Camera Oscura 12

Camera oscura (XII)

Christian Sauvé

Exclusif au volet en ligne (Adobe Acrobat, 953Ko) d’Alibis 12, Automne 2004

C’est un truisme, connu de tous les cinéphiles : les saisons se suivent et ne se ressemblent pas. Au cinéma, l’été n’est pas le temps le plus propice à la réflexion, surtout lorsque s’amènent les gros canons d’Hollywood. Mais il y a toujours moyen de trouver ce que l’on cherche, surtout si l’on ne se laisse pas aveugler…

L’été en documentaire

Ça doit être l’effet d’une année électorale. Impossible de le nier: le cinéma populaire est avant tout le théâtre privilégié de la fiction. Contrairement aux librairies et aux bibliothèques, les cinémas n’ont pas de section « Documentaires ». Même au vidéo-club, la non-fiction est souvent reléguée au rayon des intérêts spéciaux.

Les choses ont commencé à changer en 2002 avec Bowling For Columbine, de l’activiste Michael Moore. Contrairement à la plupart des documentaires, celui-ci obtint alors un petit succès commercial. Qui plus est, le film a suscité une controverse, en exploitant la polarisation politique au sud de la frontière. Comble du triomphe, le film remporte l’Oscar du meilleur documentaire, menant à un des discours de remerciement les plus mémorables de l’histoire des Academy Awards (Shame on You, Mister Bush…, etc.).

Chemin faisant, Bowling For Columbine a semblé briser la barrière qui coupait les documentaires de l’accès aux cinéplex. L’année 2003 s’avère excellente en la matière, avec des films comme Winged Migration, Tupac: Resurrection et The Fog of War, ce dernier remportant également l’Oscar du meilleur documentaire.

Une surprise, surtout lorsqu’on considère qu’il s’agit essentiellement d’une entrevue d’une heure trente avec une seule et même personne.

Les férus d’histoire américaine connaissent bien Robert Strange McNamara, le secrétaire de la défense américaine sous Kennedy et Johnston, de 1960 à 1968. C’est durant sa tenure qu’a lieu la crise d’octobre 1962 et l’embourbement américain dans la guerre du Vietnam. Personnage controversé s’il en est, on le décrivait à l’époque comme un wunderkind technocrate, un gestionnaire pour qui destruction massive était synonyme d’efficacité. Sa carrière post-politique s’avérera truffée de regrets, menant à une autobiographie candide, In Retrospect (1995).

The Fog Of War peut être perçu comme une suite et une apostille de cette autobiographie. Dans le film, McNamara présente onze leçons apprises lors de sa carrière et nous offre ainsi le portrait d’un homme complexe plongé dans des circonstances extraordinaires. De ses expériences durant la Deuxième Guerre mondiale (où il maximise le rendement des bombardements américains) à sa participation dans la crise d’octobre 1962 (« Rationality will not save us », conclut-il), McNamara déballe les révélations. Réalisé sous forme d’entrevues entre le réalisateur Errol Morris (toujours invisible, parfois audible) et un McNamara au regard perçant, The Fog Of War est occasionnellement enjolivé d’images d’archives, de matériel symbolique (illustrant, par exemple la « théorie des dominos »), de montage stylisé ou bien, de façon plus fascinante, de conversations enregistrées entre McNamara et d’autres membres de l’administration Kennedy. McNamara a gardé toute sa tête et a gagné en sagesse. Ses conclusions sont impitoyables et pleines de bon sens, applicable en tout temps et d’une importance renouvelée après tout l’imbroglio ayant mené à l’invasion de l’Iraq sous de faux prétextes.

Une bonne connaissance de la carrière de McNamara permettra sans doute au spectateur plus averti de mieux apprécier ses révélations. Arrivé depuis peu en club vidéo, The Fog Of War mérite amplement le détour si vous êtes à la recherche d’un cinéma intelligent. Qui aurait pensé voir une thèse de géopolitique au grand écran ?

