Camera Oscura 17

Christian Sauvé, avec la collaboration spéciale de Daniel Sernine

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 468Ko) d’Alibis 17, Hiver 2006

L’automne s’avère rafraîchissant pour les amateurs de cinéma sombre ; probablement moins à cause des températures de plus en plus froides que de la certitude qu’il y aura quelques films intéressants entre la saison cinématographique des adolescents et celle des enfants ! Maintenant, pour distinguer le bon du moins bon…

Copies imparfaites

Nul besoin d’être un technicien en réparation de photocopieuses pour savoir qu’une copie d’une copie sera inévitablement moins bonne que l’original… Et pourtant, cela n’empêche pas Hollywood, la plus grande photocopieuse créative au monde, de continuer à nous servir des suites… qu’on le veuille ou non.

C’est ainsi que le dernier trimestre a vu passer Transporter 2, Saw II et Legend of Zorro, un trio d’un intérêt inégal, mais uniformément moins intéressant que les films qui les avaient précédés. Parlons-en seulement pour ne plus avoir à en parler.

Il est presque inconcevable que Luc Besson trouve des acheteurs pour ses scénarios loufoques et répétitifs, et cependant il est désormais impossible de nier l’existence de Transporter 2 dans toute sa gloire absurde. Film d’action ignorant tout de la réalité, cette suite au film de 2002 ne pourrait exister sans le charme inébranlable de Jason Statham, qui récidive en tant que conducteur ultracompétent qui va jusqu’à se moquer des lois de la physique. Il n’y a pas une seule parcelle de bon sens dans Transporter 2, et pourtant on se laisse entraîner par la pure énergie cinétique de l’ensemble. Fait à remarquer : le choc le plus délicieux du film survient alors que le héros manque de peu de mettre sa main sous une roue de camion, tandis que des cascades spectaculaires dopées à l’informatique ne réussissent guère qu’à susciter un « ben voyons ! ». Comme quoi un peu de retenue peut faire des miracles.

Malheureusement, la retenue n’étouffe pas Saw II non plus, avec des résultats acceptables mais moins réussis que ceux du premier film. Ce qui faisait la force de l’original, c’était la façon dont les personnages étaient manipulés dans des situations inévitables qui les forçaient à se faire violence pour survivre. Ici, ce principe très simple est perdu, dans un scénario qui ressemble plus à un reality show sadique qu’à une boîte de puzzle. L’antagoniste est à nouveau omniscient, et la « grande mutilation » à la fin du film est plus stupide que choquante. Une copie bien fade, même pour les amateurs de ce genre d’enquêtes sanguinolentes.

Finalement, il y a le charme bon enfant de The Legend of Zorro, une suite bien intentionnée, mais fatalement affligée par sa prémisse. Dix ans après les événements du film original, voici que Zorro, sa compagne et son fils se voient plongés dans de nouvelles aventures. Antonia Banderas et Catherine Zeta-Jones n’ont rien à se reprocher et les rares scènes d’action tiennent la route, mais le scénario souffre d’un long passage ennuyeux qui finit par contaminer tout le film : un Zorro divorcé et alcoolique donne lieu à un passage à vide d’une longueur agaçante. Malgré la nécessité d’un tel segment, on en vient à se demander quand on retournera aux scènes d’aventure qui avaient fait le succès du premier film. Un peu lourd pour rien, The Legend of Zorro s’avère une suite bien négligeable. On admirera la façon dont le film parvient à trouver un rôle pour tous les membres de la famille, mais sans plus.

Perdu sans boussole

Il est évident dès les premières minutes de Flightplan que ce ne sera pas un film amusant ou dynamique. Une sinistre lourdeur plane immédiatement sur ce thriller, alors que le réalisateur Robert Schwentke utilise des paysages hivernaux allemands pour installer une atmosphère sombre. Notre héroïne (Jodie Foster), une jeune veuve en voie de rapatriement en compagnie de sa fille, patauge dans ces paysages. « Ceci est un film sérieux, semble dire la cinématographie. Un drame psychologique, une étude de personnage au bord de l’effondrement, soit, mais rien d’aussi crasse qu’un thriller ordinaire. »

Quand l’intrigue s’amorce par la disparition d’une petite fille à bord d’un avion de ligne, il est évident que Flightplan espère que son public a vu The Sixth Sense : et si la petite fille disparue n’avait jamais existé ? Et si l’héroïne était complètement folle ? Le film passe beaucoup trop de temps à jouer avec cette idée, à un point tel que l’on a envie de dire : « Assez ! Nous savons qu’elle existe, le film finirait tout de suite si ce n’était pas le cas ! »

