redford est sympathique en professeur universitaire pas entièrement désabusé, alors qu’Andrew Garfield est convaincant en jeune adulte déjà naïvement cynique.
Tout le monde ne sera pas nécessairement enclin à visionner près de deux heures de « têtes parlantes », surtout quand le message (« Impliquez-vous ! ») peut sembler si évident. (Avez-vous apprécié An Inconvenient Truth ?) Il y a des longueurs, peu de gratifications, et l’exercice rhétorique du film ne semble pas complètement maîtrisé. Mais Lions For Lambs a surtout le mérite d’utiliser trois vedettes dans un film risqué qui ne cesse de s’interroger jusqu’à la fin. Les derniers moments du film profitent de la nature anodine des réseaux d’information télévisés pour livrer une condamnation résonnante de ce qui intéresse vraiment les Américains.
Évidemment, ces questions peuvent déranger, ou tout simplement ne pas intéresser. On a beau féliciter les studios hollywoodiens d’avoir l’audace minime de confronter ces enjeux, ça ne veut pas dire que les spectateurs seront au rendez-vous : aux dernières nouvelles, ni un ni l’autre de ces films n’avait récolté plus de 15 millions de dollars au box-office américain, malgré des budgets deux fois plus élevés. Lions For Lambs, en fait, s’est déjà avéré nettement plus populaire en Europe qu’aux États-Unis…
Aux limites des bonnes intentions
Mais au-delà de la situation en Irak, le dernier trimestre a accueilli autant de films discutant plus ou moins vaguement d’autres inquiétudes contemporaines. Portant un autre coup dur à ceux qui maintiennent que le cinéma n’est bon que pour les adolescents attardés, les multiplex ont mis génocide, torture et traque de criminels de guerre à l’écran pendant l’automne 2007. Là non plus, le succès populaire n’a pas été au rendez-vous… mais cela a peut-être plus à voir avec les films eux-mêmes qu’avec leurs sujets. Ce n’est pas tout d’avoir le cœur à la bonne place ; il faut également livrer un bon film…
Impossible, par exemple, d’oser critiquer l’intention derrière Shake Hands With the Devil [J’ai serré la main du diable], l’adaptation dramatique de l’expérience rwandaise du général Roméo Dallaire. Le récit est depuis passé dans le patrimoine canadien et le film (la deuxième adaptation de l’autobiographie de Dallaire, après un documentaire diffusé en 2004) vise à sensibiliser les foules.
Mais cela n’excuse pas un film qui commence de façon aussi hésitante. La première demi-heure de Shake Hands With the Devil laisse l’impression qu’il s’agit d’un premier scénario interprété par des acteurs peu préparés : les scènes sont construites de manière maladroite, pleines de dialogues hésitants et redondants. Tout le contexte du génocide rwandais est présenté sans grâce, et les scènes situées dans le bureau d’un psychothérapeute embrouillent plus qu’elles n’approfondissent les choses. Seul Roy Dupuis s’en tire en disparaissant dans le personnage de Dallaire et c’est grâce à lui que l’on parvient finalement au point tournant du film, le moment où commencent les massacres. Coïncidence ou pas, c’est alors que la réalisation devient plus assurée et que les accrocs du scénario dérangent moins.
Les événements qui suivent présentent la tragédie rwandaise avec une certaine fidélité, malgré les moments difficiles que cela implique. Presque entièrement tourné sur place, Shake Hands With the Devil ne fait pas de compromis en présentant la vision apocalyptique dont fut témoin Dallaire en 1994. Une succession de scènes-chocs montre éventuellement à quel point il est affligé par les événements : qu’il s’agisse de traverser un pont passant par-dessus des cadavres ou de confronter un assassin en puissance, cette biographie romancée porte autant d’attention au massacre qu’à son impact sur Dallaire. Les seuls coups de feu tirés par le héros sont le symbole d’un homme momentanément brisé.