Heureusement, la vague du documentaire astucieux ne s’arrête pas là. En salles depuis l’an dernier au Canada, récemment distribué aux États-unis, bientôt disponible en ciné-club, The Corporation s’éloigne du strict documentaire pour se rapprocher de l’essai. À prime abord, ce film peut sembler un choix curieux pour Alibis : qu’est-ce qu’un documentaire sur une institution économique vient faire dans une revue dédiée aux meurtres et aux mystères ? Mais la vérité s’impose dès les premières minutes. La corporation, nous suggère ce film adapté du livre éponyme de Joel Bakan, a su profiter d’une entourloupe juridique pour s’imposer comme une personne légale. Alors pourquoi ne pas l’étudier comme personne morale ?

Le constat n’est guère flatteur : les corporations ne montrent aucun remord lorsqu’elles affectent la vie des gens, bafouent les règles imposées par la population ou prennent avantage de l’environnement. Les corporations, explique le film, sont des entités fondamentalement amorales, dont toute considération éthique est subordonnée à la quête des profits. Pis encore : à en juger par leurs actes, le profil psychologique des corporations en tant que personnes morales correspond ni plus ni moins qu’à celui d’un… psychopathe.

La variété de techniques utilisées pour convaincre le spectateur confère à The Corporation toute sa force de frappe. En plus du matériel d’archives et des entrevues fort intéressantes (avec un nombre impressionnant de personnalités telles Michael Moore, Naomi Klein, Noam Chomsky et, de l’autre côté de la barrière, Michael Walker, du Fraser Institute), The Corporation expérimente avec de l’infographie, des dramatisations et une réalisation inventive. Il y a beaucoup de matériel connu dans ces quelque 145 minutes, et suffisamment d’histoires révoltantes pour faire un activiste de n’importe quel spectateur. Bref, The Corporation n’est ni plus ni moins que le procès d’un antagoniste déjà bien représenté dans des films tels Erin Brockovich ou bien la nouvelle mouture de The Manchurian Candidate. The Corporation rend-il évident la forme des débats politiques du XXIe siècle, citoyens et gouvernements alliés contre les corporations ? Le futur le dira…

[Couverture]Et puis il est impossible de parler de débat autour d’un documentaire sans mentionner Michael Moore et l’événement cinématographique du trimestre : Fahrenheit 9/11. Séparer le film de son contexte serait un exercice en futilité, mais tentons tout de même de souligner quelques évidences : la politique américaine n’a cessé de se polariser depuis une quinzaine d’années. Cet affrontement gauche/droite a atteint un paroxysme en novembre 2000, alors que l’élection américaine s’est soldée par un résultat que l’on pourrait charitablement qualifier de mitigé. Le vote populaire avait opté pour Al Gore ; le résultat du collège électoral pour George W. Bush. La suite nous est familière : 11 septembre 2001. Loi Patriot. Afghanistan. Iraq.

Fahrenheit 9/11 avait été conçu, au départ, comme un examen de l’administration Bush : de son incompétence, de ses politiques restrictives en matière de liberté civile, de son copinage avec les multinationales et de ses liens à la monarchie saoudienne. Mais les événements sont venus bousculer les choses en plein tournage, et c’est ainsi que la deuxième moitié du film prend un détour par l’Iraq, montrant la dévastation laissée par l’occupation américaine. Le résultat est une attaque tous azimuts contre George W. Bush, son inaction le 11 septembre 2001, la composition de sa base électorale, « the haves and the haves-more  ».

Pareil film ne pouvait passer inaperçu. Des centaines d’éditoriaux ont été publiées à sa sortie, soulevant au passage des questions au sujet de l’influence qu’un simple film peut avoir sur le processus électoral. Démocrates et républicains se sont précipités en salle, pour voir l’objet de la controverse. Triomphant au sommet du box-office malgré une distribution plus restreinte que sa compétition, Fahrenheit 9/11 est devenu le premier documentaire à dépasser le cap des 100 millions $ de dollars au box-office. Le test ultime du documentaire, à en croire Moore, se déroulera le 2 novembre 2004, le soir des élections…

Mais au-delà de la controverse, qu’en est-il du film lui-même? Réussit-il à atteindre ses objectifs en tant que film ?