Flightplan arrive enfin laborieusement à son troisième acte, le vrai visage du film se met en place… et il s’agit effectivement d’un crasse thriller ordinaire. Un complot criminel hautement improbable émerge des brumes à la stupéfaction grandissante des spectateurs, qui se demandent alors à quoi a bien pu servir l’essentiel des minutes du film jusque-là. La finale se résout à coup d’explosifs et de dommages matériels considérables, ce qui n’empêche pas l’héroïne de se mériter les applaudissements d’une foule qui, en se basant sur l’information qui est disponible à ce moment-là, aurait dû demander son arrestation immédiate.

Si Flightplan a un mérite, c’est de faire paraître l’autre thriller aérien de 2005, Red Eye, comme un petit bijou efficacement mené. Dans son état actuel, c’est un film perdu dans le brouillard, sans boussole et avec une mince idée de sa direction.

Mais si Flightplan est trop sage, Domino court dans toutes les directions en tirant sur n’importe quoi. Si vous avez vu Man on Fire, vous connaissez déjà les abîmes du délire cinématographique dans lesquels peut plonger le réalisateur Tony Scott. Couleurs criardes, sous-titres excessifs, deux niveaux de narration, montage aussi nerveux qu’un chihuahua en feu : on ne sort pas de Domino satisfait, mais complètement épuisé, comme si on venait de se faire coller une raclée cinématographique !

L’histoire est « plus ou moins » adaptée de la véritable histoire de Domino Harvey, un ex-modèle (et fille de l’acteur Laurence Harvey) reconvertie en chasseuse de primes. Mais une fois dépassé le personnage, tout relève de la fiction, surtout lorsque s’amorce l’intrigue compliquée dans laquelle se rencontrent fils à papa, Jerry Springer, fonctionnaires corrompus, télé-réalité, Las Vegas et dix millions de dollars.

Domino défie toute appréciation critique conventionnelle de par son martèlement audiovisuel et la façon dont son intrigue est éparpillée. Un geste d’une violence abominable au début du troisième acte, de même que le reste de l’œuvre d’ailleurs, nous nargue pratiquement d’oser nous lever et de mettre fin à l’épreuve. On en ressort meurtri mais plus fort, et doté de la conviction que Tony Scott est irrémédiablement fou. Ce qui n’empêchera pas Camera oscura d’être là dès la sortie de son prochain film, par pure curiosité…

En tant que biographie, Domino laisse derrière un bien étrange héritage : non seulement le film est-il complètement détaché de la réalité de son sujet, mais Domino Harvey elle-même n’a pas survécu jusqu’à la parution du film : assignée à sa résidence en attente de procès pour trafic de drogue, elle est morte d’une overdose en juin 2005.

D’une façon tordue, l’anecdote agit presque comme épitaphe appropriée.

Le fantôme de Charles Bronson

Il y a de ces films, pas nécessairement bien faits, qui frappent une corde sensible. Produits de leur temps, d’un artiste avec quelque chose à dire, voire même d’une tendance de fond, ces films cristallisent une vague impression et en font une référence. Que sont les films de monstres après Alien ? Les space opera après Star Wars ? Les films de vengeance après Death Wish ?

Ce film de 1974 n’avait rien d’exceptionnel, si ce n’est de répondre à une terreur qui grandissait alors au sein des centres urbains américains. « À tout moment, le crime peut frapper ! Les forces policières sont impuissantes ! Il revient aux citoyens de se faire justice ! » Dans le film, un homme pacifique (incarné par Charles Bronson) se déchaîne après une attaque contre sa famille. Il cherchera à se faire justice absolue.

Le cinéma américain n’a jamais oublié la leçon de Death Wish. Le schéma narratif est depuis devenu familier : l’homme paisible mais compétent, forcé de prendre les armes pour venger/ protéger des âmes innocentes. Quel film d’action ne se termine pas par un affrontement direct entre héros et vilain, affrontement durant lequel le héros se verra parfaitement justifié d’employer tous les moyens nécessaires pour résoudre le problème ?

