Camera oscura (XIV)
Christian Sauvé, avec la participation de Daniel Sernine
Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 1 434Ko) d’Alibis 14, Printemps 2005
Tranquille, l’hiver 2005 ? À première vue, les amateurs de films à suspense ont dû rester sur leur faim, les cinémas ayant eu à l’affiche les offrandes familiales du temps des fêtes, suivies des favoris à la course aux Oscars. La sortie plus tardive de quelques films d’intérêt n’aidant pas à boucler ce trimestre (on reparlera de Hostage et de The Interpreter au prochain numéro), il a fallu chercher un peu plus loin que d’habitude pour trouver une bonne dose de cinéma criminel.
La nouveauté n’est pas au rendez-vous: des huit films examinés dans cette chronique, six sont des adaptations, des histoires vraies, des suites ou des remakes (et parfois tout cela en même temps!). Coïncidence ou tendance de fond ? Heureusement, notre correspondant spécial Daniel Sernine rehausse l’image du trimestre en s’intéressant au plus récent film d’Almodóvar, une oeuvre tout à fait… originale, et aux Mémoires affectives, de Francis Leclerc, grand gagnant de la dernière remise des prix Jutra.
La douzaine s’amuse
Commençons par la plus grande déception du trimestre : Ocean’s Twelve [Le Retour de Danny Ocean]. Il s’agit bien sûr de la suite d’Ocean’s Eleven, une comédie criminelle relativement plaisante (elle-même un remake) qui avait connu un certain succès à la fin 2001. Chose relativement rare, toute la distribution principale du premier film est de retour (George Clooney, Julia Roberts, Brad Pitt, Matt Damon, Andy Garcia, etc.), en plus de nouvelles têtes, tels Catherine Zeta-Jones, Robbie Coltrane et Vincent Cassel. Toute une équipe! Mais un joueur crucial manque à l’appel : le réalisateur Stephen Soderbergh en mode « divertissement ».
Il faut comprendre que Soderbergh est un réalisateur ayant deux personnalités. En mode « artistique », il est capable de Solaris et Full Frontal, des oeuvres intéressantes mais frustrantes de par leur hermétisme indulgent. En mode « divertissement », Soderbergh sait livrer des « films à pop-corn » tels Ocean’s Eleven et Erin Brockovich : des succès populaires tout à fait convenables et accessibles, mais un peu vides de profondeur. (Évidemment, Soderbergh n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il combine ses deux facettes pour réaliser des films tels Out Of Sight et Traffic , à la fois prenants et réfléchis.) Hélas, Ocean’s Twelve ressemble plus à une suite de Full Frontal qu’à Ocean’s Eleven: Soderbergh attaque le materiel comme s’il s’agissait d’une occasion de se payer du bon temps avec ses acteurs favoris.
L’intrigue est déjà mince: trois ans après le coup du Bellagio raconté dans Ocean ’s Eleven , le propriétaire du casino filouté retrouve tous les membres de l’équipe et les informe assez brutalement qu’ils ont quelques semaines pour lui rendre la somme subtilisée or else… L’ultimatum est un problème puisqu’une bonne partie de l’argent a depuis été dépensée et qu’il leur est impossible de travailler incognito aux États-Unis. Dernier refuge : l’Europe, où ils tenteront de cumuler des coups fumants, tout en étant nargués par le « Night Fox », soi-disant le meilleur cambrioleur de la planète. Danny Ocean réussira-t-il à trouver l’argent, à éviter la police, à sauvegarder son mariage et à damer le pion à un ennemi qui fait de leur rivalité une affaire d’honneur ?
Il y a tout de même une parcelle d’intérêt dans le résumé précédent ; l’idée d’une confrérie de voleurs professionnels en compétition amicale a un certain charme, tout comme l’attrait d’un film se déroulant en Europe. Les films de cambriolage, de toute façon, dépendent de détails et d’atmosphère : puisque l’intrigue du « grand coup » est souvent identique d’un film à l’autre, les astuces sont souvent plus mémorables que les retournements. Ocean’s Twelve n’est pas une exception à la règle : ce sont les détails qui donnent toute sa particularité au film.
