Camera Oscura 2


Christian Sauvé

Exclusif au supplément Internet (Adobe Acrobat, 962Kb) d’Alibis 2, Printemps 2002

Vols organisés

En 2001, coïncidence ou pas, Hollywood a produit au moins trois films mettant en vedette des voleurs professionnels. Dans ces trois cas, la trame de base est similaire : des cambrioleurs de carrière doivent s’allier pour réaliser un dernier grand coup. Détail amusant : deux de ces films ont été tournés à Montréal, et l’action de l’un d’eux est explicitement située dans la métropole. Il a été question de ce dernier, The Score, dans la première chronique de Camera oscura. On peut y voir Robert de Niro et Edward Norton s’associer afin de voler une relique précieuse dans un immeuble montréalais des douanes. Le film est un divertissement agréable mais peu spectaculaire ; une déception, peut-on même dire, si l’on considère le calibre des acteurs impliqués. Le défaut principal de The Score est la linéarité de son intrigue : à part un retournement somme toute bien prévisible, l’ensemble du film reste conventionnel et ordinaire, malgré la qualité de sa facture.

Heist, écrit et réalisé par David Mamet (Glengarry Glen Ross, The Spanish Prisoner), fait meilleure figure à ce chapitre, ne serait-ce que par la densité de ses multiples retournements. Difficile de savoir qui travaille vraiment avec qui dans cette histoire de vol d’or, car les alliances entres voleurs se font et se défont toutes les quinze minutes. L’autre grande force du film réside dans les dialogues, qui sont remarquables, ce qui ne surprend pas quand on connaît la plume de Mamet. Il y a assez de bonnes reparties dans ce scénario pour remplir un petit livret de citations !

Heist a été tourné à Montréal – l’action se déroule cependant dans les régions de New York et de Boston – et il n’est pas difficile de reconnaître le port, le « Vieux-Montréal », ou encore l’aéroport de Mirabel. Les acteurs (Gene Hackman, Danny Devito, Delroy Lindo, etc.) semblent s’amuser beaucoup avec tous les dialogues croustillants.

En comparant The Score et Heist, on comprend que ce qui fait la force d’un film de cambriolage, c’est la richesse des stratégies déployées par les personnages. Le scénario de Mamet est tellement bourré de petits (et grands) trucs surprenants qu’on en vient à se demander s’il n’a pas consulté des « experts ». En tout cas, l’illusion est parfaite, tout comme la crédibilité des personnages : ce sont des professionnels du crime, et nous pas ! Mais ne vous y trompez pas : Heist est un film de détente et la réalisation de Mamet rappelle efficacement qu’il faut éviter de prendre tout cela au sérieux.

C’est également cette attitude qui prévaut dans Ocean’s Eleven, le troisième film de cambriolage de 2001. Après le succès du très sérieux Traffic, le réalisateur Stephen Soderberg avait besoin d’un congé ; il s’est donc payé le remake d’un film des années soixante. L’original – que peu de cinéphiles sont portés à louer – mettait en vedette le Rat Pack composé de Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr. et cie. Le remake est joué par George Clooney, Brad Pitt, Matt Damon et Julia Roberts.

L’histoire reste inchangée: pour cambrioler des casinos de Las Vegas, Danny Ocean (Clooney) recrute dix comparses. Pas beaucoup de retournements ici non plus, mais une grande inventivité et un bon sens du rythme. Soderberg est passé maître depuis longtemps dans l’art d’imbriquer images et musique afin de produire l’effet désiré. Soulignons un passage particulièrement amusant, celui de la description de trois cambriolages de casino parmi les plus réussis, filmés sur une pellicule à effet rétro, avec des couleurs saturées et une bande sonore impeccable.

Très à l’aise dans son rôle, Clooney prend facilement les commandes d’Ocean’s Eleven. Pourtant, c’est loin d’être un film parfait. Tout d’abord, il y a des longueurs, surtout au début, et des erreurs techniques, comme l’impact « temporaire ! » d’une détonation électromagnétique, puis le peu de visibilité de la ville de Las Vegas. Le film confirme le manque de charisme de Matt Damon, surtout lorsque celui-ci joue avec des acteurs comme Clooney et Pitt. L’histoire semble aussi un peu décousue vers la fin, comme si tout le monde s’était fié un peu trop au concept… et pas assez à l’exécution. Bref, Ocean’s Eleven voulait absolument être « très cool », mais le résultat final est simplement « cool ».