Dialogues bilingues mis à part, est-il utile de préciser qu’il s’agit d’une production canadienne ? On imagine à peine un film américain adopter la même approche pour décrire une « faillite de l’humanité ». Même Hotel Rwanda (qui a une brève interrelation avec ce film alors qu’une scène se déroule à l’Hôtel des Mille Collines) avait une trame dramatique nettement plus triomphante. Ici, on préfère raconter une épreuve de résistance face à la catastrophe. Regrets et tentatives frustrées de régler les choses sont à l’ordre du jour. Personne ne contemplera ce film sous la bannière du divertissement facile. Il s’agit d’une pilule amère, d’une leçon d’histoire déplaisante et, malgré ses défauts, d’un des films les plus remarquables d’un automne pourtant chargé en curiosités bien intentionnées.
Rendition [Détention secrète] est un exemple supplémentaire de film engagé mais pas nécessairement réussi. La prémisse sera immédiatement compréhensible pour ceux qui ont suivi l’affaire Maher Arar : à son retour aux États-Unis, un père de famille arabe est arrêté par les autorités et déporté dans un pays étranger où il est brutalement torturé sous les yeux d’un officier de renseignements américain (Jake Gyllenhall). Pendant ce temps, sa femme cherche où il est passé et l’interrogateur lui-même doit affronter les conséquences de l’attentat raté l’ayant pris pour cible. L’officier américain découvrira jusqu’à quel point la torture est contre-productive (personne ne peut affirmer que l’homme interrogé est nécessairement un terroriste…), alors qu’à Washington une femme influente (Meryl Streep, offrant un contraste intéressant avec son rôle dans Lions for Lambs) insiste sur la nécessité d’obtenir des informations de contre-terrorisme par tous les moyens nécessaires.
Si Rendition avait pu se limiter à cette trame de base, le film aurait eu un impact plus réussi que ce qui a fini par être présenté à l’écran. Car en plus du présumé terroriste, de l’agent et de l’interrogateur, nous avons droit à tout un éventail de personnages, de sous-intrigues et de thèmes martelés dans une structure délibérément tordue qui croule sous le poids de son matériel. Une entorse chronologique au déroulement du film nous fait hausser les épaules, alors que l’on se demande jusqu’à quel point on veut en apprendre plus sur, disons, les mentors de l’ami de la fille de l’interrogateur de l’homme torturé. Si cette densité thématique s’avère habituellement un avantage dans d’autres films, ça finit ici par se disperser un peu n’importe comment. Le cœur du film est à la bonne place, mais il faut patauger dans une demi-heure de matériel superflu pour le découvrir : un thriller urgent devient ainsi indulgent, puis surfait. Si votre lecteur DVD permet de jouer des films en vitesse accélérée avec sous-titres, pensez exploiter cette fonction durant certains moments de Rendition…
Mais dans la quête aux bons films, le ton peut être aussi délicat à manipuler que le rythme, ce qui nous amène à parler de The Hunting Party [voa]. Basé sur une bizarre histoire vraie (racontée dans un article de Scott Anderson nommé « What I Did on My Summer Vacation », publié dans la revue Esquire), le film raconte comment quelques journalistes éméchés, dans un bar de Sarajevo, décident d’aller traquer un criminel de guerre recherché par l’OTAN. Leur quête est une succession de rencontres insolites alors que tout le monde est convaincu qu’ils sont en réalité des agents de la CIA déguisés. Mais les choses s’aggravent dès qu’ils parviennent à cerner leur cible : des représentants officieux mais influents du gouvernement américain leur conseillent d’abandonner leur quête, sous peine de représailles.
L’histoire vraie a l’allure d’une comédie noire et le film tente de refléter ce ton : les journalistes ne cessent de rencontrer des embûches ridicules (mais bien réelles, nous assure l’épilogue du film) et finissent par conclure que les gouvernements occidentaux insistent pour ne pas attraper les criminels si officiellement recherchés. Le film se termine en mentionnant explicitement ce qui finit par trotter dans la tête de l’assistance futée : Oussama Ben Laden court toujours, lui aussi…
Mais le film ne réussit pas à maîtriser l’équilibre délicat nécessaire à la comédie noire. Par moments, The Hunting Party s’égare en scènes à suspense qui détonnent sans impact étant donné le penchant humoristique du reste du film. La tentative de fournir une motivation sentimentale au protagoniste est également menée de manière trop dramatique pour satisfaire. Bizarrement, le film souffre aussi de problèmes contradictoires : par moments, il est trop sage, trop retenu pour présenter la pleine étrangeté de la situation. La « perte de contrôle en direct » du protagoniste semble bien anodine, et les lecteurs de l’article original seront surpris de voir qu’une partie des détails les plus délirants sont absents du film. Comme quoi la réalité et la fiction ne sont pas ce que l’on s’imagine…
Mais même avec ces failles, The Hunting Party demeure un film qui retient l’attention. Il se taille une place dans une veine géo-sardonique rarement abordée (plus récemment avec le bien supérieur Lord of War), et ce bris avec la norme aura de quoi charmer ceux qui sont à la recherche d’un peu de variété assaisonnée de bonnes intentions. Elles ne suffisent pas à en faire un plat pleinement satisfaisant, mais c’est déjà mieux que du fast-food cinématographique.