Soderbergh semble s’amuser avec Ocean ’s Twelve , sans effort particulier pour rendre le film intéressant pour ceux qui n’assistaient pas au tournage. Outre la cinématographie granuleuse, Soderbergh paraît trouver un malin plaisir à tourner de façon inhabituelle… pour le seul plaisir de le faire. Le décollage d’un avion est filmé de côté; les personnages parlent constamment en énigmes ; les acteurs se parodient eux-mêmes. Pourquoi ? Parce que c’est inhabituel… mais cela ne fait pas nécessairement de Ocean’s Twelve un meilleur film. On se lasse rapidement de ces trucs, surtout lorsqu’ils ne mènent nulle part. Les acteurs s’amusent bien, mais l’humble public payant aura l’impression de se retrouver par accident à une fête où il n’était pas invité.
Il serait malhonnête de ne pas reconnaître qu’il y a tout de même un certain plaisir à découvrir les trouvailles de Soderbergh et à entendre quelques extraits de dialogue. (« Look, it’s not in my nature to be mysterious. But I can’t talk about it and I can’t talk about why. ») Ceci dit, le film est une bien pâle suite à Ocean’s Eleven , et une fraction de ce qu’il était possible d’accomplir avec le matériel à la disposition de Soderbergh. Divertissant ? Occasionnellement. Décevant ? Absolument.
Quand « cool » veut dire « plus gentil »
Be Cool [vo] est à la fois la suite du film Get Shorty (1995, Barry Sonnenfeld), une adaptation du roman de 1999 d’Elmore Leonard et une adaptation d’une suite inspirée d’une adaptation, Leonard ayant avoué que l’interprétation de John Travolta n’était jamais trop loin de son esprit lors de l’écriture du deuxième roman.
Tordu ? Pas autant que l’intrigue du film, qui réussit à tresser une tapisserie comico-criminelle avec des douzaines de personnages en un peu moins de deux heures. Cette efficacité est encore plus remarquable étant donné l’air décontracté de la réalisation de Gary F. Gray (The Negociator, The Italian Job), qui agence les éléments du film avec une aisance déconcertante.
Get Shorty avait trouvé son auditoire grâce à un mélange plaisant de comédie noire, d’emprunts à la culture populaire et grâce à son regard satirique sur le monde du cinéma. Be Cool s’attaque plutôt à l’industrie de la musique et renouvelle l’essentiel de sa distribution, mais évite de trop changer les éléments cruciaux de la formule. Chili Palmer (Travolta) est de nouveau dans son élément comme ex-gangster mettant ses talents au service d’une jeune chanteuse du nom de Linda Moon (Christina Milian). Mafieux russes, criminels hip-hop et imprésarios véreux tenteront de l’en décourager, mais nul ne pourra résister aux talents inhabituels de Palmer.
Comme film, Be Cool fait passer un bon petit moment, profitant d’une distribution étonnante et d’une atmosphère sympathique malgré le carnage soutenu. Mais comme adaptation, les inconditionnels d’Elmore Leonard resteront sur leur faim. Tout, de Chili Palmer à Linda Moon, est nettement plus gentil sur pellicule que sur papier : le gangster perd ses doutes ; la chanteuse indépendante devient une poupée talentueuse; les criminels agissent en bouffons. Qui plus est, l’obsession de Chili Palmer à trouver dans sa vie des idées pour son prochain film est complètement évacuée.
Ce serait agaçant… si on ne trouvait pas déjà dans le roman d’origine une demi-douzaine de clins d’oeil à la façon dont la version filmée de Be Cool sera plus gentille, plus simple et beaucoup plus resserrée que la « véritable histoire » de Chili Palmer et Linda Moon. Maintenant que l’adaptation correspond parfaitement à ces critères, Elmore Leonard doit bien rire dans sa barbe.
Quand on n’a pas d’idées…
Alors que la banqueroute créative de Hollywood entame sa huitième décennie, les studios n’ont plus aucun scrupule à vampiriser les quelques parcelles d’intérêt qui dorment dans leurs voûtes. Sans prétendre que les films originaux sont toujours des chefs-d’oeuvre, l’annonce de n’importe quel remake n’est pas sans suggérer une abdication de l’originalité au profit du confort financier de ceux qui financent de telles initiatives. En attendant mieux, on peut toujours examiner originaux et remakes, quitte à en profiter pour considérer l’état du divertissement populaire alors et aujourd’hui.