Mais ne soyons pas injustes et ne nions pas le charme qui se dégage d’Ocean’s Eleven. Heist lui est probablement supérieur, pourtant Ocean’s Eleven est ce genre de film grand public – il y a là tout pour satisfaire la famille au complet ! – que Hollywood réussit maintenant trop peu souvent.

Crime pour amateurs

Comme la publicité pour Novocaine se plaît à le souligner, Crime is not only done by criminals. Et c’est la nature du thriller de montrer la déchéance d’un protagoniste « ordinaire » à travers des expériences criminelles de plus en plus graves. Trois films sortis au cours du dernier trimestre illustrent bien ces descentes aux enfers, qu’elles résultent de l’appât du gain, du désir charnel ou de la volonté de protéger des êtres chers.

En réalité, il serait trompeur de prétendre qu’Ed Crane, le personnage phare de The Man Who Wasn’t There, sombre dans le crime par simple soif d’argent. Les frères Coen (The Big Lebowski, Blood Simple) nous ont habitués à des caractères complexes, et leur dernier film ne fait pas exception. Dès les premières scènes, les Coen nous montrent pourquoi Crane, un Américain très moyen qui passe inaperçu même quand il narre sa propre vie, est un homme invisible : l’homme semble résigné à finir sa vie comme barbier, les gens l’oublient facilement, ses goûts musicaux sont banals, sa femme le trompe avec un homme d’affaires prospère, mais cela l’indiffère. Jusqu’à ce qu’on lui propose une… « occasion » ! Trouver dix mille dollars (en 1949 !) n’est pas simple, sauf si on peut faire chanter l’amant de sa femme. Or, très rapidement, Crane monte en grade dans le délit criminel. Le reste du film – imprévisible – montre les conséquences de ces choix initiaux et le tout se termine sur un jugement d’une ironie froide.

Techniquement, il n’y a pas grand-chose à redire sur le film. Sa qualité visuelle est fidèle aux autres réalisations des Coen, c’est-à-dire impeccable, d’autant plus qu’ils utilisent à merveille les possibilités du noir et blanc. La scène qui se déroule dans une cellule de prison est particulièrement efficace, car elle montre un personnage qui, tel un lion en cage, tourne en rond derrière des barreaux faits d’ombre ; d’autres personnages jouent habilement avec la fumée de cigarette. Le talent des acteurs est également impressionnant : Billy Bob Thornton est méconnaissable dans un rôle qui exige qu’il devienne un cliché sur pattes. Sa narration est exemplaire, très pince-sans-rire : à un certain moment, forcé d’interrompre une anecdote en raison d’un événement particulièrement violent, il reprendra l’histoire à la fin de la séquence comme s’il n’y avait jamais eu d’arrêt. On remarquera également Tony Shaloub dans le rôle d’un excentrique et volubile avocat de la défense.

La thématique du film comporte quantité de nuances malgré les images en noir et blanc. Le centre du film est évidemment l’homme qui n’y est pas. Crane n’est pas un protagoniste qui agit, surtout qu’il s’embourbe encore plus chaque fois qu’il tente de changer son sort. Le film offre maintes possibilités d’interprétation et de signification. Le spectateur devra s’attendre à un film très délibéré, ce qui rend le dérapage final en territoire bizarre d’autant plus frustrant. Est-ce que le film perd les pédales ou bien présente-t-il des niveaux symboliques de plus en plus ésotériques? Les amateurs des frères Coen pourront en débattre, tout en se souvenant que ce duo a toujours eu une certaine difficulté à présenter des conclusions satisfaisantes…

Le protagoniste de Novocaine, Frank Sangster, est nettement plus actif. Interprété avec beaucoup de sympathie nerveuse par Steve Martin, Sangster s’éloigne de la loi pour les beaux yeux d’une junkie incarnée par Helena Bonham Carter. Ce que ni l’un ni l’autre ne savent, cependant, c’est qu’un nouveau crime se prépare et, avant peu, un meurtre vient compliquer toute l’affaire.