Ceux qui sont familiers avec le style de Michael Moore ne seront pas surpris d’apprendre que le film atteint sa cible en plein dans le mille. Voir ce film au cinéplex dans une salle bondée, pouvoir jauger la réaction d’une foule finement manipulée par un maître de la propagande, sont des expériences aussi prenantes que le film lui-même. Jouant avec brio sur plusieurs registres émotionnels, Fahrenheit 9/11 réussit à prendre une foule et la faire rire, pleurer, ou gronder à l’unisson.

Mais ne nous leurrons pas : malgré la justesse des propos de Moore, son film est une machine conçue pour convaincre. En tant que tel, Fahrenheit 9/11 est un triomphe. Mais cette efficacité débouche également sur un succès artistique : on mettra au défi n’importe quel autre film de 2004, documentaire ou pas, de réussir à avoir un tel impact. Les scènes montrant l’effet des bombardements américains sont insupportables, tout comme la réaction d’une famille américaine ayant perdu un fils au combat. Ceci est notre Amérique, suggère Moore, êtes-vous d’accord avec cet état des choses ?

Essai déguisé en documentaire, le film s’avère tout de même d’une exactitude factuelle rigoureuse. Ceux qui suivent la scène politique américaine depuis quelques années seront en mesure de témoigner que les faits présentés par Moore sont véridiques. On notera en passant que malgré une attention sans précédent, les opposants à Fahrenheit 9/11 n’ont pas réussi à soulever de questions sérieuses au sujet de l’exactitude du film, se rabattant plutôt sur des comparaisons peu subtiles entre Moore et Joseph Goebbels.

Mission accomplie pour Moore, donc. Mais dans un contexte élargi aux documentaires, Fahrenheit 9/11 est-il un épiphénomène ou bien la manifestation la plus évidente d’une vague de fond ? Il faudra attendre un peu plus longtemps pour voir si les documentaires resteront un genre aussi populaire, surtout une fois mis à part les essais politiques. Entre-temps, il faut bien noter que la vague des documentaires de gauche semble en plein essor : c’est ainsi que sont déjà parus des films tels Outfoxed (sur le réseau d’information de droite Fox), Control Room (sur la chaîne d’information Al-Jazirra) et Bush’s Brain (sur Karl Rove, le conseiller politique du président). De toute évidence, cette tendance durera au moins jusqu’aux élections…

L’été en divertissement

Côté fiction, impossible de passer sous silence la sortie de The Bourne Supremacy, et ce même si cette « adaptation » n’a rien en commun avec l’œuvre de Robert Ludlum sinon le titre et le nom du personnage. Préférant suivre la mythologie du premier film (qui s’éloignait déjà passablement du livre), cette suite renoue avec Jason Bourne, qu’un mafioso russe implique malgré lui dans un assassinat qui contrecarre les plans de la CIA. Agence et ex-agent sont donc amenés à se traquer mutuellement alors que, dans son coin, le mafioso prépare autre chose…

Tout ce qui avait fait le succès du premier film est répété dans cette suite : l’atmosphère européenne, la poursuite automobile frénétique, les trucs du métier d’agent secret et la culpabilité du « nouveau » Bourne alors qu’il découvre ce dont « l’ancien » Bourne est responsable. Le tout est ficelé dans un ensemble relativement satisfaisant, qui renoue avec une tradition de films d’espionnage « réalistes » aux enjeux plus simples et aux méthodes plus classiques (lire: sans calques sur James Bond).

Pour certains, c’est un œuvre qui manquera d’audace, alors que pour d’autres, il s’agit de l’antidote parfait à la nouvelle définition du film d’espionnage comme film d’action. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un film mieux apprécié à la maison qu’au cinéma pour une raison bien simple : il n’y a pas un plan stable durant les deux heures que dure le film. Même dans des scènes très simples, la caméra est portée à l’épaule et divague de façon aléatoire. Yeux sensibles, vous serez prévenus ! On renoncera à comprendre les raisons de ce choix artistique particulier, préférant plutôt admirer le reste de la cinématographie, plus réaliste que la norme.