Familles de gangsters
Décidément, New York reste la capitale culturelle du gangster. Oubliez les rappeurs-tireurs d’aujourd’hui ; deux films parus récemment abordent le mythe du gangster new-yorkais sous une lentille historique. Un de ces films a la poigne d’un classique mineur du cinéma criminel ; l’autre donne plutôt l’impression d’un téléfilm à grand budget.
Alors que commence We Own The Night [La Nuit nous appartient], le protagoniste (Joaquin Phoenix) est en voie d’atteindre les sommets de la vie nocturne new-yorkaise. Épaulé par les ressources d’une famille d’immigrés, il mène un des clubs de nuit les plus populaires de Brooklyn et a des projets plus ambitieux. Mais voilà qu’une rencontre avec son frère (Mark Whalberg) et son père (Robert Duvall), tous deux policiers, vient compliquer les choses : ils soupçonnent qu’un caïd majeur fréquente son établissement, et ils lui demandent sa coopération. Le protagoniste n’a aucune difficulté à les envoyer promener, surtout qu’il ne s’entend pas particulièrement bien avec eux de toute façon. Mais les choses se compliquent quand son frère est gravement blessé lors d’un attentat et que le coupable se révèle au protagoniste. La suite des événements l’entraînera encore plus profondément dans la lutte contre la pègre.
Clairement, We Own the Night se veut une saga d’envergure, examinant le poids des liens familiaux lorsqu’ils s’opposent à ceux créés ailleurs durant sa vie. L’intrigue trace le parcours idéaliste d’un jeune homme qui apprend la véritable valeur de ses choix. Et pourtant, le tout laisse insatisfait : l’intrigue avance par hoquets, de longues scènes tranquilles laissant place à des bouleversements majeurs à un rythme inégal. Pire encore, le tracé général du film s’avère plutôt mécanique. Après quelques moments de doute initiaux, le destin du protagoniste est clair et sans ambiguïté.
D’autres incohérences logiques couvent sous la surface, renforçant l’aspect manipulateur du scénario : comment croire, par exemple, qu’un simple propriétaire de club serait immédiatement invité au repaire principal d’un distributeur de drogue ? Et ne discutons même pas du rôle ingrat réservé au personnage joué par Eva Mendes, seule présence féminine dans un film très masculin. De temps en temps, We Own the Night se paie une pointe d’énergie, telle la poursuite automobile cauchemardesque qui signale le début du dernier acte. Mais le plus souvent, le film se contente de livrer la marchandise sans beaucoup plus qu’une conviction tâcheronne. Heureusement, les talents des acteurs peuvent être appréciés : Phoenix, Whalberg et Duvall sont des professionnels, et leurs fans seront satisfaits par leur présence dans ce qui restera une œuvre inconséquente.
En revanche, American Gangster [Gangster américain] a toutes les qualités d’un film de genre majeur, avec souffle et profondeur. La mise en situation, un duel entre chef de pègre et policier incorruptible, n’a rien de bien exceptionnel. Mais tout est dans l’exécution, et ce film ne commet pas beaucoup de faux pas. Basé sur la véritable histoire de Frank Lucas, American Gangster se déroule surtout durant les années 70, et le réalisateur Ridley Scott profite bien de cette opportunité pour recréer la région new-yorkaise de l’époque. Mais au-delà des décors, les atouts principaux du film restent Denzel Washington et Russell Crowe, le premier incarnant un maître-criminel tellement charmant qu’il acquiert l’aura d’un protagoniste principal, et le second réussissant à donner un air authentique à un policier plus grand que nature. Le scénario risque gros en ne permettant presque aucun contact direct entre les deux hommes jusqu’à la toute fin du film, mais la réunion, lorsqu’elle vient, agit comme un glas qui signale la fin d’une époque.