La crainte du dentiste est presque universelle, et Novocaine exploite ce filon jusqu’à la conclusion. Certains lecteurs se souviendront peut-être de Goodbye Lover, un film de 1999 qui n’avait pas connu un grand succès, mais qui se présentait comme un bon petit thriller, avec beaucoup d’humour noir et une certaine verve dans la réalisation. C’est également le cas de Novocaine, modeste film relativement efficace qui mélange comédie et suspense. On s’y amuse beaucoup: l’humour sardonique (voire mordant) de la narration du personnage principal est magnifié par des retournements qui jouent sur nos attentes de spectateurs. Une évasion facile est compliquée; une évasion impossible est triviale ; une conversation extrêmement importante est masquée par un bruit de fond. Qui plus est, Kevin Bacon apparaît brièvement à l’écran avec un quasi-caméo (que l’on pourrait qualifier de méta-fictionnel) en tant qu’acteur étudiant son prochain rôle de policier « sur le terrain ». Son questionnement est d’une exactitude dévastatrice.

Novocaine est donc une jolie surprise, le genre de film tout à fait satisfaisant que l’on espère découvrir dans un vidéoclub. Ce n’est certainement pas un classique en devenir (le nombre plutôt restreint de personnages rend facile la découverte de l’identité du vilain), mais il vous fera passer une agréable soirée. De plus, les lecteurs d’Alibis y remarqueront un élément français intéressant – pensez-vous que le nom de Sangster soit accidentel?

Dans ce genre, le thriller, où les personnages centraux sont majoritairement masculins et célibataires, The Deep End fait exception à la règle, puisqu’il met en vedette une mère qui doit protéger sa famille. Le père étant officier sur un porte-avions (et donc incommunicado), elle est obligée de se débrouiller seule lorsqu’elle découvre le corps d’un homme qu’elle croit avoir été tué par son fils. La situation se compliquera quand un autre homme tentera d’exercer sur elle un chantage afin de garder secrète cette affaire.

Ne vous y trompez pas, il s’agit d’un bon thriller. Tilda Swinton est excellente dans le rôle de la mère qui doit faire face en même temps aux exigences des criminels et aux horaires de ses enfants. Par ailleurs, le script contient sa part de subtilités et de situations intéressantes. Sur le plan des images, on remarquera une emphase thématique inusitée sur l’eau – le film se déroule principalement sur les rives du lac Tahoe, en Californie.

Cependant, The Deep End, adapté librement d’un roman paru en 1947 (The Blank Wall, d’Elizabeth Sanxay Holding), n’est pas arrivé à se débarrasser de certaines conceptions vieillottes. Le mari inatteignable et la honte de l’homosexualité du fils sont toujours des moteurs efficaces pour une intrigue contemporaine, mais ne convainquent plus autant qu’il y a une cinquantaine d’années. De plus, le film est plutôt long pour la densité de son intrigue et la finale ne satisfait pas entièrement quand on évalue les possibilités qui s’offraient au scénariste. Un bon effort, mais pas vraiment une réussite complète.

L’Amérique s’en-va-t’en guerre

Même si les trois prochains thrillers géopolitiques étaient terminés, pour l’essentiel, avant le 11 septembre 2001, les événements de cette journée ne pourront que fortement orienter les perceptions et les réactions de leurs auditoires. Il est effectivement inévitable que, pendant quelque temps encore, nous évaluions les films de guerre et d’espionnage contemporains à travers la loupe de l’histoire récente.

Par exemple, la faillite récente du Renseignement américain rend de plus en plus difficile de penser à la CIA comme à une organisation omnisciente et omnipotente qui en sait plus que quiconque sur le monde. Ajoutez à cela la fin de la guerre froide et vous comprenez la difficulté lorsqu’il s’agit de proposer au public un thriller d’espionnage efficace.

