Entretien exclusive de Steve Laflamme avec Patrick Senécal
Le 29 septembre dernier, Patrick Senécal se voyait attribuer le prix Saint-Pacôme du meilleur roman policier de l’année 2007 pour Le Vide, roman-fleuve qui constitue le plus long ouvrage de l’auteur drummondvillois à ce jour. Publié chez Alire, déjà consacré « maître de l’horreur » au Québec depuis la parution en 1998 de Sur le seuil, l’auteur à succès peut se targuer d’avoir fait de toutes ses œuvres des objets d’adaptations cinématographiques. Dans son dernier-né, Senécal atteint le paroxysme des atrocités fictionnelles, qui font de son septième roman un livre à ne pas mettre entre les mains des âmes (et des cœurs…) sensibles.
Entretien avec un bourreau très prisé.
ALIBIS — Patrick, à quand remontent tes premières tentatives d’écriture de fiction ?
SENÉCAL — C’était de la BD. J’avais neuf ans, dans ces eaux-là. C’était d’abord de la BD d’aventures humoristique, genre Astérix ou Spirou, puis peu à peu de la BD plus sanglante. Quand, vers onze ans, j’ai découvert Jean Ray, j’ai commencé à écrire mes premières nouvelles. Deux ans plus tard, je découvrais Stephen King et j’entreprenais mon premier roman, Vengeance, l’histoire d’une sorte de mutant étrange qui ressemble à un roman américain traduit en français parisien.
ALIBIS — Comment en es-tu arrivé à savoir que tu étais intéressé à écrire ? Que tu possédais un certain talent dans le domaine ?
SENÉCAL — Écrire n’a jamais été une décision. Dès que j’ai su former des phrases cohérentes, j’ai inventé des histoires. Pour moi, cela allait de soi, c’était normal. Je ne me demandais même pas si j’avais du talent, j’aimais juste inventer des histoires. J’ai commencé à croire que j’avais un certain talent quand mes amis se sont mis à les lire et, surtout, à les aimer. Au secondaire, surtout, j’étais très connu pour mes romans à la dactylo. C’est un ami qui m’a dit, un jour, alors que j’avais 22 ou 23 ans : tu pourrais essayer d’être publié. Sérieusement, je n’y avais jamais songé. J’avais bien participé à un concours vers l’âge de 18 ans, mais comme je ne l’avais pas gagné… Écrire a toujours fait partie de ma vie.
ALIBIS — À quoi a ressemblé ton parcours littéraire, entre ton entrée à l’université et la montée fulgurante de ta popularité, à partir du début des années 2000 ?
SENÉCAL — J’ai écrit deux ou trois romans qui dorment dans ma garde-robe, ici. Des romans écrits vite, pour le fun. Puis, à l’université, un prof de création littéraire m’a dit : « Toi, t’es un écrivain. Retravaille sérieusement ce que tu écris, planche dessus, accepte de te remettre en question, et tu publieras un jour. » Ça m’a secoué. Je dois beaucoup à ce prof-là, Vachon qu’il s’appelait. C’était un poète qui n’aimait pas du tout la littérature de genre, mais qui reconnaissait la qualité de mes écrits. À partir de là, j’ai décidé d’écrire un roman « pour vrai ». J’ai attendu l’idée pendant deux ou trois ans. Puis, pendant ma maîtrise, après mes cours, j’allais au Petit Campus – dans le temps, c’était face à l’université – et en prenant une ou deux bières, je rédigeais pour la première fois de ma vie un plan de roman. C’était 5150, rue des Ormes.
Comme j’ai trouvé un poste d’enseignant, j’ai abandonné ma maîtrise. Mais pas mon roman, que j’ai écrit sur environ deux ans. Je l’ai envoyé chez Guy Saint-Jean éditeur… En fait, c’est mon ami qui est allé le déposer chez eux, car moi j’étais trop intimidé pour le faire. Deux mois plus tard, on me répondait qu’on allait le publier.
ALIBIS — Je sais que tu as été grandement influencé par le fantastique… en particulier par Jean Ray. Quels sont les fantastiqueurs qui t’ont fait entrer dans ce genre et pour quelles raisons ?
SENÉCAL — Le tout premier, c’est Jean Ray. Par la force des choses, j’ai découvert peu après Claude Seignolle et Thomas Owen. Ces gars-là faisaient peur en écrivant, ce qui était une révélation pour moi. Il y a eu Lewis, aussi, qui a écrit Le Moine, livre qui m’a beaucoup troublé pour des raisons religieuses. Puis il y a eu le choc Stephen King. Je découvrais tout à coup que notre monde moderne, avec des gens ordinaires et des situations banales, pouvait être source de grandes terreurs. The Shining a été un véritable choc. Peu de temps après, j’ai découvert Poe. Je le trouve inégal, mais certains de ses contes sont encore pour moi des sommets du genre. « Le Cas de monsieur Valdemar » demeure l’une des histoires les plus terrifiantes que j’ai lues dans ma vie.