Deux remakes récents ont au moins le bon sens de ne pas trop modifier leur idée initiale. Dans Flight of the Phoenix [Le Vol du Phénix], un avion s’écrase au milieu du désert et la douzaine de survivants doivent collaborer pour reconstruire un nouvel avion à partir des pièces de l’ancien. Pour Assault on Precinct 13 [ L’Assaut du poste 13 ], un poste de police isolé est assiégé par une bande vouée à l’annihilation complète de ceux qui sont à l’intérieur du poste.
Dans les deux cas, on a recours à des trames dramatiques simples et prenantes. Dans Flight of the Phoenix , on retrouve l’attrait de l’aventure, de la camaraderie entre des hommes se débrouillant pour mettre fin à une situation impossible, transposition sèche du scénario de l’île déserte et du rafiot qu’il leur faudra construire pour se sortir de là. En ce qui concerne Assault on Precinct 13, on voit aisément les parallèles avec les westerns portant sur des forts perdus au milieu de nulle part, entourés d’Indiens sanguinaires qui ne rêvent que de massacrer les assiégés.
L’ajout le plus significatif à ces deux remakes a été de contextualiser davantage les situations explorées. Les dix premières minutes de la version contemporaine de Flight of the Phoenix , par exemple, expliquent qui sont les personnages et d’où ils viennent. La nouvelle version d’Assault on Precinct 13 change l’identité des assaillants et, ce faisant, ajoute une couche supplémentaire de complexité à l’intrigue.
Pour le reste, il suffit de préciser qu’il s’agit de deux remakes bien commerciaux pour comprendre l’abondance des moyens techniques à la disposition des réalisateurs contemporains. Le budget d’Assault on Precinct 13 (2005) – de « seulement » vingt millions de dollars – a deux fois l’ampleur de l’effort original de John Carpenter, même en tenant compte de l’inflation depuis 1976. Flight of the Phoenix (2004) est réalisé avec un budget comparable à son prédécesseur, mais peut compter sur des techniques d’effets spéciaux inimaginables en 1965. Personne ne sera surpris de voir que la scène de l’écrasement d’avion est tout à fait spectaculaire, répondant amplement aux exigences des fanas de scènes d’action d’aujourd’hui.
Hélas, avoir trop de moyens à sa disposition peut se révéler contre-productif. Les transgressions techniques de la nouvelle version d’Assault on Precinct 13 sont mineures : le réalisateur abuse d’une caméra nerveuse, mais il n’y a rien ici de terriblement mauvais lorsqu’on considère qu’il s’agit d’un film d’action de série B. La nouvelle version de Flight of the Phoenix est un peu plus problématique : même en avouant que la cinématographie est généralement satisfaisante, on note que le réalisateur John Moore s’accorde trop souvent des moments impressionnistes qui détonnent avec le reste du film.
Ce sentiment d’irréalisme est parfois créé par la cohérence géographique hésitante des deux films. Flight of the Phoenix connaît quelquefois des moments absurdes, alors que l’avion écrasé semble entouré de sable, puis d’un camp de nomades, puis de débris rocheux adéquats au décollage, puis d’un trajet à partir du côté de l’appareil menant aux débris tombés avant l’écrasement. Assault on Precinct 13 ne fait guère mieux : après une mise en scène illustrant un poste de police clairement situé dans un quartier industriel de Detroit, les personnages courent pendant quelques secondes pour se retrouver… en pleine forêt ! Qui a dit que les auditoires d’aujourd’hui étaient plus exigeants ?
D’autres éléments irritants ne cessent de marquer les deux films. Pour Assault on Precinct 13, c’est la « neige » qui n’est pas crédible, alors que les personnages brisent les vitres pour la laisser entrer à l’intérieur de la station et s’y battent allégrement sans la moindre indication de froid ou de gadoue sous leurs pieds. Étrange. En ce qui concerne Flight of the Phoenix, on grincera des dents lors de la scène où les personnages dansent tout à coup au son d’un iPod et du succès pop de 2004 « Hey Ya! » d’Outkast; s’il y avait un moyen de dater irrémédiablement le film, le réalisateur ne pouvait pas trouver mieux… ce qui est dommage dans le contexte d’une aventure qui ne tire pas avantage à être située à une époque précise.