Spy Game prend un chemin détourné afin d’atteindre cet objectif. Essentiellement, c’est l’histoire de la relation d’un maître espion (Robert Redford) et de son apprenti (Brad Pitt) pendant vingt ans d’opérations furtives un peu partout dans le monde. La trame principale se déroule en 1991 et permet au personnage de Redford d’intercaler trois autres histoires.

C’est un film de Tony Scott, alors attendez-vous à un visuel similaire à Enemy of the State : montage un peu trop rapide, caméra subjective et forte utilisation du filtrage chromatique. Chaque « époque » possède sa palette de couleurs, qui va de l’or vietnamien au bleu-noir allemand. (Note : surveillez les horloges afin de remarquer d’amusantes erreurs de continuité.)

Cela faisait un bon moment que l’on n’avait pas vu de thriller d’espionnage « pur » (c’est-à-dire qui ne met pas l’action au premier plan) et Spy Game ne déçoit pas beaucoup à cet égard, car il est intellectuellement plus près d’un Clancy que d’un Fleming. Après un prologue qui nous amène au Vietnam, l’entraînement de Pitt à Berlin, aux pires heures de la guerre froide, se présente comme un condensé des trucs d’espionnage et un retour dans le passé pas déplaisant du tout. Par contre, le segment de Beyrouth est nettement plus agaçant en raison de l’utilisation du vieux cliché de l’espion devant choisir entre relation amoureuse et travail. Soit, « la fille » n’est pas aussi innocente qu’on peut initialement le croire, mais le rythme s’essouffle dans ce passage. (Sur le plan de la vraisemblance, le fait que Redford décrive des scènes qu’il ne peut pas connaître n’aide en rien.) Pour le reste, l’intrigue montre Redford se débrouillant pour accomplir une série d’actions secrètes au sein de la CIA alors que ses supérieurs tentent de l’en empêcher.

Enfin, mentionnons que Spy Game n’est pas ce genre de film où la ligne séparant le bien du mal est clairement tracée, et les « héros » n’y sont pas sans taches pas plus que le « vrai monde » n’y est simple ; ce qui place résolument Spy Game dans la catégorie des films d’espionnage pour adultes.

Tout comme son frère, Ridley Scott n’a pas chômé en 2001 : après la déception d’Hannibal, il propose un film nettement plus satisfaisant, Black Hawk Down, une adaptation de l’essai de Mark Bowden sur la bataille terrestre la plus importante à avoir impliqué l’armée américaine depuis la guerre du Vietnam. La date ? Août 1993. L’endroit ? Mogadeshu, en Somalie. La situation ? Deux hélicoptères américains abattus en territoire ennemi au moment où le reste des troupes est attaqué par des centaines de combattants.

En entrevue, Ridley Scott a dit et répété que son film était anti-guerre mais pro-militaire. Quoi que cette rhétorique veuille dire, peu importe que l’on soit de gauche ou de droite, le scénario a le mérite d’être clair sur ce point : Once the first bullet goes past your head, politics goes out the window. On aura compris que Black Hawk Down met en scène des soldats pris dans une situation désespérée et l’on oublie volontairement les événements qui les ont amenés là. L’objectif, c’est de les secourir – est-il nécessaire de préciser que le point de vue est purement états-unien ? Ce n’est donc pas accidentel si le film se transforme parfois en western : un petit groupe de héros (civilisés, sympathiques, de vraies « victimes ») doit se défendre contre des hordes sauvages (barbares, anonymes, de vrais « agresseurs »). On se croirait à Alamo!

Le film a ses faiblesses : le scénario ne permet pas de bien situer le contexte et ne présente pas de façon harmonieuse la multitude de personnages. De plus, la coupe militaire et l’âge uniforme des acteurs rendent difficile la distinction de tout ce beau monde. En conséquence, la première demi-heure du film est spécialement laborieuse.

Cependant, quand les combats commencent, il y a une nette amélioration. Pendant près d’une heure, l’action n’arrête pas et nous amène à la limite de l’insensibilité. La caméra bouge constamment, même pendant les plans statiques, ce qui renforce notre identification à ces soldats qui vivent une expérience traumatisante. On y croit… et on y est! Tout est sale, poussiéreux, et le montage sonore est très agressif.

