Camera oscura 19
Christian Sauvé, avec la collaboration spéciale de Daniel Sernine
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 058Ko) d’Alibis 19, Été 2006
Pour les Canadiens, le mois de mai est celui où l’on se hasarde à éteindre le chauffage. Mais pour Hollywood, c’est le début du bal estival, avec les sorties coup sur coup de Mission : Impossible 3, Poseidon, The Da Vinci Code et X-Men 3. Cette cohue n’est pas un accident, même s’il faut préciser qu’un facteur décidément non américain a influé sur les choses en 2006 : la Coupe du monde de football. Prévoyant l’évanouissement des assistances internationales dès le premier coup de sifflet du tournoi, les studios américains ont décidé de hâter les choses et de sortir leurs locomotives estivales un peu plus tôt. L’été hollywoodien étant déjà au tiers achevé, quel est le bilan ?
(Que ceux que cette avalanche de divertissement estival laisse sans enthousiasme se rassurent : Daniel Sernine s’est chargé d’explorer du matériel plus subtil !)
Le Code révélé
S’il existe un film qui n’a pas besoin de présentation, il s’agit bien de The Da Vinci Code [Le Code Da Vinci]. L’existence de cette adaptation ayant été rendue inévitable par les chiffres de vente phénoménaux du roman de Dan Brown, rares sont les lecteurs d’Alibis qui n’auront jamais entendu parler du livre. Mais l’équipe assemblée pour donner vie à la version cinéma du Code avait de quoi faire sourciller : était-ce une si bonne idée de demander à Ron Howard, Akiva Goldsman et Tom Hanks, trois hommes mieux connus pour des divertissements populaires sans audace, d’adapter un livre ayant suscité autant de controverse ? Comment l’écriture à la fois habile et maladroite de Dan Brown allait-elle être transposée à l’écran ? Quelles seraient les réactions des amateurs du roman d’origine ?
Le moins que l’on puisse dire après avoir vu le film, c’est que The Da Vinci Code fera école en matière d’adaptation, surtout quand viendra le temps d’illustrer comment on peut rester fidèle au livre tout en ignorant son essence.
Oh ! les attentes les plus élémentaires sont satisfaites : les deux heures trente du film filent à un bon rythme, la réalisation est convenable et les grandes lignes de l’intrigue sont respectueusement suivies. Mais il est difficile de regarder The Da Vinci Code, que l’on connaisse le livre ou non, sans se demander pourquoi ce n’est pas un meilleur film. Goldsman et Howard sont restés fidèles à leur réputation en livrant une transposition qui ne tente rien de bien nouveau : à peine quelques revirements, un peu plus d’insistance sur certaines révélations et quelques détails pour humaniser les personnages. Le film est très, très bavard… Cela n’aide en rien : fidèle à l’œuvre originale, le protagoniste ne semble être sur place que pour raconter au compte-gouttes ce qui doit être révélé à l’héroïne et aux spectateurs. La passivité du héros était agaçante dans le livre, mais elle est encore plus évidente à l’écran, surtout quand Ian McKellen arrive en un coup de vent rafraîchissant.
À plusieurs égards, la version cinéma magnifie de nombreux défauts structurels du livre d’origine : le rôle ingrat des antagonistes (pour ne rien dire de leur sortie) ; la longue finale en queue de poisson ; les faibles rouages des poursuites. Drôle à dire, mais le film souffre de ne pas avoir été écrit par Brown. Celui-ci n’écrit pas particulièrement bien, mais la façon dont il termine ses chapitres, intègre ses détails aux dialogues et laisse ses lecteurs deviner les mystères ne trouve pas vraiment son égal au grand écran.
Bref, The Da Vinci Code est à la fois un succès et une déception : une adaptation relativement fidèle qui n’ose pas se débarrasser des tares de l’original, de peur de déplaire au large public qui a déjà fait le succès du livre.
Quand le réalisateur s’en mêle…
Certains réalisateurs sont, pour ne pas mâcher nos mots, des tâcherons. Dépourvus de style propre, ils se contentent de remplir la commande que leur passent les producteurs du film et livrent un produit convenable mais sans distinction. Inversement, il y a des réalisateurs qui parviennent à laisser leur marque sur tous leurs films, peu importe que le projet semble commercial ou non à l’origine.
Il y a quelques mois, les cinéphiles sont restés bouche bée en apprenant que Spike Lee allait réaliser un film à suspense. Inside Man [L’informateur], à première vue, n’a rien à voir avec les thèmes chers au réalisateur new-yorkais. Qu’est-ce qu’un cambriolage de banque a à voir avec les enjeux sociaux qui préoccupent habituellement Lee ?