Il est parfois difficile de distinguer certains remakes des suites, surtout dans le cas de la nouvelle mouture de The Manchurian Candidate. L’annonce de ce projet a fait hausser plus d’un sourcil chez les cinéphiles. Pourquoi donc refaire ce classique de la guerre froide à cette époque-ci ? L’idée même paraissait superflue. Mais après visionnement, le projet paraît respectable, voire même inévitable. Partis les communistes : à leur place, une méga corporation appelée non pas Halliburton, mais Manchurian Global. Leur plan diabolique commence en 1991, durant la guerre du Golfe ; une unité de l’armée américaine est capturée, puis reconditionnée pour donner l’impression qu’un des soldats a héroïquement sauvé la situation. Treize ans plus tard, ce soldat est candidat à la vice-présidence des États-Unis, à une seule balle de la présidence…

Revient donc au solide Ben Marco (Denzel Wahington, égal à lui-même) d’éclaircir la situation lorsqu’il commence à avoir des souvenirs impossibles. Son amitié avec le candidat mandchourien fera-t-elle le poids contre la domination complète de ce dernier par sa mère bourrée d’ambition? Remis au goût du jour, The Manchurian Candidate est une course à épreuve à travers les obsessions d’aujourd’hui. La paranoïa constante encouragée par la guerre au terrorisme, bien sûr, mais aussi le rôle des corporations dans l’appareil politique, les perfectionnements des technologies de surveillance et les techniques de lavage de cerveau. La cinématographie est cauchemardesque, empruntant énormément aux films d’horreur. La bande sonore est tout aussi dérangeante, profitant de sons incongrus ici et là pour renforcer l’effet d’altérité dans lequel est plongé le protagoniste.

Ce n’est pas un film sans failles, la plus importante d’entre elles étant une fidélité peut-être trop étroite à l’œuvre d’origine. Avant d’être un film, The Manchurian Candidate était un roman satirique, et certains éléments loufoques ont malheureusement survécu jusque dans cette version pourtant très sombre. Les machinations politiques sont invraisemblables. (Un jeune célibataire à la viceprésidence ? Non.) Les insinuations d’inceste entre le candidat mandchourien et sa mère sont gratuites. L’assassinat d’un sénateur frise l’incohérence. Certains éléments de l’intrigue sont mal amenés (le rôle de l’agente secrète…) ou « mal abandonnés » (les implants). Ici et là, le film divague un peu trop pour être strictement crédible, y compris quelques scènes délirantes dans la première moitié du film.

Mais la mise à jour effectuée sur The Manchurian Candidate pourrait bien en faire l’un des films définitifs de notre époque, le type d’œuvres qui sera étudié dans vingt ou trente ans comme représentative du début du millénaire. Si nous sommes chanceux, ces étudiants y verront une relique ridicule d’une ère démodée ; si nous ne le sommes pas, ils y feront référence comme de la petite bière innocente…

[Couverture]En revanche, personne ne se souviendra de Collateral deux semaines après sa sortie vidéo, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il s’agit là d’un mauvais film. Le réalisateur Michael Mann (Manhunter, Heat, The Insider) connaît son métier et se contente rarement de livrer un simple divertissement. Les premières images donnent le ton, superbement servies par la cinématographie granuleuse du film. On voit Los Angeles en fin de journée non pas comme une cité, mais comme un organisme desservi par un réseau routier qui l’écrase. Un véhicule parcourt les autoroutes de la ville: le taxi de Max (Jamie Foxx), un conducteur avec du métier.

Mais toute son expérience ne lui servira pas à grand-chose avec son prochain passager, un assassin nommé Vincent (Tom Cruise, artificiellement grisonnant) qui a tôt fait de requérir ses services, peu importent ses protestations. De chauffeur, Max devient otage, contraint d’accompagner Vincent dans une série d’assassinats.

Parviendra-t-il à s’en sortir avant que Vincent décide d’éliminer toute trace de son passage à Los Angeles ?

Il y a une certaine originalité à cette prémisse, une originalité comblée par le traitement quasi philosophique que le scénario impose à cette situation. Vincent est l’incarnation de l’assassin professionnel BCBG, tout aussi prompt à énoncer des épigrammes qu’à descendre ceux dans son chemin. Les longs trajets à travers la ville deviennent une excuse pour que se développe une relation particulière entre chauffeur et assassin. Au cours de la nuit, Max apprendra à s’affirmer, tout comme Vincent en arrive à quelques révélations de son cru.