Les junkies de films d’action en auront pour leur argent, Scott contrôlant beaucoup mieux la caméra et le montage que dans Gladiator. La séquence de l’écrasement du premier hélicoptère est particulièrement intense.

Adaptation de l’action décrite dans l’essai Black Hawk Down et non des grandes stratégies mondiales ayant mené à cette situation explosive, ce film de guerre moderne est quand même absolument prenant et convaincant. L’aspect tactique des combats urbains est bien travaillé et on a l’impression d’être aux côtés des « vrais » soldats. Tellement que l’on ne peut passer sous silence deux reportages qui ont paru en janvier 2002: le premier affirmait que des experts du Pentagone étaient satisfaits de la fidélité du film (« Army Declares Black Hawk Down Authentic », Linda D. Kozaryn, American Forces Press Services, 16 janvier 2002), le second décrivait, à partir de Mogadishu, les réactions enthousiastes de certains Somaliens anti-américains au cours des scènes violentes (« Somalis cheer at Black Hawk Down screening », Jeff Koinange, CNN, 23 janvier 2002). Quand on parvient à plaire ainsi aux deux camps…

Black Hawk Down s’appuyait ouvertement sur un événement historique, ce que ne fait nullement Behind Enemy Lines, qui raconte l’histoire d’un pilote américain forcé de s’éjecter au-dessus de la Bosnie au plus fort du conflit ethnique. Seul, pourchassé, affamé, découragé, il devra survivre jusqu’à ce que l’on puisse le secourir.

On comprendra que ce synopsis n’est qu’un prétexte à des scènes d’action, quand même assez réussies. À la différence aussi de Black Hawk Down, aucun effort n’est fait ici pour assurer le réalisme : on voit à deux reprises au moins des douzaines d’ennemis tirer sur notre héros sans qu’il écope de la moindre égratignure.

Cependant, voilà un film de guerre au patriotisme plus qu’explicite : la musique dirige notre pensée, les dialogues sont d’une simplicité plus franche que boiteuse et le symbolisme (ahhh… du Coca-Cola dans un pickup !) ne tente même pas d’être subtil. Quant à l’amour du détail, il rappelle celui, plutôt excessif, de la littérature techno-thriller – je pense ici à la scène qui montre, en trois secondes et détail par détail, comment fonctionne un siège éjectable. La réalisation est nerveuse, mais les trucs cinématographiques plus désespérés qu’inspirés. Heureusement, le film ne se veut rien d’autre qu’un pur divertissement. Malgré tout, Gene Hackman et Owen Wilson s’en tirent bien et apportent une crédibilité que le film ne mérite probablement pas. Wilson, en particulier, donne à son personnage d’homme ordinaire une vraisemblance que l’on voit rarement dans les films d’action.

Mais en examinant plus attentivement le film, on y trouve, en sourdine, les indicateurs du zeitgeist américain pré-11 septembre ; à l’image du protagoniste, l’Amérique est frustrée par la complexité des défis à résoudre : tout n’est pas binaire, 1 – 0, tout n’est pas noir et blanc. Le générique d’ouverture présente une force expérimentée, prête à agir ; or, la politique des alliés de l’OTAN (ah non, bouh !) empêche à la dernière seconde ladite force de se mettre en marche. Les personnages répètent à qui mieux mieux qu’ils veulent passer à l’action ; mais ce n’est plus possible « de casser la gueule des nazis en Normandie » ! Bref, Behind Enemy Lines montre une Amérique qui se cherche un ennemi… tout comme elle le fait au téléjournal. Est-ce prêter trop d’intentions à un simple film d’action que de prétendre cela? Peut-être. Une chose est certaine : ce film exhale bien l’air du temps…

Aux frontières du genre

Attention : cette section parle de films dont l’efficacité dépend en grande partie de retournements majeurs. Nous tenterons de demeurer le plus vague possible afin d’en dévoiler le moins possible, mais celles et ceux qui craignent de trop en apprendre ont le droit de sauter directement à la section suivante.