Après cela, mes coups de cœur pour le fantastique ont été de plus en plus distancés. Il y a eu Clive Barker avec ses Livres de Sang. Lovecraft, bien sûr, qui nous laisse entrevoir (mais entrevoir seulement, c’est ce qui est si terrifiant !) des mondes effrayants qui nous dépassent… Ses histoires pourraient être tellement quétaines, et pourtant ça marche ! À l’université, j’ai découvert Borges et Cortázar, qui m’ont démontré que le fantastique pouvait être autre chose que des monstres, des fantômes ou des démons, que ça pouvait aussi être métaphysique.
J’avoue ne plus lire beaucoup de fantastique. En général, il est devenu très formaté, très hollywoodien. Mais il m’arrive encore de faire des découvertes surprenantes. Comme il y a deux ans, La Peau froide, d’Albert Sanchez Pinol, qui est un vrai mélange d’histoire de monstres et de réflexion philosophique sur l’humain. Un croisement entre Huis clos de Sartre et Night of the Living Dead, faut le faire, non ? Plus récemment encore, Lunar Park,de Brett Easton Ellis, m’a étonné aussi. Une sorte d’autofiction complètement déjantée et qui réussit à nous émouvoir… Je veux que le fantastique me trouble, m’inconforte, et cela n’arrive plus très souvent.
ALIBIS — Lors de la table ronde à laquelle nous avons pris part tous les deux, au congrès Boréal en 2006, tu parlais de l’efficacité de la nouvelle de Ray intitulée « Le Psautier de Mayence ». Accordes-tu encore autant d’importance à la place de la peur dans le fantastique que tu lis (ou que tu souhaites écrire) ?
SENÉCAL — Non, pas nécessairement. Si une histoire peut encore faire vraiment peur, tant mieux, c’est une émotion difficile à maîtriser par écrit. Mais comme je le disais plus haut, certains auteurs fantastiques m’ont prouvé que ce genre pouvait servir à autre chose que faire peur. Mais là, on parle de très grands écrivains (Borges, Cortázar, Pinol…) Pour ma part, chaque fois que j’ai commis du fantastique, c’était dans le but d’être terrifiant, du moins inquiétant, donc divertissant. Il y a peut-être Aliss qui a des ambitions un peu plus grandes, mais ça demeure très ludique.
ALIBIS — Qu’allais-tu puiser dans le fantastique que la littérature générale ne te procurait pas ?
SENÉCAL — En fait, je ne connaissais pas la littérature générale. Les premiers livres que j’ai lus étaient du fantastique ! Les romans jeunesse de l’époque m’ennuyaient par leur mièvrerie, je me suis donc tourné rapidement vers les livres pour adultes et je suis tombé par hasard sur Ray. Je me suis donc mis à rechercher des livres semblables, sans même songer à lire du mainstream.
Au secondaire, les profs nous faisaient bien sûr lire des classiques, mais ça m’ennuyait. J’étais contaminé, tu comprends ? Un peu comme le heavy metal qui pense qu’il n’y a de bon que le gros rock sale ! Bref, j’étais de mauvaise foi et j’avais décrété que tout ce qui n’est pas Stephen King est ennuyant. Dans les histoires fantastiques, j’aimais voyager dans des mondes sombres, j’aimais les sensations fortes. J’aimais jouer avec ces choses qui n’arriveront jamais « pour vrai ». Alors que les illusions perdues de l’héroïne de Bonheur d’occasion me semblaient trop réalistes, trop banales pour être intéressantes… J’avais tort, bien sûr, mais j’étais jeune…
Au cégep, j’ai pris de la maturité et un professeur m’a fait découvrir des livres réalistes dans lesquels il se passait quand même plein de choses. Le Matou, d’abord, m’a surpris : plein de rebondissements, d’imagination et d’action… sans monstres ou fantômes ! À l’est d’Éden de Steinbeck a été un moment crucial dans ma vie : c’est avec ce livre que j’ai découvert l’importance de créer des personnages forts dans un roman. La mère, dans ce roman, demeure pour moi un des personnages les plus noirs de la littérature. Bref, je découvrais qu’on pouvait être dark, qu’on pouvait être secoué, qu’on pouvait explorer le Mal même dans des romans réalistes. C’est à partir de ce moment que je me suis ouvert l’esprit et que j’ai commencé à lire de tout, classiques compris. Mon bac en littérature m’y a beaucoup aidé. Mais tout cela m’a aussi permis de découvrir mes limites : pour moi, un roman doit toujours raconter une histoire. Si ce n’est qu’une suite de réflexions, j’ai de la difficulté à embarquer.