[couverture]A History Of Violence, le dernier film de David Cronenberg, a connu un succès critique indéniable, et ce, malgré une histoire largement calquée sur Death Wish. Alors qu’un homme (Viggo Mortensen) attire l’attention de criminels, le voilà obligé de se transformer en justicier pour résoudre le problème qui menace sa femme et ses enfants. Seul retournement bien prévisible : le héros n’a rien d’un homme ordinaire, et les criminels qu’il affronte sont en fait de vieilles connaissances. Des scènes d’une violence choquante (et nullement glorifiée) ponctuent le film.

La bande-annonce suggère un film lent et pondéré, et c’est effectivement ce que livre Cronenberg. Death Wish pour public raffiné ? Peut-être, mais ceci excuse à peine l’intrigue évidente. Dès le début de l’histoire, il n’y a pas vraiment à douter : le protagoniste cache un douloureux secret. La révélation, elle, traîne autant en longueur que le reste du film.

Ironiquement, A History Of Violence, adapté d’une bande dessinée, est un film qui fonctionnera mieux chez un auditoire sophistiqué qui ignore tout des films d’exploitation violents. Les plus jeunes, eux, auront déjà tout vu et devront redoubler d’effort pour ne pas s’endormir.

A History Of Violence a la prétention d’être plus qu’un thriller ordinaire. Heureusement, ce n’est pas le cas de Derailed, qui assume pertinemment son rôle de film à suspense. Le contraste est rafraîchissant : Derailed ne donne pas souvent l’impression de perdre son temps.

Mais le fantôme de Charles Bronson n’en est pas plus éloigné pour autant. Tout se met en branle alors qu’une affaire illicite entre deux professionnels (Clive Owen et Jennifer Aniston) tourne mal : il est brutalisé et dévalisé, elle est violée. Mais leur assaillant (Vincent Cassel) n’en a pas encore fini avec eux ; il traque la famille de l’homme et lui extorque de l’argent. Poussé à bout, notre héros aura-t-il le courage de prendre les choses en main et de résoudre le problème ?

Bien sûr que oui. Si Derailed se complaît initialement à dresser une intrigue tordue pour emprisonner son protagoniste dans une toile d’araignée de mensonges et d’obligations (leçon numéro un : ne jamais mentir), le film ne peut finalement pas résister à l’envie de créer un moment à la Charles Bronson alors que le protagoniste parvient finalement à se faire justice. On fait suivre d’une reprise, au cas où l’on n’aurait pas été satisfait la première fois !

Non pas qu’il s’agisse du seul problème de Derailed, qui tombe trop souvent dans le panneau du criminel omniscient et omnipotent, maître d’un plan fragile qui ne peut réussir que dans les films. Cassel est parfaitement à l’aise dans un rôle de pourri (il se permet même une petite réplique francophone hilarante), mais on ne peut pas en dire autant de Clive Owen, qui semble pris au dépourvu dans un rôle où il doit être d’une passivité agaçante.

Néanmoins, c’est un thriller fier de l’être, et il y a un intérêt quelconque à voir la façon dont le scénario mène en bateau à la fois le protagoniste et le public. Satisfaisant lorsqu’il ne reste rien d’autre au vidéoclub… et que l’on a déjà vu Death Wish.

Léger et violent

La comédie criminelle est un genre schizophrénique : d’un côté, il n’y a rien de drôle dans le crime, la mort et les autres poncifs des histoires criminelles. D’autre part, il y a un plaisir transgressif à voir des protagonistes tordus et des histoires sortant de notre quotidien bien rangé. Reste tout de même le moment inconfortable où, au milieu d’un éclat de rire suscité par un acte violent, on se demande comment on en est arrivé à trouver drôle une chose pareille.

Considérons The Ice Harvest, tiens : dans cette comédie de Harold Ramis aux forts relents des frères Cohen, on se retrouve perdu au milieu du Midwest américain, à suivre un avocat couard et véreux (John Cusak) alors qu’il ronge son frein en attendant de quitter Wichita avec deux millions de dollars mal acquis. Le problème : il lui reste deux ou trois choses à régler avant de quitter la ville et son compère criminel est beaucoup plus dangereux que lui. C’est la veille de Noël : se fera-t-il mettre en boîte avant le boxing day ?

Adapté du roman éponyme de Scott Phillips, The Ice Harvest oscille entre clubs de danseuses, bars et maisons où rien ne fonctionne bien. Notre héros est pris entre un partenaire agressif, une femme fatale et un boss de la pègre qui n’apprécie guère de se faire filouter. Après un lent départ, les morts violentes se succèdent au cours de la dernière moitié du film, surtout quand nos deux compères tentent de se débarrasser d’une malle encombrante. On se surprend à rire.