Alibis s’intéresse, comme l’indique son sous-titre, au polar, au noir et au mystère. Il arrive que cet intérêt mène à autre chose ou que des œuvres dites de genre soient des spécimens complètement différents.

Prenons Vanilla Sky. Ce film, le plus récent du réalisateur Cameron Crowe, a été vendu au public comme un film romantique mettant en vedette Tom Cruise. La bande-annonce semblait tout dire : un riche playboy insouciant (Cruise) délaisse son amie du moment (Cameron Diaz) pour une nouvelle flamme (Penelope Cruz), ce qui entraîne la vengeance de l’ex. Une publicité efficace mais trompeuse, car très vite on verse dans le drame psychologique – Cruise s’interroge entre autres sur la nature de sa réalité – puis dans quelque chose d’encore plus surprenant. Ces revirements ne sont pas gratuits et le ton est donné dès la séquence d’ouverture alors que Tom Cruise déambule dans un Times Square complètement désert et que la narration saupoudre des indices de façon très évidente.

En ce sens, une deuxième écoute de Vanilla Sky peut s’avérer plus jouissive que la première. Par ailleurs, il faut savoir qu’il s’agit du remake – réussi – de Abre Los Ojos, un film espagnol. L’histoire originale est respectée et l’américanisation de la trame la rend plus accessible aux Nord-Américains que nous sommes. Crowe démontre de nouveau ses talents avec le choix d’une bande sonore inusitée mais très efficace : qui aurait pu croire qu’on pouvait créer une telle commotion en faisant entendre Good Vibrations (Beach Boys) alors que Tom Cruise crie sans arrêt « Tech support ! » ?

Si Vanilla Sky rappelle parfois le délire onirique, Mulholland Drive y plonge à fond de train. Dès les premières minutes, on comprend que David Lynch (Lost Highway, Eraserheads, Blue Velvet…) s’est offert un nouvel exercice de pure étrangeté. S’agit-il d’un thriller dans lequel une amnésique doit découvrir qui elle est et pourquoi elle transporte des liasses d’argent dans sa sacoche ? ou d’un drame relatant l’histoire d’un réalisateur manipulé par la pègre pour engager une mystérieuse actrice ? ou encore d’une comédie noire mettant en vedette un homme de main incompétent ? Peut-être n’est-ce rien de tout cela, tant l’absence de cohésion entre les scènes provoque un sentiment d’irréalité, de… flottement. En résumé, Mulholland Drive n’est pas le thriller que l’on avait espéré dans les premières minutes de visionnement.

Ce « flou artistique » est-il le résultat d’une genèse plutôt tortueuse ? Originalement conçu et réalisé comme pilote de série télévisée, le noyau du film a été refusé par la chaîne ABC. Lynch a alors reçu les sommes nécessaires – de Canal + – pour ajouter quarante minutes à l’ensemble et lui ouvrir les portes des salles de projection. Quoi qu’il en soit, qui connaît Lynch ne sera pas surpris de savoir qu’aux longueurs inexplicables succèdent des scènes fortes et que la réalisation d’ensemble est techniquement impeccable. Voilà donc le film idéal pour… les inconditionnels de Lynch !

À première vue, Gosford Park se présente comme un bon petit mystère à la Agatha Christie : en 1932, lors d’une partie de chasse sur ses terres, un riche propriétaire anglais est assassiné d’un coup de couteau. Ah! mais l’a-t-il vraiment été ?

Malgré ce sujet très « polar », Gosford Park est à la limite du genre, car son réalisateur, Robert Altman, cherche avant tout à illustrer la distance sociale qui séparait alors l’armée de serviteurs occupés à entretenir les grandes demeures, des aristocrates qui les habitaient. Portrait – satirique ? – d’une société révolue, Gosford Park met en scène le cliché par excellence du polar (« C’est le valet qui est le meurtrier ») tout en nous disant que ce cliché était peut-être, au fond, un cri d’alarme des aristocrates. C’est du moins ce qu’on peut conclure des propos du producteur américain, personnifié par Bob Balaban, alors qu’il parle de l’aristocratie anglaise, ou encore en constatant la singulière incompétence du policier chargé de résoudre l’énigme qui, ultimement, sera solutionnée par une humble servante…