Malgré ces accrocs, on fera tout de même preuve d’indulgence devant deux films passablement divertissants. Les performances des acteurs sont respectables (avec une certaine préférence pour le jeu d’Ethan Hawke et Lawrence Fishburne dans Assault on Precinct 13) et le rythme est généralement efficace. Mais, comparé aux versions originales, on garde l’impression de deux films moulés de façon aussi similaire que possible sur tant d’autres films contemporains. Ce qui, à bien y penser, décrit parfaitement la trajectoire récente du cinéma hollywoodien.
Surprises dans la course aux Oscars
Chou blanc aux Oscars pour le polar cette année. Si, de temps en temps, Oscar s’éprend de films tels The Silence of the Lambs, L.A. Confidential ou Mystic River, ça n’a pas été le cas cette fois. En parcourant la liste des gagnants, on devra être généreux pour y trouver des affinités entre les Oscars 2005 et nos centres d’intérêt. Dans le cas de The Aviator, les démêlés de Howard Hughes avec le gouvernement américain sont tangentiellement intéressants, tout comme les fabuleuses scènes d’aviation savamment orchestrées par Martin Scorsese. Million Dollar Baby est un peu plus près du cinéma à suspense de par son attachement au sport bien violent qu’est la boxe, mais puisque l’accent est mis sur le drame, passons à autre chose.
Non, ça n’a pas été l’année du film de genre. Mais on trouvera dans la liste des mises en nomination deux exceptions précieuses.
La première est Un long dimanche de fiançailles, le plus récent film de Jean-Pierre Jeunet depuis Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2000). La facture des deux films est certainement similaire : en plus des acteurs fétiches de Jeunet (Audrey Tautou, Dominique Piñon), on y reconnaît la narration tangentielle, la réalisation bourrée de trouvailles et le poli visuel commun.
Mais, pour Alibis, Un long dimanche de fiançailles a le mérite supplémentaire de prendre la forme d’une longue enquête. Peu importe si le film est avant tout un drame romantique où une jeune fille cherche à savoir ce qui est arrivé à son fiancé disparu durant la Grande Guerre : Jeunet présente à la fois une enquête complexe, un mystère graduellement révélé et un drame de guerre d’une efficacité surprenante.
On attendait depuis un bon moment une exploration aussi époustouflante de la guerre des tranchées. Jeunet montre le choc des obus, la vision cauchemardesque du no man’s land et le désespoir des soldats français (les cinq « héros » de l’histoire sont des jeunes hommes condamnés à mort, coupables d’automutilation dans l’espoir d’éviter les combats). Cette excellente recréation, à la fois réaliste et fantaisiste, saura sans doute intéresser les férus d’histoire militaire.
Mais il y a plus, car l’odyssée de l’héroïne pour comprendre ce qui est arrivé à son fiancé la forcera à reconstruire le récit compliqué des événements liés à sa disparition. À travers une succession de rencontres, de voyages, d’experts et de témoins, on assiste graduellement à la révélation du mystère, une révélation d’autant plus satisfaisante qu’elle est originale. Un whathappened plutôt qu’un whodunnit , Un long dimanche de fiançailles constitue un des films d’enquête les plus fascinants de 2004. Son style visuel n’est qu’une source supplémentaire de plaisir, et il n’y avait nul besoin d’attendre l’approbation des membres de l’Académie pour prêter attention au film.
L’autre surprise de la course aux Oscars est Hotel Rwanda [Hôtel Rwanda], et il s’agit d’une surprise due en grande partie aux attentes qu’un tel film peut susciter. Histoire véridique d’un homme ayant sauvé près de mille deux cents hommes, femmes et enfants d’un massacre presque certain durant le génocide rwandais de 1994, Hotel Rwanda se présente comme une version contemporaine de Schindler’s List avec tout le bagage émotionnel que semblable histoire présuppose. Un tel film doit traiter son sujet avec un tact approprié : on se souviendra malheureusement de Tears of the Sun, utilisant une thématique similaire comme prétexte à un film d’action. Inversement, il est possible de trop insister : soit, les génocides sont des événements catastrophiques… doit-on pour autant passer deux heures à se sentir misérable pour toute la race humaine ?