La barre était placée haut, surtout considérant la qualité des acteurs réunis pour l’occasion : Clive Owen, Denzel Washington, Jodie Foster, Christopher Plummer et William Defoe ne sont certainement pas des inconnus. Une bonne distribution d’ensemble n’assure pas un film satisfaisant (voir Lucky Number Slevin, plus loin), mais elle améliore les chances que l’œuvre soit intéressante. Est-ce que Lee serait capable de marier le film à ses préoccupations, de bien utiliser ses acteurs et de livrer un solide divertissement sans se faire traiter de « vendu » par ses admirateurs ?
Heureusement, c’est le cas. Construit autour d’un scénario relativement solide, Inside Man démarre en trombe et ne relâche la tension qu’au milieu du troisième acte. Œuvrant à l’intérieur du cadre familier des films de cambriolage, le scénariste Russell Gewirtz livre une intrigue peut-être pas dépourvue de failles, mais suffisamment astucieuse pour nous permettre d’en ignorer les aspects les plus invraisemblables.
Lee relève bien le défi offert par le scénario, y insérant à la fois ses tics de réalisateur et quelques scènes rejoignant ses thèmes favoris. Inside Man est un film qui ne pourrait avoir lieu qu’à New York tellement le déroulement de l’intrigue semble dépendre de la diversité de la ville. Dans une scène particulièrement amusante, les policiers jouent un enregistrement dans une langue étrangère aux badauds passant dans la rue, dans l’espoir qu’un d’entre eux puisse reconnaître la langue – un espoir rapidement comblé. D’autres détails ici et là donnent au film une patine de crédibilité que n’aurait pas réussi à insuffler un réalisateur plus conventionnel. Et c’est sans compter les techniques de réalisation si chères à Lee : le long plan latéral, le plan fixe d’un acteur en mouvement, la texture des scènes urbaines…
Pas de doute, Inside Man a de quoi surprendre et satisfaire. Si l’on peut se plaindre du relâchement de tension vers la fin du film et du manque de place accordée à certains rôles (Foster et Defoe ne sont guère plus que des personnages secondaires, alors que certains acteurs de soutien ont des scènes mémorables), cette première excursion de Spike Lee en territoire à suspense est non seulement une réussite, mais un exemple de ce que sont capables les studios hollywoodiens lorsqu’ils font confiance à de bonnes personnes-clés. Vivement d’autres films de genre menés par des réalisateurs d’expérience !
Des films tel United 93 [United Vol 93], par exemple… Premier film sur les événements du 11 septembre 2001 à être diffusé à grande échelle, United 93 a vu rapidement s’élever des protestations d’un segment du public américain. « Trop tôt », se sont exclamés certains, sans doute convaincus que le scénariste-réalisateur anglais Paul Greengrass allait profiter de l’occasion pour réaliser le film que tous redoutaient depuis cinq ans : la mégaproduction qui exploite la tragédie.
Mais c’est mal connaître la feuille de route de Greengrass, qui s’est spécialisé jusqu’ici en petits films intimistes accordant autant d’importance à la psychologie de ses personnages qu’à une approche de tournage quasi naturaliste. Même son plus grand succès, The Bourne Supremacy, avait adopté une approche aux antipodes de la recette Bruckheimer : caméra à l’épaule, cinématographie crue et dialogues à la limite de l’improvisation. Ces mêmes éléments sont à l’œuvre dans United 93, donnant au film une efficacité aussi respectueuse que saisissante.
Les quelques premières minutes donnent le ton sans toutefois tout dévoiler. C’est le matin du 11 septembre 2001 et pour plusieurs, c’est la routine : les contrôleurs du trafic aérien contemplent une autre journée chargée sur la côte est et l’équipage du vol 93 de Boston à Los Angeles s’active à embarquer les passagers. Puis, quelques minutes plus tard, tout commence à déraper. Les contrôleurs pensent qu’un vol a été détourné (« La première fois depuis vingt ans ! »), tout s’emballe et nous assistons, dans un style quasi clinique, aux efforts des contrôleurs aériens pour comprendre ce qui se déroule. La première collision d’un avion avec le World Trade Center n’est pas tout de suite associée au vol détourné, mais la deuxième collision ne laisse plus de doute.
La première heure d’United 93 a assurément une saveur de documentaire, alors que nous sommes plongés dans une série de scènes qui ne cèdent jamais à l’envie hollywoodienne de nous expliquer ce qui se passe : on a l’impression d’assister à des pans de réalité, une impression renforcée par l’image drue et les dialogues qui se fondent les uns aux autres.
Puis, une fois que la réalité du film est solidement établie, l’action se déplace à l’intérieur du vol 93 et ne quitte plus l’intérieur de l’avion. Du techno-thriller un peu épars du début, on passe à un suspense beaucoup plus intimiste alors que les passagers du quatrième avion doivent composer avec ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent encore faire. Malgré le fait qu’on sait déjà comment se terminera le film, ou peut-être parce que cette fin inévitable est tellement criante, United 93 devient sans cesse plus intense. Il est facile de se laisser emporter par le caractère immédiat du film et de réfléchir à ce que l’on ferait en pareilles circonstances…
Le film a réduit plus d’un public américain aux larmes (y compris des salles de critiques blasés) et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : la réalisation naturaliste qui avait tellement frustré dans The Bourne Supermacy se révèle ici une façon exemplaire d’aller chercher les spectateurs, peu importe leurs convictions politiques ou leur degré d’attachement aux événements. Si le film dévie un peu de la réalité (entre autres choses, les scènes finales du film ne correspondent pas aux conclusions de la commission d’enquête sur les événements), l’effet produit par ces écarts est extraordinaire, permettant à l’assistance un peu de catharsis sur des événements qui, cinq ans plus tard, hantent encore la psychologie américaine. Cinématographiquement, United 93 s’avère une expérience unique, probablement insupportable pour certains et inoubliable pour d’autres. En attendant World Trade Center d’Oliver Stone, United 93 est une tentative marquante d’aborder un sujet qui ne laisse toujours personne indifférent.
Désolé, mauvais numéro
À première vue, Lucky Number Slevin [Bonne chance Slevin !] s’annonce comme une comédie criminelle sympathique, librement inspirée de Tarantino et Guy Richie. Malgré un prologue un peu inconfortable, on sympathise avec le personnage de Josh Harnett, un quidam dont le périple à New York pour voir un ami devient sans cesse plus compliqué : tabassé, dévalisé, confondu avec un autre, menacé de mort à moins de collaborer avec deux clans criminels rivaux, notre protagoniste se voit mené d’une crise à une autre. Sa situation n’est cependant pas complètement désespérée… surtout lorsque la jolie voisine de palier (Lucy Liu) arrive pour lui emprunter un peu de sucre ! Mais il y a anguille sous roche.
Il y a trop d’ellipses, trop de coïncidences, trop de détails inexpliqués pour ne pas attendre le retournement inévitable. Et quand ce retournement survient, c’est tout le film qui bascule : de comédie criminelle, Lucky Number Slevin devient un drame de vengeance où peu s’en tirent intacts. Le héros innocent ne l’est définitivement pas, et des liens inattendus sont graduellement révélés. La nature de l’intrigue change quand le sang et la vengeance commencent à couler. Lorsque le tout s’achève, toutes les ficelles sont bouclées, mais il ne reste plus grand-chose de l’impression initiale du film. Cela ne fait pas nécessairement de Lucky Number Slevin une mauvaise expérience, mais il faut savoir à quoi s’attendre avant de s’investir trop profondément avec des personnages trompeurs. Saluons tout de même au passage la brochette exceptionnelle d’acteurs qui rehaussent le film (Bruce Willis, Morgan Freeman, Ben Kingsley, Stanley Tucci, etc.), et restons à l’affût des prochains efforts du scénariste Jason Smilovic et du réalisateur Paul McGuigan, auquel on devait déjà un Wicker Park aussi trompeur.
Petit et grand écrans
Camera oscura se concentre presque exclusivement sur le cinéma et ignore le petit écran à ses propres risques… La télévision continue de progresser et elle est devenue petit à petit passablement habile dans les genres à suspense. Des séries telles 24, Alias, CSI, Lost, Prison Break et autres démontrent qu’avec des budgets décents, des effets spéciaux numériques et de bons scénaristes, le petit écran peut fort bien rivaliser avec le cinéma, voire même le surclasser pour développer des intrigues d’une bonne longueur. La barrière autrefois étanche entre les deux médias s’effrite peu à peu : des vedettes du cinéma connaissent du succès à la télévision et des artisans de la télévision se retrouvent aux commandes de films à grand budget.