Clairement, le scénario de Collateral a un bon point de départ et une certaine profondeur dans son développement. Hélas, il souffre aussi de faiblesses qui diminuent l’impact du film. Max a plusieurs occasions d’échapper à Vincent après que soit révélée la situation et avant que Vincent n’obtienne une autre façon de le faire chanter. L’intrigue policière ne mène nulle part. La conclusion molle ne fait que régler l’essentiel (d’une façon bien précipitée) et ignore les autres questions sous-jacentes soulevées par le film. Mais l’élément le plus faible de l’intrigue est certainement la coïncidence hideuse qui mène à la dernière cible de Vincent, un « retournement » hélas cousu de fil blanc et prévisible dix minutes après le début du film. C’est pourquoi on préférera peut-être considérer Collateral avec une interprétation onirique, parfaitement appropriée pour un film qui se déroule en une seule nuit.

Pour un véritable rêve cinématographique, il faudra regarder Hero, un film d’arts martiaux de 2002, tout récemment paru en Amérique du Nord grâce aux bons soins de Miramax. Il y a habituellement peu à dire au sujet de ce genre de film: on aimera ou pas. Hero, cependant, se démarque de ses congénères un peu comme l’avait fait Crouching Tiger, Hidden Dragon en 2000 par l’excellence de ses images et la maturité de sa narration.

Il ne s’agit pas d’une histoire complexe : à la fin de l’ère chinoise des sept royaumes, un préfet raconte au roi comment il s’est débarrassé de trois assassins. La manière dont l’histoire est racontée est cependant astucieuse, mêlant retournements et retours en arrière tels qu’interprétés par la perspective du raconteur d’histoire. Il y a eu des films d’arts martiaux plus divertissants (Iron Monkey), mais peu d’entre eux renferment des images aussi saisissantes que Hero. Ici, chaque combat a lieu dans des environnements distincts, saturés de couleurs et doté de contraintes particulières. Sous la pluie, dans le désert, au milieu d’une forêt jaune ou sur un lac, les combats fortement stylisés de ce film s’approchent de la danse. La chorégraphie des scènes d’action évite l’ennui et la répétition, tout en donnant une charge symbolique aux actions des personnages.

Il n’est pas souvent donné de rencontrer un film d’arts martiaux qui peut avoir de l’intérêt pour ceux qui n’aiment pas particulièrement le genre. Hero est un de ceux-là. Même ceux qui ne peuvent distinguer le wuxia d’un wok se laisseront intéresser par l’intrigue et prendront plaisir à se perdre dans les images fabuleuses du film.

L’été ordinaire

À l’instar de Troy, King Arthur choisit de présenter une légende fantastique en évacuant toute dimension fantastique.

Malheureusement, le choix s’avère ici bien moins réussi : les chevaliers de la table ronde sont des chevaliers romains, le triangle amoureux entre Arthur, Guenièvre et Lancelot est réduit à un ou deux regards furtifs et Merlin est le chef d’une tribu peinturée en bleu. Vous aurez deviné que de présenter « la véritable histoire derrière la légende » est un exercice difficile qui débouche le plus souvent sur un résultat singulièrement ennuyeux. La première heure de King Arthur passe par obligation, alors que le réalisateur Antoine Fugua se croit obligé de démontrer qu’il y avait beaucoup de boue congelée au moyen âge.

Les choses commencent à se réchauffer dès qu’Arthur et ses chevaliers doivent conduire une bande de réfugiés loin des hordes saxonnes. Une scène particulièrement poignante prend place au-dessus (puis au milieu) d’un lac recouvert de glace. Le tout se soldera, bien sûr, par un affrontement entre deux armées, bataille qui n’est pas sans rappeler des films tel Braveheart.