La façon dont Hotel Rwanda réussit à naviguer sur la mince ligne entre l’exploitation et le mélodrame n’est pas étrangère à son intérêt pour les lecteurs de Camera oscura : plutôt que de se complaire à faire un film d’action ou un drame déprimant, le scénariste-réalisateur Terry George adopte une troisième voie, celle du film à suspense. Hotel Rwanda reconnaît la terreur du génocide en évitant d’en montrer trop, mais transforme le danger de la situation en une série de défis pour le protagoniste: comment réussira-t-il à prendre soin des centaines d’individus sous sa charge ? Comment s’en sortir alors que les pays du premier monde rechignent à reconnaître la gravité de la situation et refusent d’intervenir ? Le protagoniste Paul Rusesabagina (Don Cheadle) est un gestionnaire d’hôtel, pas un guerrier. Il doit faire face à la situation sans armes, dépendant de contacts fuyants, éloignés ou incapables d’influer sur la situation. Seules son astuce et son intelligence lui permettront de s’en sortir. Comme spectateur, il est facile de s’identifier à cet homme ordinaire plongé dans une série de situations impossibles. Le suspense est constant à travers le film.
On ne pourra pas dire trop de bien des qualités techniques de Hotel Rwanda, un film réalisé avec une efficacité professionnelle, savamment appuyé par des acteurs exceptionnels, un scénario solide et un montage sobre. La formule du film à suspense fonctionne à merveille pour transformer ce qui aurait pu être un sermon prêchi-prêcha en une pièce de cinéma qui retient sans peine notre intérêt. Tout comme le film noir permet de s’interroger sur les pires recoins de la moralité humaine, le thriller s’avère un outil redoutable pour explorer des enjeux politiques d’importance capitale. Sans s’en rendre compte, on ressort de Hotel Rwanda avec une impression viscérale du génocide rwandais, de sa futilité et de l’inaction scandaleuse du premier monde durant les événements. Comment une telle chose a-t-elle pu se dérouler il y a à peine une douzaine d’années ? Les spectateurs canadiens éprouveront une certaine fierté amère à voir l’impuissance héroïque d’un officier de l’armée canadienne (personnage vaguement basé sur Roméo Dallaire, interprété par Nick Nolte) alors que personne ne semble disposé à agir.
Intéressant sans être racoleur, efficace sans être déplaisant, Hotel Rwanda utilise la formule d’un genre pour aborder un sujet difficile à populariser. Si des différences existent effectivement entre le film et la réalité (la véritable odyssée de Paul Rusesabagina s’est étendue pendant des mois plutôt que les semaines décrites dans le film), Hotel Rwanda trouve un équilibre enviable entre faits et fiction, divertissement et éducation. Admirable ; ne manquez pas le film dès son arrivée au vidéoclub.
La mala educación : amour, mensonge et duplicité
Je m’intéresse aux cinémas espagnol et mexicain depuis bientôt dix ans mais, paradoxalement, pas à celui de Pedro Almodóvar (bien que ça risque de changer). Je ne vous cacherai pas que le talentueux Gael García Bernal y est pour quelque chose dans cet intérêt (Amores perros, Y tu mamá también, Le Crime du père Amaro , puis le récent et inoubliable Carnets de voyage ). Précisons tout de suite que La Mala educación se joue sur un tout autre ton et à une tout autre allure qu’Amores perros. Il s’agit d’un film exquis, raffiné, au rythme posé, sans être méditatif.
En 1977, un an après la fin du régime franquiste, le jeune réalisateur Enrique Goded (alter ego d’Almodóvar, est-on amené à penser) épluche les faits divers macabres, dans les journaux, à la recherche d’une idée pour son prochain film. C’est alors que se présente Ignacio (García Bernal), son ami de collège, pas vu depuis quinze ou seize ans. Depuis l’époque de leurs amours, Ignacio est devenu acteur et il apporte à Enrique le manuscrit dactylographié d’un scénario, ou plutôt d’une nouvelle, « La visite », dont la première moitié est basée sur leur propre histoire. Le reste est fiction car l’Ignacio adulte y est devenu travesti, gagnant sa vie dans les cabarets sous le nom de scène « Zahara » et filoutant les hommes tombés sous son charme.
Réservé au départ, le réalisateur renommé accepte de lire le scénario, qui le captive rapidement, puis de revoir Ignacio, qui tient à jouer le rôle du travesti Zahara. Il est réticent à lui confier ce rôle, pour lequel il trouve Ignacio trop baraqué, mais il se laisse convaincre – pour tout dire, Ignacio couche avec lui et devient son amant afin de décrocher le rôle.