ALIBIS — Selon la connaissance que tu en as, le fantastique est-il pour toi un genre qui mérite d’être étudié au même titre que la littérature générale, à tous les niveaux d’enseignement ? Ou s’agit-il d’un genre pour adolescents ou éternels adolescents – commentaire qu’on formule parfois à l’égard de la musique rock, par exemple ?
SENÉCAL — Non, le fantastique mérite ses lettres de noblesse. Qu’on appelle encore cela de la paralittérature à l’université me fait profondément chier ! Quand un auteur fantastique ne fait que divertir, il fait de la paralittérature. Mais si tout à coup il est aussi profond, alors il ne fait plus de fantastique, mais de la littérature. Je pense à Poe, par exemple. L’université ne reconnaît pas l’importance d’écrire de bonnes histoires. Une bonne histoire n’a pas de mérite pour les intellectuels, c’est juste ludique. C’est un tort. Une bonne histoire touche l’âme. C’est aussi important de toucher l’âme que le cerveau, à mon avis. Et si on peut faire les deux, comme Poe par exemple, ou même des auteurs récents comme Dennis Lehane (qui écrit du polar), alors on est devant de grands écrivains.
ALIBIS — Crois-tu qu’il soit possible de renouveler le genre, au XXIe siècle, ou que le fantastique soit un genre condamné à stagner, voire à péricliter ?
SENÉCAL — Ah, mon Dieu, je ne pense tellement pas à ça ! J’ai tendance à croire qu’on n’invente plus grand-chose, mais je me trompe peut-être. Les genres, en général, ne se renouvellent pas beaucoup parce que, justement, ce sont des « genres », avec des codes et tout. C’est comme si on voulait faire un thriller nouveau genre en enlevant tout suspense ! Ça demeure un thriller, il faut bien qu’il y ait des effets de suspense, sinon c’est autre chose ! On peut faire du fantastique en enlevant tous les éléments de doute, de déséquilibre entre le rationnel et l’irrationnel, mais est-ce qu’on fait encore du fantastique ? À moins d’aller dans la veine de Borges (ce qui est tout de même hermétique), le fantastique, comme le policier ou le western, est condamné à être ce qu’il est. Mais ça peut être bon quand même et il y a moyen de renouveler même à l’intérieur de ces balises. Le film The Others, par exemple, a l’apparence d’un film de peur classique… mais le punch final bouleverse tout : ce sont les fantômes qui ont peur des humains ! Je n’avais jamais vu ça ! Donc, on peut encore surprendre…
ALIBIS — Comment interprètes-tu le déclin de l’intérêt pour le fantastique au Québec, ces dernières années – du moins en littérature ? Si je prends l’exemple de ce qui est publié chez Alire, la fantasy et le polar occupent une grande place dans la part de marché, mais le fantastique se trouve un peu laissé de côté. Dans la revue Solaris, par exemple, on semble accorder plus de place à la science-fiction qu’au fantastique. Comment expliquerais-tu, pour ta part, ce phénomène ?
SENÉCAL — J’ai l’impression que la science-fiction est encore moins populaire que le fantastique. Je trouve qu’il y a plus d’auteurs québécois en ce moment qui font du fantastique qu’il y a dix ans, alors que la plupart des gens ne savaient même pas que le fantastique québécois existait ! Mais il est vrai que les deux genres à la mode, en ce moment, c’est la fantasy et le polar. Pourquoi ? Aucune idée ! Je ne suis pas un théoricien, je ne me pose pas vraiment ces questions-là. Je peux tenter une réponse, mais ça vaut ce que ça vaut : les deux genres répondent à deux besoins extrêmes. La fantasy a l’extrême besoin de s’évader dans le rêve, le polar a l’extrême besoin de se faire mettre le nez dans la réalité glauque et sans compromis. Mais je ne suis pas sûr que j’irais défendre cette théorie dans un colloque… (rires)
ALIBIS — Est-ce en raison de ce désintéressement de ta part pour la lecture d’œuvres fantastiques que tu as pris tes distances par rapport à lui, depuis quelques années ? Ta dernière œuvre véritablement et purement fantastique remonte à 1998, quand même (Sur le seuil)…
SENÉCAL — Purement fantastique, peut-être, mais Aliss, sorti en 2000, c’est du fantastique. Et Oniria, en 2004, aussi. Mais justement, le classicisme m’intéresse peut-être moins. Je considère qu’il y a deux romans dans mon œuvre qui sont classiques : Le Passager, par rapport au suspense, et Sur le seuil, par rapport au fantastique. J’étais un jeune écrivain et, au fond, je disais (inconsciemment, sans doute) avec ces deux romans : « Regardez, j’ai fait mes classes, je sais comment ça marche, je connais ça ! » Depuis Sur le seuil, ce ne sont plus les genres qui m’intéressent mais l’histoire. Je pense à l’histoire que j’ai envie de raconter ; je me fous du genre dans lequel elle se situe. Avec Aliss, je voulais faire une version déjantée du classique de Carroll. C’est donc du fantastique par la force des choses, mais aussi du merveilleux, de l’absurde, du gore, etc. Les Sept jours du talion est une réflexion sociale, mais avec la forme d’un thriller. Avec Oniria, je voulais m’amuser. Les aspects SF et fantastiques sont purement des prétextes.
Quant au Vide, c’est un roman policier au départ, mais encore là, l’enquête est un prétexte. C’est avant tout un constat social, mais c’est devenu aussi un roman policier, avec du suspense et des scènes carrément horrifiques. Ce n’est pas voulu, ça s’impose à moi. Mon prochain roman sera aussi réaliste, mais très dark, avec des moments d’horreur pure. À quel genre appartiendra-t-il exactement ? Aucune idée. Je ne me pose plus ces questions. Mais une chose est sûre : peu importe ce que j’écris, l’aspect suspense et violent refait toujours surface, c’est plus fort que moi. Je vieillis, je constate des choses dans ma réalité que je considère importantes et je sens le besoin d’en parler de manière directe et réaliste. Avec Le Vide, je voulais dénoncer entre autres les méfaits de la téléréalité. Si je le fais en utilisant le fantastique, je suis déjà en train de rassurer les gens puisque « ça se peut pas ». Si je veux vraiment dresser un portrait de la réalité, il faut que ce soit « possible ». En fait, je fais peut-être du fantastique quand je veux faire des livres avant tout divertissants. Pour moi, le fantastique a toujours surtout servi à cela, et je trouve que c’est un but très noble en soi. Ç’a été le cas pour Oniria. Donc, mes livres les plus sérieux (et ceux dont je suis le plus fier) sont ceux qui sont réalistes. Je pourrais toujours faire du fantastique cérébral comme Borges, mais je n’ai pas ce talent, et surtout pas cette intelligence. Quand je veux faire réfléchir à quelque chose, on dirait que je ne peux le faire qu’en étant réaliste.
ALIBIS — Peut-on s’attendre à un retour du fantastique dans l’œuvre de Patrick Senécal ou te sens-tu plutôt de plus en plus appartenir au créneau de l’horreur dépourvue de surnaturel – c’est-à-dire à l’horreur purement humaine, celle qui peut malheureusement faire les frais des bulletins de nouvelles chaque semaine ? (C’est un peu ce qu’on retrouve dans 5150, rue des Ormes, dans Les Sept jours du talion et dans Le Vide, non ?)
SENÉCAL — Je ne sais pas. Je n’ai pas de plan de carrière (rires). Après Les Sept jours du talion, plusieurs critiques ont dit que j’étais devenu un écrivain sérieux, social, « adulte »… Pourtant, mon livre suivant a été Oniria, un vrai livre d’ado ! Alors, on ne sait jamais. Peut-être même qu’un jour j’écrirai un roman d’amour ! Je ne me sens pas obligé d’écrire dans un genre. Mais manifestement, plus je vieillis, moins la notion de « genre » me préoccupe…
ALIBIS — Ce premier roman, 5150, rue des Ormes, est un chef-d’œuvre de suspense. Comment t’est venue l’idée de ce récit ?
SENÉCAL — En voyant le poster du film Texas Chainsaw Massacre 2, à la fin des années 80. Un très mauvais film, mais un poster génial : toute la famille de cinglés posait pour une photo très… familiale, genre Sears. J’aimais l’idée d’une famille de fous qui avait l’air, au fond, tout à fait normale. Je me suis dit que ce serait bien d’écrire un roman sur une famille qui, tout en étant complètement cinglée, a son propre système de valeurs, sa morale, son fonctionnement, etc. Si on va plus loin dans la psychanalyse, ça représente peut-être aussi l’inconscient d’un jeune auteur qui a quitté la maison familiale depuis peu et qui a besoin de s’affranchir de manière définitive…
Lisez dans Alibis 25 (disponible en librairie dès le 14 janvier 2008) la suite de ce fascinant entretien avec l’auteur du Vide, prix Saint-Pacôme 2007 du meilleur roman policier.
Steve Laflamme est né à Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean, en 1974. Depuis 2001, il enseigne la littérature au Cégep de Sainte-Foy et il fait partie, depuis 2003, du comité de rédaction et de lecture des dossiers littéraires de la revue Québec français. Passionné de fantastique et de polar, il en est à parachever son premier roman (fantastique, évidemment…) et entretient plusieurs autres projets d’écriture.
Mise à jour: Décembre 2007