King Arthur se divise en parties bien inégales, et le « réalisme » est aussi peu consistant que le tout. À quoi bon ignorer les aspects mystiques de la légende de Camelot lorsque l’on ne peut résister à la tentation des clichés de films d’action ? Des coups de hache bien placés font fendre la glace d’un lac ; des flèches atteignent leur cible cachée un kilomètre plus loin ; les chevaliers sont d’une efficacité improbable sur les champs de bataille ; un personnage est en mesure d’utiliser un arc quelques heures après s’être fait replacer les os d’une main. Et ainsi de suite… Mais pour les férus des épopées historiques, King Arthur comporte sa part de récompenses. La bataille finale, saisissante, est aussi bien réalisée que l’on peut s’attendre de ce genre de film. Clive Owen réussit sans peine à assumer l’air commandeur que l’on peut s’attendre d’un roi Arthur. Sa bande de chevaliers est relativement bien campée, surtout dans un contexte historique peu familier à la plupart des spectateurs. Suffit seulement d’endurer la première heure…

[Couverture]Heureusement, il n’y a pas d’attente nécessaire avant d’être intrigué par Les Rivières Pourpres 2: Les Anges de l’apocalypse. Dès le générique dégoulinant, cette suite à l’hybride policier/ horreur de 2001 a le mérite de livrer la marchandise. Cela dit, il faudra faire preuve d’une certaine indulgence pour embarquer dans ce mélange d’iconographie chrétienne, de Ligne Maginot, de moines ninjas et de survivants nazis. Après la vague de films d’horreur apocalyptique de 1999-2000 (End Of Days, Stigmata, Bless The Child, etc.), cette suite arrive un peu comme un aprèscoup distant. Le scénario de Luc Besson a au moins le mérite de ne pas être aussi abruti que ceux de, disons, Taxi 3 ou Yamazaki, et le réalisateur Olivier Dahan sait comment réaliser un film d’horreur, même si la plupart de ses meilleures idées sont empruntées à d’autres films. Couleurs prononcées, un suremploi de nuits pluvieuses et de vagues rationalisations viennent compléter le portrait. Les amateurs de Jean Reno ne seront pas déçus ; ceux qui n’ont généralement pas trop d’attentes non plus.

L’été trompeur (en capsules)

Certains films commencent en créant une certaine impression et se terminent en en laissant une autre, surtout lorsque la publicité les entourant est délibérément trompeuse. Plutôt que de tenter de décider quel film devait être exclu de notre tour d’horizon, voici un aperçu rapide des choix marginaux du trimestre :

Puisqu’il s’agit d’un film de M. Night Shyamalan, The Village contient quelques retournements majeurs. Donnant l’impression au départ d’une histoire dans laquelle des monstres menacent une ville du siècle dernier, le film se métamorphose bientôt en quelque chose d’un peu plus intéressant. S’il y a une recommandation à faire au sujet de The Village, c’est de demander volontairement à connaître les révélations finales avant de voir le film. Pourquoi ? Parce que Shyamalan-le-scénariste triche et déçoit : savoir à quoi s’attendre vous libérera donc du sentiment de trahison inévitable qui se manifestera en vous lorsque vous apprendrez en quoi consiste le retournement. De la même façon, connaître ce retournement à l’avance permet d’admirer à sa juste valeur de travail de Shyamalan-le-réalisateur. Alors que la qualité de ses scénarios ne cesse de faiblir depuis The Sixth Sense, on ne peut en dire autant de son travail de mise en scène. En tant qu’artisan du suspense, Shyamalan sait sur quoi pointer sa caméra et, peutêtre de façon plus importante, sur quoi ne pas la braquer ! Il y a un talent indéniable dans la cinématographie du film, un travail que le scénario, parfois loufoque, risque de saboter. Impossible, finalement, de ne pas mentionner l’utilisation toujours aussi habile des couleurs, un choix artistique qui mène à une réflexion sur un autre plan: une société cherchant à se protéger des monstres qui rôdent autour du périmètre grâce à un conditionnement social astucieux basé sur les couleurs rouges et jaunes, ça ne vous rappelle pas quelque chose ?

Suspect Zero est d’une autre eau. À l’origine, le scénario de Zak Penn (écrit en 1997) s’intéressait au concept de tueurs en série traqués par un autre tueur en série. Prémisse intéressante (bien que similaire à Watch Me, d’A.J. Holt) et titre accrocheur (en épidémiologie, le « patient zéro » est celui à l’origine de l’épidémie), qui nous permettront de comprendre sans peine que les droits furent raflés par le studio Universal. Hélas, des changements ont suivi dès la vente du scénario… beaucoup de changements. Ce qui nous donne, au final, un film où le concept de départ est devenu celui de tueurs en série traqués par un autre tueur en série… psychique. Non, vraiment! C’est lorsqu’on apprend, peinée, cette révélation trop tardive que l’on se rend compte que ce film n’aura, en fin de compte, aucune cohérence.