Mais où est le drame, où est le mystère ? Le drame est que leur enfance s’est passée dans un collège catholique, au tournant des années soixante, dans l’Espagne hypocrite et répressive de Franco. Le père Manolo, leur jeune prof de littérature, était amoureux d’Ignacio, qui avait une voix d’or et qu’il faisait chanter pour lui (guettez le juste retournement des rôles, même si je ne suis pas sûr qu’en espagnol « faire chanter » ait le même double sens qu’en français). Le prêtre avait surpris les deux garçons aux toilettes et y avait vu l’occasion de faire expulser son jeune rival, Enrique. Ignacio – moment pivot du récit – avait proposé d’accepter tout ce que le prêtre désirerait pour éviter l’expulsion à son ami. En vain, d’ailleurs, et c’est par cette promesse non tenue que commence la « mauvaise éducation » du titre.
Quinze ans plus tard – dans la fiction –, le travesti va « visiter » le père Manolo, devenu directeur du collège, pour exercer un chantage à ses dépens.
Et le mystère ? Eh bien, dès leurs premiers entretiens, Enrique n’est pas convaincu que ce jeune homme venu proposer un scénario soit vraiment son ami Ignacio. Il fera sa petite enquête, et moi, je m’arrêterai ici, sollicitant la mansuétude du lecteur si mon résumé a paru nébuleux. Le film d’Almodóvar est tout sauf confus, malgré un recours systématique à la mise en abyme. Maîtrisé, limpide, le va-et-vient entre passé et présent, entre fiction et réalité, entre identités réelles ou empruntées, concrétise et développe ce que le générique hitchcockien en noir et rouge laissait entrevoir : divers écrits (journaux, manuscrits dactylographiés, graffitis) y sont successivement déchirés pour révéler d’autres images ou documents sous-jacents, et ainsi de suite.
Ajoutons à cela, en cours de film, des hommages à diverses oeuvres musico-cinématographiques (dont la pertinence m’a généralement échappé, honte à mon inculture).
À la lecture du synopsis, on pourrait se dire « Ah non, pas une autre de ces histoires à la “DPJ” sur les enfants abusés »… mais non, il ne s’agit pas de cela, pas plus qu’il ne s’agît d’une de ces intrigues qui donnent mal à la tête à force de complexité. Dans ce qui est, paraît-il, l’un des films les plus personnels d’Almodóvar, personne n’est exclusivement victime, nul n’est entièrement bourreau ni uniquement exploiteur. Drogue et meurtre sont montrés sans rien de sordide, presque délicatement, et l’on reste rivé à son siège jusqu’à la toute fin sans qu’une seule arme à feu n’ait été montrée dans la nuit madrilène et sans que la moindre voiture n’ait été engagée dans une poursuite sous le soleil ibérique.
Disons en concluant que les acteurs sont excellents et que la caméra les aime – complaisamment dans le cas de García Bernal, mais qui s’en plaindra ? Peut-on nommer beaucoup d’acteurs qui sont aussi belles qu’ils sont beaux ? [DS]
Mémoires d’eau
Il y a des moments où l’on doute du jugement des critiques, commentateurs et autres intervenants du milieu cinématographique (je pense aux diverses nominations de Dans une galaxie près de chez vous, y compris pour « Meilleure direction artistique », « Meilleure direction photo » et « Meilleur scénario » !), mais d’autres événements viennent vous redonner un peu confiance, sorte de bouée de sauvetage avant que vous ne sombriez dans une mer de cynisme. L’attribution récente de quatre Jutra aux Mémoires affectives (Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur acteur, Meilleur montage image) est au nombre de ces événements.
Le réalisateur Francis Leclerc nous avait déjà donné Une jeune fille à la fenêtre (2001). Dans Les Mémoires affectives, il nous présente un autre « exilé de l’intérieur », Alexandre Tourneur (Roy Dupuis), personnage qui n’est pas sans rappeler celui qu’incarnait Guy Pearce dans Memento, et dont le nom de famille doit peut-être quelque chose à Jacques Tourneur, réalisateur français prolifique qui oeuvra surtout à Hollywood et signa Out of the Past (1947), autre film noir sur la mémoire piégée.