Le film n’est pas sans procurer sa part de plaisir (du premier acte, on retiendra la façon elliptique dont les personnages sont introduits et les relations que l’on découvre entre eux) mais, même en étant indulgent, on ne sera pas particulièrement impressionné. Bon pour un divertissement sans exigence, sans plus.

Kiss Kiss Bang Bang est un peu plus ambitieux, et nettement plus intéressant pour les amateurs de fiction criminelle. Il faut d’abord se rappeler que c’est une œuvre de Shane Black, un scénariste qui avait fait les bonnes années du pur cinéma d’action hollywoodien avec Lethal Weapon, The Last Boy Scout et The Long Kiss Goodnight. Après une longue absence, le voici de retour à la fois sur la page et derrière la caméra avec cet hommage aux paperbacks criminels des années 1930-1950. Très librement adapté d’un livre de Brett Halliday, Kiss Kiss Bang Bang combine l’intrigue tordue d’un bon roman jaune à la verve flamboyante de Black.

La mise en situation envoie un petit truand new-yorkais en Californie dans l’espoir de décrocher un rôle important. Mais la véritable intrigue débute alors qu’une voiture vient planer au-dessus du truand et d’un détective privé, les forçant à sortir une femme déjà morte d’un lac. La situation deviendra encore plus rocambolesque au fur et à mesure que s’enchaîneront les événements subséquents. Le tout est structuré sous forme de chapitres aux titres tirés des romans de Raymond Chandler (The Lady in the Lake, etc.).

C’est assez astucieux, surtout lorsque Black se permet des clins d’œil cinématographiques : le narrateur oublie parfois où il en est rendu et proteste devant les invraisemblances de son propre scénario. Black assaisonne le tout de plusieurs dialogues savoureux et de quelques blagues au sujet d’Hollywood.

Ambitieux, pas complètement réussi mais d’une fraîcheur imbattable, voici un film imparfait qui saura tout de même plaire aux amateurs endurcis de cinéma noir. On oublie presque de se demander pourquoi on rit alors que se succèdent à l’écran mutilation, torture génitale et morts violentes.

Peut-être est-il préférable de ne pas trop se poser de questions.

La saison du cinéma pour adultes

Entre les nullités estivales et la saccharine de la période des fêtes, il n’est pas impossible d’espérer quelques films ambitieux qui sauront plaire à un public adulte et averti. Dans la foulée de The Constant Gardener, voici donc trois films une cote au-dessus de ce que l’on voit habituellement au cinéma. Trois films dont l’impact, en fait, n’est pas sans rappeler celui d’un bon livre.

La comparaison est plus qu’accidentelle dans le cas de Jarhead, puisqu’il s’agit de l’adaptation de l’autobiographie à succès d’Anthony Swofford, un marine ayant servi durant la guerre du Golfe de 1991. Entraîné comme tireur d’élite, Swofford ne vit certainement pas ce qu’il espérait dans ces quelques mois passés au Moyen-Orient.

Le livre était cinglant de réalisme : répétant une vérité éternelle, Swofford décrit l’armée comme un rassemblement de jeunes hommes à peine assagis par la discipline militaire. S’ennuyant au milieu d’un désert à attendre un ennemi quasi mythique, ils sont souvent plus dangereux que les forces iraquiennes. D’une absurdité noire qui ne sera pas sans rappeler MASH ou bien Buffalo Soldiers, Jarhead se révèle être l’histoire d’une guerre atypique. Le personnage de Swoff (Jake Gyllenhaal) n’est pas aussi approfondi que sur la page (une scène rapide nous montre intentionnellement des portes qui se referment sur plusieurs passages importants du livre), mais il nous illustre l’expérience de Desert Storm telle qu’elle a été vécue par la majorité de ses participants : une corvée, une épreuve de patience et une expérience marquante, sans être complètement réelle.

Cinématographiquement, le film bénéficie de la touche assurée de Sam Mendes (American Beauty, Road to Perdition) et d’une recréation historique assez impressionnante. Une scène au milieu d’un champ de puits de pétrole enflammés s’avère particulièrement mémorable. La conclusion diablement efficace nous rappelle que la vie continue.