C’est ce qui s’est passé quand on a finalement voulu sortir la franchise Mission : Impossible des boules à mite. Après plusieurs faux départs, c’est le travail de J. J. Abrams sur Alias qui a attiré l’œil de Tom Cruise en tant que producteur de la série. Quelques mois plus tard, le résultat est sur nos écrans : Mission : Impossible 3 [v.f.], un film dont les emprunts à l’œuvre d’Abrams sont aussi évidents qu’intéressants.
Chaque volet d’Impossible a sa propre atmosphère, et c’est celle du troisième épisode qui s’approche le plus de la série télévisée à l’origine de tout : si Ethan Hunt (Tom Cruise) reste assurément la grande vedette du film, le voilà maintenant revenu au sein d’une équipe d’espions tout aussi compétents que lui. Ce premier emprunt à la série télévisée est accompagné d’un écho tout à fait calqué sur Alias : l’interaction entre la vie professionnelle et privée de l’agent Hunt, qui est tout juste sur le point de se marier. Vous n’aurez pas à vous demander longtemps si la pauvre épouse souffrira aux mains de l’antagoniste : le film commence par une scène électrisante où elle se retrouve du mauvais côté d’une arme automatique et d’un décompte fatal… Puis, c’est le retour en arrière pour voir comment on en est arrivé là.
Il n’y a pas à dire, Mission : Impossible 3 prend des risques et redouble d’audace. Si les ingrédients utilisés ont tous été vus ailleurs, c’est leur agencement et l’assurance de la réalisation qui font en sorte que le film fonctionne si bien. Abrams manie son film de 150 millions de dollars avec une aisance surprenante, ne ratant aucun truc pour rendre ses scènes encore plus vives. Le film vogue allègrement d’un continent à l’autre et ne rechigne pas à se servir d’un « véritable acteur » (Philip Seymour Hoffman, récemment couronné d’un Oscar pour Capote) pour incarner un vilain tout à fait vicieux. Même ce qui devrait être familier est réalisé de manière intéressante : une séquence d’action située sur le pont de la baie Chesapeake réussit à créer un suspense impeccable malgré un air de déjà-vu à la True Lies. L’énergie ne manque pas, compensant pour des retournements improbables et des raccourcis souvent plus débiles que logiques. Si Abrams a conservé un tic de la télévision, c’est de ne jamais hésiter à sacrifier la plausibilité aux dépens du rythme… mais on a déjà vu bien pire, à commencer par Mission : Impossible 2.
En somme, un coup d’adrénaline pour cette série que l’on croyait terminée. Reste à attendre la suite !
Mais si la télévision rehausse, elle peut aussi émousser : un film comme The Sentinel [La Sentinelle] aurait pu paraître frais et intéressant il y a une quinzaine d’années, mais sa sortie au printemps 2006 en fait plutôt un thriller pour la télévision, une affirmation peu flatteuse que le générique ne fait rien pour masquer.
C’est que deux des trois rôles principaux du film sont interprétés par des vedettes du petit écran. Dans une intrigue où deux agents du service secret doivent traquer leur mentor fugitif avant l’assassinat du président, on ne voit plus seulement Keifer Sutherland et Eva Longoria à la poursuite de Michael Douglas, on voit aussi Jack Bauer (24) et Gabrielle Solis (Desperate Housewives) dans un film qui n’est pas beaucoup plus raffiné que leurs séries télévisées respectives. La comparaison avec 24 est particulièrement affligeante pour le film : si la série télévisée a fait de l’intensité sa marque de commerce, on ne peut pas en dire autant du film, qui semble tout à fait convenu dans un monde où l’assassinat d’un président ne paraît pas être qu’un scénario hypothétique.
Bref, The Sentinel ne fait pas le poids, et ce, même s’il s’agit d’un film autrement convenable. Le regard sur l’entourage de protection qui accompagne le président est fascinant (surtout avant que s’amorce l’intrigue), tout comme la finale explicitement située à l’hôtel de ville de Toronto. Les acteurs s’en tirent relativement bien, à l’exception d’Eva Longoria qui n’apporte guère plus qu’un joli visage à un rôle qui demandait plus de fermeté. Le reste est adéquat, même si le réalisateur Clark Johnson ne réussit pas à s’approcher de l’énergie qu’il avait réussi à insuffler à SWAT.
On dira, finalement, que la télévision s’est emparée d’une bonne partie des atouts du film. Ce qui finit par nous en apprendre un peu plus sur la place qu’occupent le petit et le grand écrans dans les choix de divertissement d’aujourd’hui. Et si ceux qui se plaignaient de la surenchère des grands budgets avaient tort ? Et si, dans une bataille où le petit écran devient sans cesse plus ambitieux, il ne restait au cinéma populaire que le spectacle à grand déploiement ?