Comme le personnage Pearce dans Memento, celui excellemment et sobrement interprété par Roy Dupuis est à la merci des témoignages et souvenirs d’autrui, en plus de notes griffonnées et d’articles épinglés sur les murs, pour reconstituer la réalité qui lui échappe : celle de sa propre vie avant un terrible traumatisme. « Quand tu m’as débranché, tu m’as (re)mis au monde », confiera Tourneur à un certain personnage, et c’est en effet à cette quête de mémoire qu’on assiste en suivant cet amnésique qui se réveille d’un coma au moment où un inconnu débranche l’appareil qui le maintenait en vie à la suite d’un accident de la route. Tout en réapprenant à formuler des phrases complètes et à marcher sans aide, Tourneur apprendra qu’il avait une épouse (dont il était depuis longtemps séparé), une fille adulte (avec laquelle il s’entendait plus ou moins bien), une maison près de La Malbaie, un partenaire d’affaires (co-propriétaire avec lui d’une clinique vétérinaire), une maîtresse et même un frère, désormais introuvable. Un portrait guère flatteur en émergera, celui d’un Tourneur alcoolique, infidèle, au caractère renfermé et emporté. La particularité de ses entretiens avec ses proches est qu’à mesure qu’ils lui confient certains de leurs souvenirs, ils semblent à leur tour les perdre, apparemment contaminés par son amnésie à lui. Autre particularité: à côté d’images d’enfance authentiques mais très fragmentaires, sa tête héberge des souvenirs qui ne devraient pas lui appartenir, comme ceux d’un Innu qui se traduisent par un poème récité en montagnais, une langue que Tourneur ne connaît pas.
Tout ceci au fil d’une enquête où Tourneur, aidé par une policière locale, cherche l’identité du chauffard qui l’a laissé pour mort au bord d’une route et celle (la même?) de l’inconnu qui espérait le faire taire à jamais en débranchant le respirateur. Il cherche aussi son frère aîné, qui détient la clé d’un souvenir en quelque sorte fondateur, celui de la noyade de leur père, d’où procède la peur de l’eau (et des armes à feu…) qui hante Tourneur.
Le film est co-scénarisé par Marcel Beaulieu, capable du pire (Dans l’oeil du chat, Dans le ventre du dragon) mais heureusement, plus souvent, du meilleur (Une jeune fille à la fenêtre , Farinelli , Cap Tourmente , Cargo , Les Fous de Bassan , Anne Trister). Certains critiques ont trouvé à redire à ce scénario gigogne, mais quiconque a fréquenté le fantastique et la science-fiction accueillera sans doute avec plus d’ouverture les aspects inexplicables (rationnellement) de cette amnésie apparemment contagieuse.
La sensibilité toute personnelle du réalisateur Francis Leclerc donne le ton à ce beau film aux couleurs froides, couleurs bleutées et blanches de l’hiver (hormis certains souvenirs aux teintes plus charnelles), ton intimiste et laconique mais jamais lancinant ni cérébral.
Hiver, noyade, perte des souvenirs… il est un peu troublant de penser que ce film est associé, par quatre prix portant son nom, à la mémoire de Claude Jutra… [DS]
Bientôt à l’affiche
Les machines à pop-corn, les fusillades interminables, les protagonistes échappant à des explosions nucléaires… vous entendez ce son ? Au cinéma, la saison estivale s’étire de plus en plus sur toute l’année et le printemps 2005 ne sera qu’un apéritif pour l’été prochain. Vous voulez des adaptations ? Voilà que s’annoncent Sahara (Clive Cussler), Sin City (Frank Miller ; ne ratez pas la bande-annonce) et Hostage (Robert Crais). Vous voulez des suites et des remakes ? Attendez de voir XXX: State Of The Union et House Of Wax. Vous voulez des films de réalisateurs fiables ? Restez à l’affût de The Interpreter (Sidney Poitier) et Kingdom of Heaven (Ridley Scott).
Ouf! En attendant de voir les résultats, bon cinéma!
Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/ .
Daniel Sernine est écrivain, critique, directeur de la revue Lurelu et directeur littéraire de la collection Jeunesse-pop chez Médiaspaul. Membre régulier de la chronique « Sci-néma » de la revue Solaris , sa grande connaissance des genres et son amour du septième art en font un invité de marque pour cette chronique.