Disponibles sur vidéo

Projeté discrètement en septembre dernier, Don’t Say a Word est un thriller psychologique distrayant. Adapté du livre éponyme d’Andrew Klavan, le film raconte l’histoire d’un psychologue qui, sous la menace de criminels, tente d’obtenir un code que seule une adolescente psychotique connaît. Brittany Murphy interprète avec panache le rôle de la jeune fille, tandis que Michael Douglas est convaincant dans son nouveau rôle de professionnel torturé (rappelons-nous Fatal Attraction et Traffic). Par contre, c’est à Famke Janssen que revient l’honneur de la meilleure séquence du film : clouée au lit en raison d’une fracture, elle doit échapper à un assassin… Trop long d’une trentaine de minutes et affligé d’une conclusion sans surprise, Don’t Say a Word est quand même un honnête suspense. Ce n’est pas rien.

Alibis n’était pas née à la sortie en salle d’Hochelaga; raison de plus pour souligner que ce film est maintenant disponible en format DVD, avec une présentation et du matériel inédit qui n’ont rien à envier aux productions américaines.

Rare production québécoise à aborder nos genres de prédilection, le film de Michel Jetté traite du phénomène des gangs de motards criminalisés, un sujet toujours d’actualité. Ne cherchez pas des visages connus dans la distribution : filmé sans artifice, Hochelaga suscite l’intérêt par son réalisme cru. C’est un film bien mené, brutal, convaincant, et qui a le courage de ses convictions.

Sans en avoir l’air, Hochelaga met le doigt sur le problème : l’environnement socio-économique qui étouffe littéralement ceux qui deviendront les futures recrues de ces groupes, lesquels, eux, ont compris qu’on n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Pour trouver des films semblables à Hochelaga, ce n’est pas tant vers Hollywood qu’il faut se tourner que vers Hong Kong, qui produit des films racontant l’histoire de certains jeunes Chinois séduits par le fabuleux attrait des Triades.

Hochelaga est l’un des films québécois les plus intéressants de ces dernières années, alors si vous êtes un véritable amateur de films de genres, n’hésitez pas à le louer ou à l’acheter. Le site Internet se trouve au http://www.hochelaga.net/

Bientôt sur petits et grands écrans

  • La sortie du dernier film d’action d’Arnold Schwarzenegger, Collateral Damage. On se souviendra que la date de son lancement avait été reportée au 5 octobre – et pour cause : l’action débute avec une explosion terroriste, dans un édifice à bureaux, qui tue la femme et l’enfant du personnage principal, un pompier de Los Angeles. N’espérons rien de plus qu’un bon film d’action…
  • Deux acteurs haut placés dans le générique de The Siege reviennent dans deux productions prometteuses : Bruce Willis chaussera encore des bottes d’armée dans Hart’s War, une histoire de procès dans un camp de prisonniers de guerre nazi. (C’est adapté du livre de John Katzenbach.) Quant à Denzel Washington, il interprétera dans John Q un homme désespéré qui prend des personnes en otage afin de forcer un hôpital à opérer son fils.
  • Mel Gibson sera la tête d’affiche d’un drame de guerre, We Were Soldiers, qui raconte l’histoire de la bataille de Ia Drang, laquelle a eu lieu au Vietnam en 1965. Attendez-vous à un film dans la lignée de Saving Private Ryan et Black Hawk Down…
  • David Fincher, qui a réalisé The Game, Se7en et Fight Club, revient au grand écran avec Panic Room, un thriller dans lequel une mère (Jodie Foster) et sa fille sont assiégées dans une pièce isolée de leur appartement. Claustrophobes s’abstenir !
  • Enfin, les amateurs du regretté Robert Ludlum n’ont qu’à bien se tenir: son roman le plus connu, The Bourne Identity (La Mémoire dans la peau), aura droit à une deuxième adaptation, et ce sera Matt Damon qui, cette fois-ci, défendra le rôle titre.

Sur ce, bon cinéma !

Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/ .

Mise à jour: Mars 2002

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