Les films que personne ne voulait voir
Notre lancée sur la compétition entre le petit et le grand écrans n’est pas étrangère au surplus de suites, de remakes, d’adaptations et autres high concepts qui semblent composer la diète du cinéphile à suspense. Quand les coûts de production moyens d’un film se chiffrent près du quarante millions de dollars américains, il n’est pas donné aux studios de produire n’importe quoi. Avant d’accorder le financement, il faut savoir une chose : est-ce que le projet risque de faire de l’argent ?
D’où l’intérêt pour les valeurs sûres et les concepts ayant déjà fait leurs preuves ailleurs. Peu importe la qualité du produit original, si un groupe d’amateurs est susceptible d’acheter des billets de cinéma, il sera ciblé par un remake, une adaptation, une suite ou une œuvre profitant d’une propriété intellectuelle existante.
C’est sans doute ce type de logique qui a poussé deux studios à autoriser des films tels Poseidon [Le Poséidon] et Basic Instinct 2 [v.f.]. Le premier Poseidon Adventure n’avait-il pas fini bon deuxième au box-office cumulatif de 1972 ? Basic Instinct n’avait-il pas lancé la carrière de Sharon Stone en 1992 ? Personne, évidemment, n’a voulu questionner le bon sens de refaire un film catastrophe vieux de trente-cinq ans, pas plus que personne ne s’est demandé si Sharon Stone avait encore plus qu’une demi-douzaine de fans. Toujours est-il que, des millions de dollars plus tard, les assistances ont eu l’occasion de revoir le Poseidon se faire renverser et Sharon Stone reprendre le rôle d’une auteure psychopathe.
Mais les spectateurs ont préféré rester chez eux… Warner Brothers s’est fait lessiver par l’indifférence qui a accueilli Poseidon et Sharon Stone ne redeviendra pas une star grâce aux ventes anémiques des billets de Basic Instinct 2. Mais est-ce vraiment une surprise ? Qui, après tout, voulait voir ces films ?
Le premier problème de Poseidon, c’est que le film commence par sa scène la plus spectaculaire. Autant on voudra féliciter les artisans d’ILM pour la prouesse numérique de la vague gigantesque qui renverse le paquebot (entre autres effets spéciaux époustouflants, dont une longue séquence d’ouverture entièrement numérisée), autant, il faut l’avouer, le reste du film manque de mordant après un tel cataclysme. La structure épisodique de l’intrigue subséquente n’aide pas, alors que les personnages naviguent d’un endroit à l’autre, affrontant de nouveaux obstacles à chaque étape pour tout recommencer quelques minutes plus tard : laver, rincer, répéter. Et c’est sans compter l’écriture paresseuse de cette nouvelle version, qui rogne tout ce qui avait fait la distinction de l’original au profit de personnages à la fois redondants et ordinaires. Si un des plaisirs des films catastrophe est de deviner qui va mourir et qui va survivre, Poseidon rend la tâche trop prévisible. Les clichés abondent et, si le film a occasionnellement des moments efficaces (on pensera à la claustrophobie du passage à travers les conduits de ventilation inondés), l’expérience est celle d’une montagne russe, pas d’un film narrativement intéressant. À voir lors d’une chaude nuit d’été… seulement s’il n’est pas possible d’aller faire un tour à la piscine !
Poseidon a l’allure d’un pétard mouillé… ce qui s’applique également à Basic Instinct 2. Reprise sans vie du thriller de 1992, cette suite a tout le charme défaillant d’un film destiné aux tablettes du vidéoclub. Thriller « érotique » plus ridicule qu’émoustillant, Basic Instinct 2 renoue avec le personnage de Catherine Tramell, quinze ans plus tard, à Londres, alors qu’elle se retrouve de nouveau impliquée dans une sombre histoire criminelle. L’auteure n’a guère changé ses habitudes depuis San Francisco, et elle semble tout à fait ravie d’être accusée du meurtre de son ex-petit ami. C’est le psychologue Michael Glass (David Morrissey) qui se voit chargé d’évaluer l’équilibre mental de l’accusée. Il est relativement prompt à diagnostiquer l’« attirance au risque » de l’auteure, puis – démontrant pourquoi il est sans doute le psychologue le moins compétent de la grande région londonienne – tout aussi prompt à s’amouracher de la dangereuse Tramell. Alors que ses connaissances et amies commencent à tomber comme des mouches, le doute s’installe dans l’esprit du fin docteur Glass : Tramell serait-elle vraiment à l’origine de toutes ces morts suspectes ?