Malgré la forte présence de Ben Kingsley dans un rôle principal, et une réalisation qui a ses bons moments, Suspect Zero est une histoire tellement tirée par les cheveux qu’il finit… par se payer la tête de son auditoire !

Désolant, vide et à peine plus intéressant que des médiocrités telles Taking Lives ou Twisted.

Open Water est, au moins, plus honnête avec sa prémisse simple : imaginez que, lors d’une excursion de plongée sous-marine, on vous oublie en plein océan. La nage est futile : vous êtes au milieu d’un fort courant. Et voilà que les requins commencent à tourner autour de vous… Dramatique, comme situation. Non?

Malheureusement, Open Water prend une quarantaine de minutes à nous mener jusque-là, et de façon peu trépidante. Puis, le film patauge sur place pendant une autre quarantaine de minutes avant de se terminer par la voie la plus facile.

Open Water réussit néanmoins à maintenir une certaine tension. Mais celle-ci est gaspillée, ne menant jamais à quelque chose de plus satisfaisant. On admirera tout de même au passage l’audace technique du réalisateur Chris Kentis, qui a développé cette histoire toute simple avec un micro-budget : l’image digitale est boueuse, certes, mais tel The Blair Witch Project, Open Water fait beaucoup avec très peu. Dommage que ça ne soit pas assez.

Les petits génies du département du marketing à la MGM tentent de vendre Wicker Park comme un thriller à la Single White Female, où une femme est prête à tout pour séduire l’objet de son affection. Même s’il s’agit là effectivement de l’intrigue, n’y croyez rien : remake du film L’Appartement (1996) de Gilles Mimouni, Wicker Park (partiellement tourné à Montréal) n’est pas autre chose qu’un drame romantique. Un peu de suspense et de tension sont créés alors que le mystère et les mensonges s’empilent (les parallèles avec Hitchcock, empruntés au film original, ne sont pas accidentels), mais le film n’a vraiment rien à voir avec une quelconque interprétation du genre criminel. On se laissera tout de même emporter par la structure complexe. Hélas, la finale est un peu frustrante, de par sa longueur inutile et quelques incohérences malheureuses. Tout de même, pas mal… surtout lorsqu’on se met à voir l’intrigue comme celle d’une comédie romantique, mais réalisée de façon inquiétante.

Bientôt à l’affiche

Il y aura de tout pour tous au programme du prochain trimestre. L’écrivain Larry Cohen continue, après Phone Booth, sa lancée en suspense téléphonique avec Cellular. Pompiers et photographes sont promis à de mauvaises heures dans, respectivement, Ladder 49 et Paparazzi. Si les remakes vous intéressent, vous pourrez vous précipiter à la sortie des nouvelles versions de Flight of The Phoenix et de l’adaptation américaine de Taxi, où Queen Latifah vient remplacer Samy Naceri dans le rôle principal. (Pardon?) Dans une veine aussi loufoque, il sera difficile de faire mieux que la prémisse bizarroïde de National Treasure : aventuriers à la recherche d’une carte au trésor inscrite au dos de la déclaration d’indépendance ! Dans une veine plus sérieuse, il faudra compter sur Alexander, la biographie romancée du légendaire Alexandre le Grand. Puis, dans un registre nettement plus angoissant, la bande annonce de Saw créée déjà une tension à vous couper le souffle… à la scie.

Bien sûr, le véritable thriller de l’automne 2004 risque d’être la campagne présidentielle états-unienne. Si l’anxiété devient intolérable, Team America pourrait très bien remettre tout ce cirque en perspective dès la mi-octobre : à en croire la bande-annonce, il s’agira d’une parodie des films de Jerry Bruckheimer « mettant en vedette » des célébrités politiques et artistiques… réalisée en super-marionation. Est-il utile de préciser que c’est une création des deux comédiens derrière South Park ? Sur ce, bon cinéma!

Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fascination pour le cinéma et son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction de cette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/

Revue Alibis – Mise à jour: Septembre 2004

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