Ce n’est certainement pas le seul succès d’un scénario qui explore habilement le foisonnement d’enjeux reliés au règne de Frank Lucas comme narcotrafiquant. Homme noir élevé dans la pauvre Caroline du Nord, Frank Lucas devient caïd notoire après la mort de son mentor. Pour garder le contrôle sur son empire naissant, il décide d’éviter les criminels en place et de faire appel aux membres de sa famille, les amenant de la Caroline du Nord jusqu’à New York en échange de leurs services. (Pas de policiers dans cette famille.) Discret et pratiquement inconnu des autorités jusqu’à très tard dans sa carrière, Lucas agit en professionnel et réussit à créer sa propre filière d’importation de drogue, la tristement célèbre Cadaver Connection qui profite du retour des cercueils des soldats américains tombés au Vietnam. Lucas réussit alors à livrer un produit plus pur que sa compétition et froisse la pègre existante. Pire encore, il finit par attirer l’attention de policiers corrompus qui exigent leur part du gâteau. Toutes ces ficelles finissent par être employées de façon fort efficace dans la conclusion du film, où policier et caïd réussissent à s’entendre pour éliminer leurs ennemis mutuels.
À deux heures trente, American Gangster a beau être plus long que la plupart des autres films du trimestre, on reste rarement insatisfait devant la vaste fresque historique peinte sous nos yeux. Le personnage de Lucas, tel qu’interprété par Denzel Washington, reste d’un charme impeccable même lorsqu’il bat un subordonné à coups de piano. Crowe est tout à fait à l’aise dans le rôle d’un honnête policier avec sa part de failles et de problèmes. (On verra, là aussi, un lien intéressant avec son personnage dans 3:10 to Yuma). Ridley Scott, quant à lui, profite de ses talents visuels sans nécessairement verser dans l’excès : c’est sans doute son film le plus accompli depuis Black Hawk Down. Restera à voir si American Gangster finira par trouver une place dans la vidéothèque des rappers-tireurs d’aujourd’hui, en compagnie de Scarface et The Godfather. Si vous considérez ces derniers comme une référence, bien sûr…
Pas de conclusions pour les adaptations
Trimestre faste pour les cinéphiles qui savent lire : deux adaptations de polars assez connus sont passées par les cinéplex à l’automne 2007. Les frères Coen se sont intéressés à No Country For Old Men de Cormac McCarthy, alors que Ben Affleck (celui-là même qui a remporté un Oscar pour son écriture, si, si) a choisi Gone Baby Gone de Dennis Lehane pour sa première tentative en tant que réalisateur. Dans les deux cas, les films sont des réussites dotées de finales délibérément insatisfaisantes. Mais pourquoi, alors, l’un d’entre eux laisse-t-il un bien meilleur souvenir que l’autre ?
Ceux qui ont lu le roman de McCarthy se souviennent sans doute d’un anti-western moderne, d’une méditation sur la futilité de lutter contre l’incarnation du mal. La bonne et la mauvaise nouvelle, c’est qu’avec No Country For Old Men [Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme] les frères Coen ont choisi de rester aussi fidèles que possible au roman original, au point de calquer les intentions anti-conventionnelles de McCarthy. Pendant l’essentiel du film, il s’agit d’une combinaison heureuse alors que l’intrigue profite de péripéties inattendues. Ce n’est pas suffisant pour un Texan ordinaire de découvrir la scène d’une fusillade entre des trafiquants de drogue ; voilà qu’en plus il s’empare d’une mallette contenant deux millions de dollars et que les deux parties impliquées dans la fusillade dépêchent leurs assassins à ses trousses pour récupérer le magot. Un de ces assassins est plus inquiétant que les autres ; Javier Bardem est une force de la nature dans la peau de l’implacable sociopathe Anton Chigurh, décidant du sort des gens qu’il rencontre de manière aléatoire, sans l’ombre d’une hésitation. C’est lui qui finit par incarner le thème du film, la force de la nature qui semble échapper à la justice humaine.