Si on peut reprocher quelque chose à Jarhead, c’est de s’étirer en longueur et de manquer d’audace. Satisfaisant mais sans plus, Jarhead navigue trop habilement entre les pôles de la politique américaine, reléguant même les propos anti-pétrolières du livre à l’illuminé gauchiste qui accompagne Swofford. Le film est un compagnon acceptable à Three Kings, mais on se surprend à souhaiter un peu plus, et de façon plus intéressante.

Lord of War, au moins, a le mérite d’être plus sardonique et beaucoup plus amusant. Biographie romancée d’un trafiquant d’armes qui se hisse du ghetto polonais de Brooklyn jusqu’au jet-set international, voilà un film qui sait rendre son anti-héros attachant.

Fabuleusement interprété par Nicholas Cage, le protagoniste vogue allègrement des États-Unis à l’ex-URSS, puis au Tiers-Monde, où il fait affaire avec quiconque aura les moyens de payer sa marchandise. (« Back then, I didn’t sell to Osama Bin Laden. Not because of moral reasons, but because he was always bouncing checks. ») La séquence d’ouverture donne le ton, traçant d’un long plan ininterrompu le trajet d’une balle de la manufacture jusqu’à son utilisation fatale. Le reste du film offre un aperçu du métier de trafiquant d’armes, un peu comme s’il s’agissait d’un Goodfellas pour ce type d’occupation. D’autres anecdotes saugrenues montrent les aléas du métier, allant d’un atterrissage en catastrophe sur une route africaine à la visite d’un dépôt d’armes soviétique.

Mais l’humour noir du film ne peut cacher une intention didactique bien réelle : Lord Of War existe dans un environnement où ces terribles petites guerres servent à remplir les poches des pays du premier-monde. Quand le protagoniste est finalement coincé par un policier tenace d’Interpol (Ethan Hawke), de puissants intérêts feront savoir à l’idéaliste qu’il s’agit là d’un développement inacceptable. Superbe conclusion, sauf qu’elle est précédée de quelques minutes que l’on trouvera trop sentimentales dans un film qui, jusque-là, prêchait fort bien par le contre-exemple.

Pourtant, on reste curieusement satisfait de ce film original qui a deux ou trois idées derrière la tête. Ce n’est pas du Scorsese, mais la comparaison n’est pas complètement déplacée. À tout le moins, le divertissement est au rendez-vous grâce à une réalisation limpide et à un scénario bourré de détails amusants.

Syriana est une autre paire de manches. Si on ne nie pas l’impact narratif plaisant d’une histoire menée avec une confiance absolue en son auditoire, il devient vite évident qu’il ne s’agit pas d’un autre film conçu pour épater la galerie. L’antécédent le plus clair de ce film est Traffic, ce qui n’est pas un accident : Steven Gaghan, le scénariste/réalisateur de Syriana, avait remporté un Oscar pour le scénario du film de Stephen Soderbergh. Ici, Gaghan se sert d’une intrigue tissée de plusieurs ficelles narratives pour explorer les enjeux reliant les mondes du renseignement, des affaires, de la politique, du pétrole… et du terrorisme.

Entre autres particularités, Syriana trace le chemin qui peut mener un jeune homme à se transformer en assassin-suicide. Mais c’est également un film qui explore comment le gouvernement peut être au service de l’industrie, comment l’argent crée sa propre moralité, comment n’importe qui peut être séduit par l’attrait du pouvoir qui semble inévitablement accompagner le pétrole.

Mais ce qui est encore plus séduisant que l’intrigue elle-même, c’est la façon dont elle est assemblée, par vignettes courtes et obliques qui finissent éventuellement par créer une tapisserie narrative que l’on comparera sans peine à celle d’un excellent livre. Gaghan livre ici une œuvre magistrale qui traite ses spectateurs avec respect. Inspiré par le documentaire See No Evil de l’ex-agent de la CIA Robert Baer, Syriana est un thriller géopolitique qui humanise des enjeux complexes. L’étonnante distribution des rôles est sans faute, mais c’est George Clooney qui étonne comme agent barbu et bedonnant. Même privé de la belle gueule qui a assuré sa célébrité, Clooney exhibe ici les qualités d’un acteur de premier plan.

Pour les lecteurs d’Alibis, l’attrait principal de Syriana sera de voir une histoire à haute densité narrative superbement livrée. On en ressort tout aussi exténué que dans le cas de Domino, mais avec une satisfaction indéniable. Si Camera oscura a tendance à trop critiquer les studios américains pour leur manque d’audace, on retrouve ici un film qui fera peut-être époque : les qualités d’une œuvre d’auteur, mais avec les moyens d’un studio Warner Brothers pour nous amener, parfois très rapidement, autour du monde en quête d’un sujet complexe. Vous avez dit Oscar ?