Qu’en pensez-vous ?
S’il y a un petit plaisir à Basic Instinct 2, c’est le côté tout à fait trash du scénario qui, sans s’approcher de la folie délicieuse de l’original de Joe Eszterhas, donne un velours coupable à une intrigue tout à fait invraisemblable. Hélas, c’est un plaisir bien passager qui laisse rapidement place à l’exaspération croissante devant un héros insipide qui prend des décisions tout à fait inexplicables. Sharon Stone fait de son mieux pour parader le plus souvent possible en tenue d’Ève, mais elle ne récolte pas les résultats escomptés : ses chirurgiens esthétiques seront très fiers de leur travail, mais le reste des spectateurs murmurera sans doute : « Oh, Sharon, tu essaies un peu trop fort… »
Bref, attendez la télédiffusion au réseau Quatre Saisons.
Where the Truth Lies
Il est regrettable que la notoriété de ce film du Canadien Atom Egoyan ait découlé moins de son exceptionnelle qualité que de la controverse autour de sa cote aux États-Unis. Pour expédier cette dernière question, disons que seule « l’Amérique de droite » pouvait s’indigner des quelques scènes de baise que recèle Where the Truth Lies ; on ne s’en surprend hélas pas.
En 1972, la jeune journaliste Karen O’Connor, interprétée par Alison Lohman, enquête sur la fin abrupte de la carrière d’un tandem comique, « Lanny and Morris », au lendemain d’un grand téléthon contre la polio en 1957. Interprétés par Kevin Bacon et Colin Firth, les vedettes du music-hall avaient été mêlées malgré elles à un drame sordide : une jeune femme de chambre avait été trouvée noyée, apparemment victime d’une surdose, dans la baignoire de la suite d’hôtel où ils devaient séjourner au New Jersey, mais ils détenaient d’excellents alibis, étant demeurés en vue du public et des médias durant toute la fin de semaine du téléthon floridien.
Deux livres concurrents sont susceptibles d’éclairer le mystère : une autobiographie de Lanny Morris, destinée à n’être publiée qu’après la mort du duo, mais dont les premiers chapitres parviennent pièce par pièce à Karen, et le livre qu’elle-même doit rédiger à partir des entrevues exclusives accordées – pour un million de dollars – par Vince Collins. Le hasard fait que la journaliste rencontre séparément les deux membres du tandem, à l’insu l’un de l’autre. Elle couchera avec Lanny, un playboy invétéré, et devinera sans trop de peine que Morris est bisexuel – qu’il a même été amoureux de son partenaire, à l’époque.
Comme d’autres films d’Egoyan, celui-ci est admirablement assemblé, un peu comme un treillis à claire-voie, dont on tenterait de deviner – dans la constante lumière du soleil – quelle latte passe devant l’autre, laquelle passe derrière, et quel élément est lié à quel autre. Tout ceci à travers un jeu de points de vue où certaines scènes seront montrées une deuxième fois avec une narration différente. « Which was the real Lanny ? », se demande la jeune journaliste vers le début de sa démarche, tant il y a d’écart entre l’image que projetaient les humoristes-chanteurs et la vraie nature que dévoilent leurs confidences. (Le double-sens du titre, en anglais, ne doit évidemment rien au hasard.) La femme de chambre s’avérera tout sauf ingénue, idem pour une certaine Alice au Pays des Merveilles, un certain valet, un certain chef de police ; même Karen ment sur sa propre identité… Seul le mafioso qui comble Lanny et Morris de présents et de contrats lucratifs, afin de profiter de leur célébrité, est exactement ce qu’il semble être.
Le scénario, qui force l’admiration, est signé Egoyan, d’après un roman de Rupert Holmes. On reconnaît certains motifs chers à Egoyan, dont le cliché de l’écolière ingénue et la thématique des relations père-fille (toutefois reléguée aux scènes laissées de côté lors du montage). À propos de ces scènes en prime sur le DVD, n’omettez sous aucun prétexte de les regarder : certaines éclairent si bien l’intrigue qu’on se demande comment Egoyan a pu se résoudre à les couper (d’autant qu’elles sont plutôt brèves et n’auraient ajouté que cinq minutes à la durée du film).
Le directeur photo, le Canadien Paul Sarossy, a travaillé avec Egoyan (entre autres) sur The Sweet Hereafter, Felicia’s Journey et Exotica. La netteté et l’ambiance claire du film lui doivent évidemment beaucoup, établissant une contrepartie optique à la méticulosité de l’intrigue, ce qui n’empêche pas l’histoire d’être poignante lorsque se dessinent les véritables motifs du meurtre. La musique du prolifique Mychael Danna (un Canadien lui aussi) ajoute des moments hitchcockiens à l’ensemble. [Daniel Sernine]
The Proposition
Voir un western australien est une expérience relativement rare, que je ne qualifierais toutefois pas de rafraîchissante. En effet, The Proposition secoue son spectateur : intensité des émotions dans un film au déroulement lent, mais sans temps mort. Dès le générique d’ouverture, qui propose des photos d’archive attestant la dureté de la vie au dix-neuvième siècle, on soupçonne que The Proposition tracera sans complaisance le portrait d’une société rude, à la loi brutale et lacunaire, et par ailleurs quasi génocidaire (tout comme l’Ouest américain, en somme).
Vers le milieu du XIXe siècle, deux des frères Burns sont capturés après le massacre particulièrement odieux d’une famille de fermiers. Le capitaine Stanley fait une proposition à Charlie (incarné par Guy Pearce) : le cadet Mikey, un simple d’esprit, échappera à la pendaison si Charlie rapporte la tête de leur aîné, Arthur, au plus tard à Noël. Tout ceci dans une contrée où les Aborigènes (du moins ceux qui ne sont pas au service des Britanniques) se font capturer, massacrer, ou se livrent à leur tour à des massacres de Blancs isolés. C’est ainsi que Charlie parvient, gravement blessé, à l’étroit canyon où son truand de frère se terre avec une femme, un sous-fifre doué pour le chant, et un Aborigène. Après avoir réglé son compte à un volubile chasseur de primes (John Hurt, excellent), Charlie et Arthur regagnent le patelin où, entre-temps, le capitaine Stanley a dû consentir à la flagellation publique du cadet Burns. Stanley a en effet sa part d’ennuis, entre l’alcool, ses subordonnés indisciplinés, son inflexible supérieur civil et sa propre épouse qu’il veut protéger en la tenant dans l’ignorance. L’affaire finira mal pour la plupart des acteurs de ce drame à l’étuvée.
La chaleur implacable, ainsi que les mouches, sont en effet omniprésentes dans ce western scénarisé et dialogué par Nick Cave, leader du groupe Bad Seed, qui signe aussi la trame sonore, appliquée avec mesure mais ne passant jamais inaperçue en ajoutant au malaise général. Certaines scènes avec les Aborigènes flirtent carrément avec le surréalisme, mais on laisse entièrement de côté le mysticisme lié à certains sites australiens et aux croyances ancestrales. Les rudes paysages, d’ailleurs, n’ont rien de touristique mais parviennent quand même à dégager une impression d’exotisme.
Guy Pearce, presque aussi émacié que Christian Bale dans The Mechanic, n’est pas ici à son meilleur, son laconisme confinant au mutisme et son registre de jeu se trouvant limité par le rôle somme toute passif qui lui est généralement prêté (on ne saura jamais, par exemple, s’il comptait vraiment exécuter sa part de l’entente). Ray Winstone, dans le rôle ambigu du capitaine, s’avère plus intéressant, tout comme Emily Watson dans celui de son épouse tentant vaillamment de maintenir une normalité bourgeoise, à l’approche de Noël, dans ce bled de frontière écrasé sous un soleil impitoyable.
Je ne saurais trop vous recommander d’accepter cette Proposition, à moins que vous préfériez les œuvres où bons et méchants sont clairement identifiés, et où le triomphe des premiers sur les seconds est assuré. [Daniel Sernine]
Petit poisson compliqué
Kate Blanchett, au sommet de son art, à cent lieues de Galadriel ou d’Elizabeth première, incarne Tracy, une femme de peut-être trente-cinq ans, ex-junkie, « propre » depuis quelques années. Elle tente désespérément (c’est le mot) d’obtenir un prêt pour se lancer en affaires et pour devenir la partenaire du propriétaire du vidéoclub où elle travaille comme gérante ; incapable d’avouer ses difficultés, elle l’a d’ailleurs assuré que l’emprunt était conclu. Sa courageuse mère Janelle, qui a vécu sa part de drames, n’a que sa sollicitude à lui offrir. Le reste de l’entourage de Tracy, en revanche, s’accroche à elle pour l’engloutir à nouveau. Les banques lui refusent tout crédit ; son frère Ray, unijambiste à la suite d’un grave accident, veut élargir son petit commerce de drogue ; son ex-amoureux asiatique Johnnie, revenu de quatre ans d’exil, se dit courtier en valeurs mais est resté trafiquant. Et il y a le vieux junkie Lionel, brillamment interprété par Hugo Weaving, lui aussi à cent lieues d’Elrond et de l’agent Smith. Ex-vedette de rugby, en vaine tentative de désintoxication, il en est réduit à vendre ses médailles et ses maillots pour financer sa rechute dans l’héroïne. Il est un « ami de la famille » ayant jadis pris sous son aile une Janelle divorcée et ses deux enfants en bas âge mais, plus tard, c’est lui qui les a initiés au triste monde de la drogue… Pour compliquer le tableau, Lionel est amoureux de son ancien pusher Brad, interprété par Sam Neill, qui prend justement sa retraite et, de toute façon, préfère les jeunes hommes. Brad est en train de se rendre compte que son chauffeur faisait des affaires en son nom et dans son dos depuis des années ; ceci nous ramène à Ray et Johnnie…
Seul un deuxième visionnement de Little Fish m’a permis de formuler un résumé aussi clair. Les dialogues, hélas marmonnés ou murmurés une partie du temps, n’aident guère la première fois qu’on voit le film. Lequel est excellent et repose en bonne partie sur le jeu de Kate Blanchett, dans le rôle d’une femme solide mais acculée au mur à mesure que les options se ferment devant elle et que les circonstances la poussent à remettre le doigt dans l’engrenage du trafic. Le pathétique Lionel, qu’elle aime comme un vieil ami, la persuade même d’aller sur la rue lui acheter sa dose. Incertaine de ses propres sentiments envers son bel ex-amoureux, elle se résout à coucher avec lui dans l’intention de lui emprunter le comptant nécessaire à son projet. Une angoisse agitée, un sourd désespoir, des regards traqués et des yeux rouges de larmes contenues figurent au registre des émotions déployées par Blanchett dans un rôle qui lui a valu l’équivalent australien des Oscars.
Le réalisateur, Rowan Woods, est un Australien dans la quarantaine, qui a surtout à son crédit des séries télévisées, entre autres Farscape, mais aussi des téléséries mainstream. Sa scénariste, Jacqueline Perske, vient du même horizon. À eux deux, ils ont accouché d’un film dense, au rythme posé, impitoyable sans être glauque (la majorité de l’intrigue se passe de jour, au soleil ou dans des intérieurs ensoleillés, jamais sordides). Les scènes de piscine (la nage sert d’exercice et de refuge à Tracy) ponctuent doucement un film au cadrage serré, capté par une caméra très mobile, accompagné par une musique discrète mais certes pas ordinaire.
J’ignore s’il existe une version française. Le DVD que j’ai loué, pourtant à la Boîte Noire, ne comportait ni doublage ni sous-titres. Surveillez ce détail si votre maîtrise de l’anglais n’est pas parfaite. [Daniel Sernine]
Bientôt à l’affiche
Comme d’habitude, l’été semble mince pour les amateurs de cinéma à suspense, alors que Hollywood tourne son regard vers les enfants et les familles en vacances. Reste que mince ne veut pas dire vide ! Comptons d’abord sur World Trade Center d’Oliver Stone, un film à suspense au sujet de deux pompiers coincés dans les décombres des tours effondrées. Quant à Michael Mann, le réalisateur retournera à ses sources avec un remake grand écran de sa série télévisée Miami Vice.
Autrement, il faudra peut-être se rabattre sur les films étrangers. L’été 2006 verra des sorties américaines pour Fearless (Chine), Typhoon (Corée du Sud) et Banlieue 13 (France)… sans compter les délires automobiles japonais de The Fast And The Furious : Tokyo Drift.
Mais trêve de prétentions : il est évident que le film que tous attendent n’est rien de moins que le retour au grand écran de Samuel L. Jackson dans un titre à la prémisse aussi élégante qu’éloquente : Snakes on a Plane.
En attendant, bon cinéma !
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.
Daniel Sernine est écrivain, critique, directeur de la revue Lurelu et directeur littéraire de la collection Jeunesse-pop chez Médiaspaul. Membre régulier de la chronique « Sci-néma » de la revue Solaris, sa grande connaissance des genres et son amour du septième art en font un invité de marque pour cette chronique.