Une chose est certaine : les frères Coen semblent parfaitement à l’aise dans un film qui rappelle plusieurs de leurs meilleures œuvres. Leur maîtrise du paysage tex-mex est impressionnante (malgré quelques anachronismes, tel un personnage qui se présente comme « day trader » au début des années 80), et leur sens de la cinématographie a rarement été plus prenant. De nombreuses scènes d’un suspense achevé en font un choix essentiel pour les amateurs des Coen… surtout pour ceux qui ont préféré Fargo à The Big Lebowski.
Cette clarté d’exécution mène malheureusement à une conclusion tout aussi inhabituelle que le reste du film. Jouant délibérément avec les attentes du public, No Country For Old Men prend plaisir à se moquer des conventions de genre. La conclusion reste déficelée, coupant abruptement au noir. Un tel exercice est toujours périlleux : certains applaudiront une telle impertinence ou la trouveront rafraîchissante après tant de films prévisibles, mais il faut reconnaître que les conventions de genre existent parce qu’elles sont efficaces. Une des caractéristiques d’une histoire bien racontée est la satisfaction : peu importe la teneur heureuse ou tragique de la finale, elle doit faire ressentir un sentiment de conclusion justifiée. Ici, McCarthy et Coen jouent un jeu dangereux qui risque de leur aliéner une partie du public, surtout après un film jusque-là bien réussi. En privant le spectateur de dessert, ils le laissent sur sa faim.
Les parallèles sont frappants avec Gone Baby Gone [vf], une autre adaptation qui prend des risques de dernière minute. Le tout commence comme bien d’autres enquêtes, à quelques raffinements près : après la disparition de sa nièce, une femme des quartiers pauvres de Boston engage une paire de détectives privés pour retrouver la trace de la fillette. En plus de l’enquête policière, la cliente espère que les détectives seront en mesure de profiter de canaux de communication plus informels, et elle a raison : au fil des bars enfumés fréquentés par les cols bleus bostonnais, les enquêteurs découvrent des pistes intéressantes ayant échappé aux autorités.
Comme enquête, Gone Baby Gone semble d’abord se diriger tout droit vers une conclusion triste et rapide. Mais un retournement a lieu à mi-chemin, et la deuxième moitié du film s’avère nettement plus complexe que la première. Le tout mène à un choix éthique déchirant pour le protagoniste : le type de dilemme où il n’y a aucune bonne réponse.
Le film se termine sur un profond sentiment de regret, mais la conclusion s’avère honnête et satisfaisante étant donné ce qui y mène. L’enquête aboutit, les mystères sont éclaircis et le film ne ménage pas les conséquences du choix du protagoniste. Peu importe le côté déchirant des événements, Gone Baby Gone livre une conclusion. C’est déjà beaucoup, et le reste du film n’est pas trop mal non plus. À sa première expérience derrière la caméra, Ben Affleck réussit à livrer une vision bien ficelée des « pauvres Blancs » de Boston et de la nature de la vie au bas de l’échelle urbaine. Les acteurs font du bon travail (on retiendra particulièrement la présence formidable d’Ed Harris comme policier menaçant ; et si son personnage rencontrait celui de Viggo Mortensen dans Eastern Promises ?) et la cinématographie fluide aide à lier une histoire qui parcourt beaucoup de terrain. Comme adaptation d’un roman de Lehane, Gone Baby Gone s’avère un digne successeur à Mystic River, ce qui n’est pas peu dire.
Ne soyez pas surpris de repenser au film des semaines après son visionnement, de contempler le choix final du protagoniste et de vous interroger sur sa justesse. Alors que No Country For Old Men laisse sur sa faim, Gone Baby Gone continue de nourrir les pensées.
Bientôt à l’affiche
Qui dit fin de l’année dit également « course aux Oscars », et Camera oscura sera, comme d’habitude, préoccupée par les œuvres en compétition. Atonement et Charles Wilson’s War semblent récolter le plus d’attention critique en ce moment, mais qui vivra verra. Dans un registre décidément plus ludique, on aura droit à National Treasure : Book Of Secrets, un autre Rambo, le remake de Mad Money et le thriller Untraceable, à propos d’un tueur qui exploite cet exotique réseau qu’est Internet.
En attendant, bon cinéma !
Revue Alibis – Mise à jour: Décembre 2007