Third Man Out : a Donald Strachey Mystery

Voici un film que vous ne trouverez probablement qu’au vidéoclub ; pour situer son calibre, la locution « Film tourné pour la télé » convient assurément, sans nier ses qualités. Il s’agit d’une œuvre canadienne tournée à Vancouver et à Toronto.

Certains lecteurs d’Alibis connaissent peut-être Donald Strachey, même s’il n’en a pas souvent été question dans la revue. Signés Richard Stevenson, sept romans (échelonnés de 1981 à 1996) mettent en scène le détective privé Strachey, homosexuel vivant en couple avec l’attaché politique d’une sénatrice, à Albany, N.Y. (Albany qui, en passant, a été le décor des romans d’un écrivain plus célèbre, William Kennedy).

Le roman de Stevenson adapté ici était le quatrième de la série. La critique évoque le côté spirituel (au sens d’humour) de cette série policière ; cela se retrouve bien à l’écran, quoique d’une manière plutôt « premier degré ». Les emprunts visuels et musicaux au cinéma noir du milieu du vingtième siècle semblent eux aussi relever du premier degré plutôt que de l’ironie, ce qui m’a fait grogner plus d’une fois. Rien à voir avec les intentions et le talent d’un David Lynch, par exemple.

Dirigé par Ron Oliver, réalisateur issu du monde de la télé, Third Man Out raconte comment Don Strachey commence par refuser le mandat que voudrait lui donner John Rutka, un webjournaliste gai qui s’est fait une cohorte d’ennemis en « sortant du placard » des personnalités homosexuelles qui auraient bien voulu y rester. Rutka a été blessé par balle dans son propre salon, puis visé par un cocktail Molotov, mais Strachey (qui n’a jamais approuvé ses méthodes) le soupçonne d’avoir mis en scène lui-même ces agressions avec l’aide de son amoureux. Toutefois, lorsque Rutka est enlevé, assassiné et brûlé dans une grange de la région, Strachey s’en veut d’avoir refusé d’enquêter sur ces menaces. Un peu tard, au prix de sa sécurité et de celle de son compagnon de vie, Strachey cherchera le coupable parmi les gens sur lesquels le journaliste quinquagénaire accumulait des dossiers garnis de photos compromettantes (notables locaux, prêtres soupçonnés de pédophilie, politiciens de droite).

À l’exception de l’apparition de cinq minutes d’une (vraie) vedette porno, tous les rôles sont interprétés par des acteurs de la télé, dont l’excellent Jack Wetherall (qui incarnait l’oncle sidéen dans la série culte Queer as Folk), personnifiant l’ambigu Rutka. Une enquête plutôt convenue mais scénarisée de manière efficace maintient l’intérêt jusqu’au dernier quart d’heure, où le drame se corse et s’avère moins superficiel qu’on pouvait le croire. [DS]

Bientôt à l’affiche

Alors que l’automne cède la place à la saison hivernale, le prochain trimestre reste incertain. Il y a bien sûr les chouchous pressentis de l’oncle Oscar : Capote (au sujet de l’écriture du célèbre In Cold Blood) récolte déjà sa part de critiques élogieuses, Woody Allen s’attaque au thriller romantique avec Match Point et Stephen Spielberg promet une exploration du côté sombre du contre-terrorisme avec Munich.

En 2006, les cinéphiles auront la chance de jeter un coup d’œil sur la célèbre académie navale Annapolis. Harrison Ford, quant à lui, revient au grand écran avec Firewall, un thriller où il aura peut-être l’occasion de régler un problème. Dans les films de moindre envergure, on notera Freedomland (un drame policier à thématique raciale) et Running Scared (dans lequel un fusil est l’objet de toutes les convoitises).

Mais n’oublions pas qu’après décembre arrive janvier… le mois où les studios nettoient leurs voûtes en espérant que personne ne remarque le résultat !

En attendant tout ceci anxieusement, bon cinéma !

Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.

Daniel Sernine est écrivain, critique, directeur de la revue Lurelu et directeur littéraire de la collection Jeunesse-pop chez Médiaspaul. Membre régulier de la chronique « Sci-néma » de la revue Solaris, sa grande connaissance des genres et son amour du septième art en font un invité de marque pour cette chronique.

Mise à jour: Décembre 2005

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *